mardi 9 août 2011

Dans les cuisines de l'élégance


- Tu n'es toujours pas prête ?

- Oh ça va, ça fait à peine une demi-heure que je me prépare Raoul, sers-toi un scotch en attendant !

- Ça va bientôt faire une heure Simone...

- Ah mais tu comptes la douche là ?

- Et pourquoi je ne compterai pas la douche ?

- Parce que ça ne compte pas la douche ! La douche c'est la remise à zéro des compteurs, c'est la naissance de la feuille blanche, c'est après qu'on commence le tableau, qu'on esquisse l'exquise, qu'on dessine le projet...

- Mais pourquoi vous mettez autant de temps à vous préparer ? Avoue que c'est quand même un truc que vous avez dans les gènes.

- Parce que vous, vous vous préparez en un quart d'heure, on vous remarque quand vous arrivez, et au bout de deux verres, on a cerné le personnage. Et parfois, au bout de quatre, vous êtes à l'envers ! Alors finalement, vous avez raison de ne pas perdre de temps à faire ce que vous allez vite défaire. Nous, on nous remarque dès qu'on entre dans la pièce, et plus on est préparée, plus on nous remarque. L'empreinte est profonde, on ne peut s'empêcher de vouloir connaître cette nature aux mille feuilles mystérieuses, à l'apéritif, puis à table, les hommes rêvent d'effeuiller ce mystère et les femmes en jalousent la richesse. Au dessert, les bulles de champagne ne suffisent pas à calmer l'ivresse de regarder cette femme, on veut la connaître, elle a quelque chose, on la fantasme au petit matin, on la projette dans son jardin. Alors oui, ce mystère, ça se prépare, ça se construit. Si Notre-Dame avait été faite en trois jours, personne ne l'aurait remarquée.

- C'est donc pour les autres hommes que tu te fais belle...

- Oh hé, pas à moi hein ! Parce que toi tu te fais beau pour moi ? Tu t'es rasé et parfumé pour plaire à celles et ceux qui vont te croiser lors de cette réception, et pas uniquement pour me plaire ! Il faut assumer de jouer les personnages que nous jouons en société Raoul, il n'y a aucun mal à ça, c'est le jeu depuis des siècles ! Louis XIV tu crois qu'il venait en tongs pour assister aux concerts de la Cour ? Et ses sujets, ils venaient en short ? Alors oui, je me fais belle pour notre sortie mondaine chez ton patron, pour plaire, aux hommes et aux femmes, mais surtout, je frissonnerai de plaisir jusqu'à la racine de mes cheveux de savoir que cette femme qui fera cet effet à tous ceux qui la croiseront, c'est ta femme. Et ne me dis pas que tu n'en seras pas fier...

- Tu es forte Simone... Tu transformes ma jalousie naissante en fierté insolente...

- Et pour répondre à ta question, ce n'est pas dans les gènes, non. Parce que si c'était dans les gènes, la femme de ton patron ferait le même effet que moi, et franchement, sans prétention aucune, elle en est très loin. Elle a autant de charisme que son plateau de fruits de mer ! Et encore, les homards sont vivants parfois... La beauté n'a rien à voir avec les gènes Raoul, c'est dans le cœur, dans l'âme. Le charisme, le charme, l'élégance, ce sont des natures, des natures vivantes, que nous devons cultiver pour le grand monde, mais qui pousseraient quand même, sauvages et belles, sans l'ordre que nous essayons d'y mettre. La beauté, c'est du plaisir. Et tu le sais comme moi, où y'a des gènes, y'a pas de plaisir !




Franck Pelé - Août 2011

Un parfum d'éternité


Simone était en vacances chez une amie de sa tante, dans une grande demeure victorienne. Ce premier jeudi de juillet était un grand jour puisque le fils de cette amie rentrait de voyage et avait promis à sa mère de passer la voir à l'heure du thé. Simone ne prêtait pas vraiment attention à cette petite effervescence familiale qui ne la concernait pas, mais quand cet homme s'est arrêté devant elle pour la saluer, elle a immédiatement senti le temps s'arrêter. Mieux encore, pendant la courte durée du regard qu'ils ont échangé, il avait arrêté de vieillir en même temps que son propre temps suspendait son vol. Leurs horloges s'étaient épousées en même temps que leurs aiguilles s'étaient arrêtées. Il s'appelait Raoul. Le temps d'un sourire, poli pour les autres, éclatant pour elle, Simone remontait dans sa chambre, laissant le fils à ses histoires de tour du monde. Alors qu'elle montait, elle l'entendait dire qu'il avait besoin de se reposer un peu dans sa chambre. Elle pressait le pas, refermait la porte de sa chambre derrière elle, et s'asseyait sur son lit. Quelques minutes après, elle entendait s'ouvrir la porte de la chambre d'à côté, puis se refermer. Elle est restée là, sur le lit, à écouter le silence. Puis elle s'est levée, est allée vers le mur, et a posé ses mains dessus, après une brève hésitation. Elle a alors senti une chaleur indéfinissable, un magnétisme extraordinaire. Elle a retiré ses mains, incrédule, puis les a reposées. Elle n'avait jamais expérimenté un sentiment aussi fort mais elle savait que c'était celui pour lequel on vivait. Elle avait déjà lu qu'une telle chose était possible, qu'on pouvait rencontrer quelqu'un qui faisait naître une chimie phénoménale, une évidence exceptionnelle pour une divine alchimie. Oui, elle l'avait lu, mais elle ne l'avait jamais vécu. Elle collait son oreille au mur, elle aurait juré entendre son souffle. Elle était certaine que ses mains étaient posées au même endroit que les siennes.

- Vous êtes là n'est-ce pas ?

- Oui...

- Je suis confuse, je ne sais pas quoi vous dire, je...

- Simone, je viens de faire le tour du monde, je suis parti trois ans, et c'est dans vos yeux que je viens de faire le plus beau voyage de ma vie.

- Raoul... Vous m'avez emmenée si loin...

- Je ne crois pas en grand chose vous savez, mais le bouleversement intérieur que vous venez de provoquer par le seul fait de croiser mon regard vient de me convertir à toutes vos croyances...

- Je ne crois en rien d'autre que nous...

- Vous ne croyez pas en Dieu ?

- Mais Dieu est Amour, et l'amour, c'est nous...

- Simone, votre parfum, c'est un jardin sur une île...

- Comment pouvez-vous sentir mon parfum avec ce mur ?

- Je l'ai senti tout à l'heure, quand nous nous sommes rencontrés. Mais je peux vous dire qu'aucun mur ne saurait empêcher votre essence d'éveiller mes sens...

- Je veux vous voir, je veux vous sentir, vous toucher, je veux vous vivre...

- Je ne manquerai plus une seule seconde de vous jusqu'à ce que la mort nous sépare...




Franck Pelé - Août 2011

samedi 6 août 2011

Un fil à la patte


- Tu imagines si tu étais à ma place Simone ?

- Oui, j'aurais une superbe vue ! Allez, je te redescends !

- Non, attends ! Tu imagines si tu étais à ma place et que tu n'étais pas attachée ?

- Mais je ne pourrais pas être à ta place si je n'étais pas attachée Raoul ! Faudrait être frappée pour s'accrocher à cent ballons gonflés à l'hélium sans s'attacher !

- Tu aimes bien quand je suis loin de toi ?

- Heu... ça dépend, si on prend en compte la seule dimension horizontale du plancher des vaches, ça me déplaît pas d'avoir un peu d'indépendance, mais quand tu es loin en version verticale, j'aime moyen...

- C'est exactement pour ça qu'il ne faut pas être trop léger dans un couple, plus on est léger, plus on s'éloigne ! Alors si tu deviens une femme légère, tu perdras tes attaches à force de ne plus y prêter attention, et tu te perdras dans tes rêves inaccessibles autant que tu me perdras !

- Qu'est-ce qui te prend Raoul ? Depuis quand tu me trouves légère ?

- Je te trouve pas légère, je te mets en garde, c'est tout ! Je vois bien comme tu aimes les regards sur toi...

- Parce que toi tu appelles la police quand les minettes te regardent au volant de ta voiture ? Et le sourire que tu leur rends, c'est pas du plomb dans la balance ? Tu me dis encore une seule fois que je suis légère et je lâche la corde ! Et tu auras deux options, tu lâches les ballons, et tu t'écrases comme un con, tu y restes accroché dans un pauvre instinct de survie et tu nous diras quel temps il fait au-dessus de la stratosphère !

- Simone ! Arrête ! D'accord, pardon ! C'est parce que je suis jaloux ! Tu es trop belle ! Et je voudrais être le seul qui puisse le voir ! Mais tout le monde le voit ! Partout où tu passes on sent le torrent d'interdits qui vit sous ton élégance idéale et ta classe naturelle ! Si moi je le sens, pourquoi pas les autres ? Et je ne veux pas qu'on se baigne dans mon torrent !

- T'es lourd Raoul...

- Quoi ?

- T'es lourd !!! Je ne suis pas TON torrent !

- Si tu es MON torrent ! Et je suis le seul à savoir nager dans tes eaux ! Qu'elles soient douces, troubles ou salées !

- Mais il continue l'effronté !

- Je suis désolé ma chérie, mais tu vois, c'est drôle, plus je vais être lourd et plus j'aurai de chances de te retrouver !




© Franck Pelé – Août 2011

Camping sauvage


Simone, les paupières closes, encore endormie :

- Raoul, tu ronfles...

Raoul, pas mieux :

- Mmmmmm...

- Raoul tu ronfles, arrête c'est insupportable !

- Mmmmmmmm !! Mais non je ronfle pas ! Je dors ! T'es gonflante à la fin !

- Et puis alors c'est sympa le camping mais question parfum on est à la préhistoire, tu sens fort Raoul, j'ai l'impression de dormir avec un ours !

C'est alors que l'ours passe la tête dans la tente et pousse une gueulante phénoménale. Simone se redresse et reste pétrifiée devant la bête. La lucidité très relative de Raoul, sous ses paupières toujours fermées, ne lui permet absolument pas de penser que ce cri puisse venir d'une autre bouche que celle de sa femme. Il marmonne :

- Simone, est-ce que tu veux bien arrêter de gueuler s'il te plaît... On est en vacances. Je sais que tu n'aimes pas le camping, demain on prendra un crédit pour louer un château de la Loire, tu baigneras dans les huiles essentielles et je dormirai dans l'aile ouest, mais en attendant, je t'en supplie, arrête de gueuler comme une sauvage...

- Mais y'a un ours dans la tente !

- Et ben divorce !!!




© Franck Pelé – Août 2011
© photo hoshino michio

Le choix des armes


- Qu'est-ce que tu regardes Raoul...

- Ton arme.

- Laquelle ?

- Celle qui dépasse.

- Pardonne-moi d'insister mais j'ai peur que tu ne doives préciser encore un peu plus ta réponse...

- Ton flingue Simone ! Ton arme, celle qui peut tuer ! Elle dépasse !

- J'aurais pourtant juré que tu avais allègrement plongé tes yeux dans mon soutien-gorge. C'est une arme redoutable mon soutien-gorge tu sais, je suis persuadée qu'il pourrait tuer tout autant...

- Ah bon ? Et comment tu t'y prendrais ? T'en ferais une fronde ?

- Je l'enlèverais... Étonnant paradoxe n'est-ce pas ? C'est en étant désarmée que je serais la plus désarmante...




© Franck Pelé – Août 2011

Amphore et damnation


Les deux hommes enrubannés du fond :

- Pourquoi t'es comme ça toi ?

- La semaine dernière, quand j'ai joué pour faire sortir Simone au son de ma clarinette, elle a perdu son bustier en remontant, la salle est devenue dingue, les hommes essayaient de s'approcher pour la voir, et même la toucher, leurs femmes leur mettaient des gifles en hurlant, et moi j'étais au milieu, j'ai été griffé, mordu, brûlé, coupé, le nez cassé, l'épaule luxée, bref la totale. Du coup, je suis choriste ce soir. Et toi ? Même chose j'imagine ?

- Ah non, moi je suis acteur dans le petit théâtre d'à côté, on joue "Papy et Momie chez les Pharaons".

- Tout un programme... Et tu joues donc la Momie.

- Oui, enfin je joue "Momie", pas LA Momie. Je joue la femme de Papy. Grâce aux bandages, un homme peut très bien jouer ce rôle tu sais. Le directeur d'ici est venu me voir et comme je cours un peu le cachet, il m'a proposé de faire choriste ce soir, il m'a dit, tu verras, tu auras une copine qui te ressemble comme deux bandelettes !

- Oh dis donc, il était au sommet de son art comique...

- Ah toi aussi tu trouves ? Je le trouve hilarant cet homme, quelle classe ! Tu ne trouves pas ?

- ...

- Dis, tu m'écoutes ?

- Qu'est-ce qu'elle est belle...

- Qui ça ?

- Simone... Regarde-la... Elle ferait fondre la banquise en un clin d’œil... Elle pourrait dompter toutes les flammes du monde et les faire danser au rythme de ses désirs...

- Si tu pouvais l'enlacer, ce serait le Paradis hein ?

- Je crois que je préfèrerais redescendre avec elle au son de la clarinette et goûter aux flammes de l'amphore...




© Franck Pelé – Août 2011

Superstition


- Maintenant qu'ils sont tous partis, il faut que je te dise Jackie... Je ne m'appelle pas John, je m'appelle Raoul. Et j'ambitionne de devenir président des États-Unis dans les dix ans à venir. Je suis désolé de ne pas te l'avoir dit plus tôt mais je ne voulais pas te perdre. J'ai changé de nom parce que tu imagines bien qu'un Raoul président des States, je partais de très loin...

- Moi aussi j'ai quelque chose à te dire John. Enfin Raoul... Je ne m'appelle pas Jacqueline. Je m'appelle Simone. Je m'étais dit que tu n'aimerais pas Simone alors j'ai changé...

- Mais j'adore Simone !

- Et moi j'adore Raoul ! Je ne suis pas étonnée finalement. Tu fais très français.

- Tu es prête pour la nuit de noces ?

- Oui Monsieur le sénateur... Je suis très impatiente de goûter au futur président de la plus grande puissance occidentale... Dix ans tu dis ? On sera en 1963... Peut-être que d'ici là, tu n'auras plus la tête à la politique...

- Alors là, ça m'étonnerait, on a le virus dans la famille. Il faudrait me tuer pour que j'arrête la politique dans dix ans !

- Ne dis pas de bêtises... Touche du bois...

- Tu es superstitieuse ?

- Oui. Il n'y a pas de hasard. Tout est écrit. Mais on est toujours prévenus un peu avant, sans savoir de quoi, mais on est prévenus. Et si on respecte les codes de la superstition, on peut repousser le mauvais sort, et changer certaines écritures.

- Conneries...




© Franck Pelé – Août 2011

Salade de fruits


- Tu ne dors pas chérie ?

- Bah si tu vois, je suis biblionambule...

- Pardon ?

- Je lis en dormant...

- Tu te fous de moi donc.

- Non, j'essaie d'être aussi étonnante dans ma réponse que toi dans ta question...

- Tu as des problèmes de digestion Simone ? C'est quoi le problème ? Tu étais adorable à table, tu montes en me faisant des yeux de chat et je retrouve une ennemie indifférente qui me cuisine sauce aigre-dure !

- Le problème c'est que je lis une histoire sur le couple qui n'honore pas le sexe fort ! Et que tous les détails mentionnés me font penser à quelqu'un !

- Ah bon ? Et quoi par exemple ?

- Par exemple, dans cette histoire, le mec qui appuie au milieu du tube du dentifrice et non à son extrémité est un égoïste notoire ! Celui qui passe douze fois devant un évier plein de vaisselle sale ou qui préfère mettre ses baskets au p'tit-dej parce que ça craque sous ses pieds nus alors qu'un petit coup d'aspirateur réglerait le problème en deux minutes l'est tout autant !

- Ah d'accord, c'est reparti pour la petite crise féministe trimestrielle...

- Pffff... Et allez, une petite caricature, ça fait pas de mal...

- Tu n'es pas féministe ?

- Non, je ne suis pas féministe ! Je suis bien élevée et j'aime bien qu'on partage ! Quand ton fils a la couche qui pèse autant que ta paresse, j'aimerais bien que tu les changes toutes les deux ! J'ai déjà porté notre enfant neuf mois sans broncher, si tu l'avais porté neuf jours, t'aurais fait deux dépressions et tu serais passé au 20 heures ! Et je ne parle même pas de l'accouchement, parce que là, je pense que tu aurais demandé une statue au maire !

- Ah ça, c'est pas de ma faute si vous accouchez dans la douleur, fallait pas croquer la pomme, c'est tout...

- Fallait pas croquer la pomme ? Parce que toi tu la croques pas la pomme quand tu passes dans le quartier ? Tu la dévores la pomme et peu importe les pépins, tu ne penses qu'à la tienne !

- Ok. Tu sais ce qu'on va faire ? Je vais te laisser finir de peindre ta banderole et dès que la pleine lune sera passée, je reviendrai voir si ma femme est revenue...

- Et voilà, on se défile ! Tu ne l'as pas croquée la pomme Raoul ? La petite pomme blonde au ventre aussi plat que son Q.I. qui vit dans la maison aux volets bleus, tu ne l'as pas croquée au printemps dernier ?

- Je l'ai peut-être cueillie mais je ne l'ai pas croquée.

- Tu vois, une des mille différences entre les hommes et les femmes c'est que nous, on accouche dans la douleur, on ne recule pas, et vous, même quand on vous tend la perche, vous n'accouchez jamais ! Vous avez peur de vous faire mal ?

- On a peur de se faire mal ? Mais quelle mauvaise foi ! C'est ça votre problème, vous, c'est la mauvaise foi ! Vous voudriez qu'on avoue des choses que vous ne pardonneriez jamais. Je ne t'ai jamais trompée Simone, mais si c'était le cas, l'équation du choix entre l'aveu ou le mensonge serait insoluble. Et ça vaut pour les deux sexes ! Parce que ne va pas me faire croire que le "croquage" de pomme est devenue une discipline exclusivement masculine ! Cette équation séculaire, que dis-je... millénaire, est impossible parce que si tu avoues que tu as glissé un jour, tu seras impardonnable et tu perdras toute confiance et tout crédit, et si tu ne dis rien et que ton mari le découvre...

- ... ou ta femme...

- ...ou ta femme, il ne pardonnera jamais ce mensonge et te jurera qu'il aurait pardonné si sa femme avait eu la franchise de tout lui dire. Ce qui est archi-faux, on le sait tous ! Donc l'équation est insoluble.

- Donc il ne faut pas croquer la pomme !

- On est bien d'accord ! Et il faut accepter les défauts du fruit qu'on a choisi comme le temps qui le fripe.

- Tu dis ça pour moi ?

- Mais non, c'est une image ! Elle vaut aussi pour moi !

- Ah j'espère oui, parce que question temps qui fripe, t'es plus proche de la compote que de la Golden !

- C'est petit ça...

- Oui, enfin ils sont bien jolis tes discours mais tu as quand même fait le joli cœur avec la petite aux volets bleus ! Parce que vous avez peur de ne plus plaire alors il vous faut retourner impérativement aux sources ! Et vu l'état de votre soif, arrive forcément un jour où vous buvez la source qui veut bien couler jusqu'à vous ! Et qui a bu boira !

- Et voilà ! Tu es aveuglée par ta pensée extrémiste, et tu ne te rends même pas compte que je t'avoue sincèrement avoir cueilli cette pomme alors que j'aurais pu nier ! Je l'ai séduite, je me suis rendu disponible, c'est vrai, mais uniquement pour l'essence du parfum d'un fruit nouveau. On ne saura jamais si le fruit est délicieux parce qu'il est nouveau ou parce qu'il est défendu, ce que je sais, c'est que je ne l'ai pas croqué ! Parce que je ne pense qu'à TA pomme, parce que je suis une bonne poire qui préfère payer pour toutes les fautes de tous les sombres héros de tous tes bouquins de malheur plutôt que me casser les dents sur des noyaux aussi étrangers que le goût qui les entoure !

- Tu veux dire que je reste ton abricot préféré ?

- Il n'a jamais été question d'autre chose ! Mais parfois, même si ce n'est pas mon cas, j'insiste, on a besoin de respirer, que ce soit des fruits ou des jardins. Il faut juste ne rien cueillir sinon...

- ...sinon c'est le bouquet...

- Voilà.

- Tu n'as pas pris de dessert Raoul...

- Non...

- Abricot ?

- Tiens, tu as retrouvé tes yeux de chat...




© Franck Pelé – Août 2011

Attache-moi !


- Regarde Raoul, tous ces cadenas sur ce pont... Je n'ai jamais compris ce que ça signifiait...

- C'est une façon de laisser une trace, quelque part, de l'amour qu'on éprouve pour quelqu'un. Comme on graverait un prénom dans la pierre ou dans l'écorce, ici, on grave le prénom sur un cadenas, puis on l'accroche, et on le ferme, comme pour verrouiller le lien, pour l'éternité.

- Mais personne ne sait qui sont tous ces prénoms attachés sur ce pont. Quand on écrit un livre, une lettre, une chanson, on connaît l'auteur, on peut connaître son histoire, et la trace qu'il laisse est riche de cette histoire, mais là, qui peut s'émouvoir devant un cadenas ? Et puis imagine que quelqu'un ouvre un cadenas qui ne lui appartient pas, par hasard, bonjour le symbole !

- Il n'y a qu'une clé possible par cadenas.

- Bon. Mais quand même... Quel genre de femme pourrait frissonner parce qu'on accroche son prénom à la grille d'un pont.. ?

Raoul sort alors un cadenas de sa poche, l'accroche sur le pont et le ferme. A la vue de son prénom gravé dans le métal, Simone ressent un énorme frisson qui lui donne la chair de poule.

- Raoul... C'est pour moi ?

- Oui.

- Personne ne pourra jamais l'ouvrir ?

- A part moi, personne.

- Rrrroooo... J'ai mon cadenas à moi toute seule... T'es trop chou mon Raoul...

- Et tu as raison, aucun des promeneurs des années à venir ne saura qui est cette Simone mentionnée par ce cadenas, mais toi et moi, nous saurons que mille âmes envieuses se demanderont qui est cette femme, et ce qu'elle a bien pu faire à l'homme de sa vie pour qu'il ose tous les symboles avec la plus douce des insouciances...

- Raoul, ramène-moi à l'hôtel...

- Pourquoi ? Quelque chose ne va pas ?

- Au contraire, tout va parfaitement bien. C'est juste que...

- Quoi ?

- En t'écoutant me dire que tu étais le seul à pouvoir m'ouvrir, j'ai pensé que tu avais raison, et ça m'a donné une irrépressible envie de ta clé...

- Simone !

- Quoi ? J'adore le symbole de ton amour mon chéri, mais moi, je suis pas faite pour être attachée à un pont ! Il est hors de question que je rouille en attendant que s'évapore l'écume de l'amour profond, je suis une femme moderne, ouverte et compréhensive, j'ai fondu devant ta délicate attention alors maintenant que tu m'as rendue folle de désir, on rentre, et tu me déverrouilles !




© Franck Pelé – Août 2011

Un monde à sa taille


- Regarde Simone...

- Quoi ?

- Tu ne remarques rien ? Regarde la nature...

- Quoi la nature ?

- On dirait qu'elle s'est trompée en s'habillant...

- Qu'elle s'est trompée en s'habillant ?

- Tu ne vois pas ? Elle a pris trop grand ! Elle nage dedans !

- Oh oui dis donc... Ou alors elle a maigri...




 © Franck Pelé – Juillet 2011

Une bouteille à la mer


- Simone, il faut rentrer maintenant, c'est fini les vacances...

- Rentre si tu veux, moi je reste !

- C'est étanche ton truc ?

- Évidemment que c'est étanche... Et c'est pas un truc, c'est une invitation au voyage ! Mais tu n'y connais rien aux voyages toi... A part celui qui va te ramener dans ta ville, polluée et hurlante, et qui va te planter devant ta télé...

- Oh arrête un peu là... Qui c'est qui ne peut pas se passer de son shopping, de ses yaourts qu'on ne trouve qu'à Paris et de sa presse féminine ? Tu ne pourrais pas rester plus de deux heures là-dedans sans te demander si un nouveau sac à main est devenu à la mode !

- Ah oui ? Et bien reviens demain, tu verras si j'y suis !

- Bon Simone, ça suffit maintenant, sors de ce truc, tu vas t'endormir, la marée va monter et tu vas finir noyée !

- Ce n'est pas un truc ! C'est une bouteille à la mer ! Parce que j'ai besoin d'être lue ! Parce que tu ne me lis plus ! Tu me survoles, comme une couverture d'un magazine qui traînerait dans ta vie depuis des années, toujours posé à la même place, faisant définitivement partie du décor !

- Tu pousses pas le bouchon un peu loin là ?

- Fais gaffe Raoul... Fais très attention ! Continue de ne pas me prendre au sérieux et je reste ici jusqu'à ce que la mer m'emporte et me dépose sur la plage du hasard, et je peux te dire que celui qui saura l'enlever le bouchon, il aura du courrier ! Pas des e-mails Raoul, du courrier ! Il découvrira le plus doux message du monde, et crois-moi sur parole, il prendra le temps de le lire et de l'apprendre par cœur !



© Franck Pelé – Juillet 2011

lundi 11 juillet 2011

La femme qui sait


- Raoul... Tu crois que ma mère a raison ? Et si elle disait vrai ? Je fais peut-être semblant, sans m'en rendre compte, parce que je n'ose pas vivre ce sentiment que j'idéalise tant... Au point de faire sans cesse le lit de la déception à venir, évidente, et de ne jamais défaire celui du possible...

- Ta mère t'a dit que tu ne savais pas aimer, c'est ça ?

- Oui... Et que je n'aimais personne...

- Simone... Je suis la preuve vivante que tu sais aimer... Ton problème n'est pas de ne pas savoir aimer, ton problème est de savoir le faire mieux que personne. Tu es la seule qui sait. Et c'est un problème pour toutes les femmes du monde, jalouses de ton talent, de ta facilité à lire l'indéchiffrable. Elles te raillent, parce qu'elles t'envient. Alors plutôt que de te mettre sur le piédestal que ton cœur mérite, elles préfèrent te déboulonner avant même que tu ne sois statufiée. Et si ta mère cristallise toutes ces angoisses paranoïaques dans son seul verbe, c'est bien parce que ce doit être insupportable de n'avoir jamais su trouver la générosité en soi et de se rendre compte qu'on lui a donné vie...

- Raoul, je ne sais pas si je sais aimer autant que tu le dis, mais je sais que personne ne saura jamais t'aimer mieux que moi...

Les choses de la vie


- Bonjour Madame, je voudrais une place pour "Les choses de la vie" s'il vous plaît...

- Une place pour les choses de la vie ? Mais vous n'avez pas besoin de prendre la moindre place cher ami, vivez-les les choses de la vie !

- Pardon ?

- Vivez-les ! Elle est là la vie ! Près de vous ! A portée de main ! Pourquoi n'êtes-vous pas avec votre femme par exemple ?

- M'enfin Madame, je...

- Vous en avez marre de son cinéma alors vous allez en voir un autre, qui n'est qu'un cinéma de quelqu'un inspiré par le cinéma d'un autre ! N'est-ce pas ? Et vous voulez payer en plus ?

- Bon ça suffit, donnez-moi ou une place où j'entre sans payer ! Non mais qu'est-ce que c'est que ce cinéma !

- Mais c'est ce que je me tue à vous dire ! Aucune raison de payer et aucune raison d'entrer non plus ! Pourquoi vouloir absolument prendre une place pour voir les choses de la vie et s'enfermer dans une salle ? Y'a plus de place pour les choses de la vie de toutes façons, tout le monde se fait trop de films !

- Mais je parle du film ! C'est le titre du film "Les choses de la vie" ! Avec Michel Piccoli et Romy Schneider !

- On dit Piccolo...

- Quoi ?

- Ils sont plusieurs ?

- Bah non...

- Donc on dit Piccolo.

- Mais...

- Même s'il boit plus que de raison... Et Romy Schneider, vous voulez dire Sissi ?

- Oui...

- Alors là, impossible ! Sissi elle connaît que dalle aux choses de la vie !

- Mais vous êtes qui vous ??? Vous n'êtes pas caissière ?

- Caissière ? Et pourquoi pas la femme de Felix Potin, Dugenou ? Je suis juste venue profiter du ventilo pendant que mon amie l'hôtesse vend les glaces ! Il fait une chaleur ici... vous ne trouvez pas ?

- Mais elle sait que vous êtes là ?

- Bah évidemment ! Et après, elle va revenir, et on va parler.

- Parler ? Elle préfère parler avec vous plutôt que de voir le film ?

- Mais elle travaille ici ! Alors à force, elle les connaît les choses de la vie ! Et elle n'a pas besoin de projeter ses angoisses sur un film qu'on lui projette pour raisonner des projets qui ne seront pas vraiment les siens !

- C'est complètement décousu ce que vous dites...

- C'est normal, c'est l'habitude. C'est pour mon mari.

- Bon, c'est trop là, bonne soirée...

- C'est vrai, mon mari me connaît sous toutes les coutures, alors forcément, il aime quand c'est décousu, ça pimente un peu, vous comprenez ?

L'homme part en réprimant une énorme contrariété, parfaitement exprimée par le chemin très nerveux que ses mains dessinent dans ses cheveux au moment où il les remet en arrière.

- Monsieur ? Ne partez pas ! Ce n'est pas parce que vous n'avez pas eu de ticket avec moi que vous me déplaisez ! Je peux vous les raconter les choses de la vie moi ! Où allez-vous ?

- Au théâtre !

- Tiens, je suis sortie avec un auteur de théâtre un jour ! J'étais comédienne ! Et bien vous savez quoi ? (Plus il s'éloigne, plus elle hurle) Il m'a dit un jour que je lui avais bien rendu la monnaie de sa pièce !

L'homme part en courant après un dernier regard vers la cabine. Ses yeux ressemblent à ceux d'une victime traumatisée. Pendant ce temps-là, Simone est prise d'un fou rire extraordinaire sur son siège. La caissière, pardon, l'hôtesse, arrive à ce moment-là.

- Qu'est-ce qui t'arrive Simone ? Tu pleures ?

- De rire ma chérie ! De rire... J'ai juste voulu expliquer à un mec les choses de la vie... et il est parti en courant !

Le coup de la panne


- Qu'est-ce qui te prend chérie ?

- Je te fais le coup de la panne...

- Je me disais bien qu'on n'était pas à plat !

- Pas encore...

- Et que me valent ces feux de détresse ?

- Une soudaine envie d'être secourue !

- Et le triangle ? Tu crois que les automobilistes vont comprendre qu'on est en panne ? Ils vont le voir ?

- Je me suis dit que le triangle de signalisation était idéal pour prévenir les gens que tu allais t'occuper du mien...

- Rrrrooooo... Simone... Et pourquoi tu clignes des yeux ?

- Je ne cligne pas, je clignote ! Je dois être probablement sur la réserve, j'ai besoin de faire le plein des sens...

- Mais pourquoi là, tout de suite ?

- Parce que c'est la Saint Raoul.

- Et alors ?

- Alors ça va être ta fête mon amour !

- Mais on aurait pu attendre d'être à la maison, non ?

- J'adore cette voiture... Elle me ressemble...

- Les courbes ?

- Pas seulement... On a toutes les deux le moteur à l'arrière !

Fenêtre sur cour


- Bonsoir ma très chère plume qui me donne vie...

- Simone ?

- Tu n'arrivais pas, alors je me suis décidée à venir jusqu'à la page de garde... Que se passe-t-il ? L'angoisse de la page blanche ?

- Je ne sais pas... peut-être... J'avais envie d'expliquer à quel point tu savais aimer mieux que personne après ce que ta mère t'a fait comme scène... J'ai mille mots en tête mais je cherchais le plus beau pour commencer...

- Tu n'as qu'à venir directement en page 3 et entrer dans le vif du sujet maintenant que tu sais que je suis là ! Et puis je suis sûr que Raoul ne va pas rentrer avant quelques paragraphes...

- Simone... Tu dragues ton auteur ? Mais je sais tout de toi, je sais même ce que tu ne sais pas encore... D'ailleurs, c'est Raoul lui-même qui va te dire toute la beauté de ton amour, page 17.

- Voilà qui nous laisse du temps...

- Simone ! Je me tromperais moi-même si je traversais l'écran de mes nuits blanches !

- Tu ne le ferais pour rien au monde ? Allez... Traverse... Entre dans ton monde, dans le mien... Tu verras comme tu as eu raison de l'inventer... Viens... Cueille la rose pourpre du corps...

- Si j'entrais dans mes histoires, je deviendrais spectateur de la réalité, de tout ce que j'ai construit réellement, et je mourrais de ne plus être, d'être condamné à jouer mes propres textes, et de connaître la fin.

- Parce que tu connais la fin de mon histoire ?

- Non, je ne parlais pas de toi. Toi, tu es éternelle. Tu es le fruit de mon arbre amoureux, un arbre aux racines millénaires. Tu auras tous les âges, toutes les élégances, tous les parfums, je n'aurai jamais fin de toi.

- Je t'aime...

- Je n'ai jamais écrit cela en page 3...

- Non. Pour une fois, c'est moi qui l'écris. Et je te l'écris ici, sur ta première page. Chaque fois que tu ouvriras ce livre, il commencera par ma reconnaissance. Je t'aime comme je te remercie.

- Parfois je me demande si tu n'es pas devenue plus vivante que moi...

- Aucune chance. Plus ton cœur bat, plus le mien parle. Allez, emmène-moi page 17, j'ai besoin d'amour... Comment sera habillé Raoul quand il m'enveloppera de sa magie ?

- Avec cette chemise noire que tu adores.

- Tiens, comme celle que tu portes à l'instant...

Et l'aigle devint proie


Simone avait décroché le premier rôle féminin de la dernière pièce de Tennessee Williams, "Doux oiseau de la jeunesse". Sa mère avait assisté à toutes les répétitions de sa fille. En ce jour de juillet 1959, comme à son habitude, Odette fait la belle en racontant aux quelques admirateurs présents son glorieux passé d'actrice. Admirateurs... disons plutôt à tous les journalistes, techniciens ou producteurs qu'elle prenait un malin plaisir à inonder de sa science de la paillette et de la scène. Dans le seul but de les faire luire d'admiration, à un point tel qu'elle pouvait presque se pâmer devant la réflexion de son propre effet sur ces fronts qui ne semblaient pas en mesure de réfléchir autre chose. Un plaisir presque aussi grand que celui qu'elle prenait à détourner les projecteurs pourtant braqués, enfin, sur sa fille.

Simone venait de terminer une longue tirade par des larmes parfaitement maîtrisées, donnant une formidable épaisseur à sa prestation. C'est alors qu'elle entendit sa mère dire à son parterre de buvards :

- Vous voyez, là, c'était pas mal, mais elle peut faire mieux. De toutes façons, elle ne sera pas contente, et elle se contentera du minimum. Je ne sais pas si elle est faite pour ça, je lui ai pourtant tout appris. Si vous m'aviez vue pleurer sur la scène d'Avignon... Vilar était bouche bée... Si il y avait eu un Oscar des larmes, j'étais sans concurrence !

- Bon Maman, merci d'être venue... J'ai du travail, va raconter ta vie au café avec tes amis, invite-les à regarder tes albums photo, fais ce que tu veux mais de l'air...

- Mais enfin Simone, je...

- De l'air !!! Tu m'as tout appris donc tu n'as plus besoin d'être là ! Au revoir ! On s'appelle...

- Pffff... et voilà, c'est encore de ma faute ! Tu vis mal la pression et c'est encore moi qui prends !

- Je vis très bien la pression, mais la tienne, tu as raison, je n'ai qu'une idée en tête, la mettre en bière. Allez, pfuiiit ! Je t'enverrai un faire-part, ouste ! On dégage ! On s'en va !

- Tu ne m'aimes pas, tu n'aimes personne Simone !

A cet instant précis qu'elle allait suspendre un long moment, Simone s'avance droit dans les yeux de sa mère. Elle prend un ton si puissant, si vrai, si sincère, qu'on pouvait entendre les fronts se plisser. Elle regarde celle qui lui a donné la vie, et lui crache ses mots, comme pour lui rendre.

- ça c'est vrai ! Je n'aime personne. Parce que tu ne m'as jamais appris l'amour. Je ne sais pas aimer. Je me demande même si je sais être aimée. Parce que tu ne connais pas ce sentiment, tu ne connais même pas le sens du mot. De l'amour, tu n'en as jamais eu que pour toi, pour ta vie, tes rêves, tes idéaux. Tu en as eu aussi pour les autres, surtout ceux qui savaient te le rendre, ou te rendre belle. Tu as été jalouse de moi, jamais protectrice. Je n'ai jamais été à la hauteur de ton idéal de femme, forcément, il aurait fallu que je sois toi, avec vingt ans de moins !

- Simone !

- On dit souvent que l'amour d'une mère doit être inconditionnel, contrairement à celui du père, qui se mérite. Avec toi, j'ai passé ma vie à essayer de mériter ton amour. Mais finalement, cruel paradoxe, c'est en jouant "Doux oiseau de la jeunesse" que j'ai enfin ouvert les yeux sur l'aigreur et l'indifférence qui dansent dans les yeux de l'aigle maternel. Tu sens que tu perds tes plus belles plumes alors tu veux t'approprier les miennes, après les avoir critiquées pendant des années. Mais tu ne pourrais pas voler avec mes plumes ma chère mère, elles sont trop légères pour une légende comme toi... Tu sais, depuis trois ans on loue mes performances, mon expression, mon talent. Une seule s'accroche encore à m'habiller de ce minimum qu'elle aimerait ne jamais me voir dépasser. Par goût de la défaite sans doute. De la mienne j'entends. Parce que le minimum, ça oui, je te l'accorde, c'est toi qui me l'a appris.

- Non mais vous entendez ? Simone, comment peux-tu dire autant d'horreurs ! Quelle égoïste tu fais ! Je t'ai tout appris, j'ai changé tes couches, mouché ton nez !

- Tu ne m'as rien appris d'autre que le désamour. Et aujourd'hui, pardon, mais je prends la lumière, et je la garde. Parce que c'est moi qu'elle éclaire, c'est moi qu'elle suit ce soir, et qu'elle va suivre pendant ces dizaines de représentations où tu ne seras pas ! Ce soir, c'est moi qui te mouche. Et c'est étrange, c'est moi qui respire mieux...

Voyage, voyages


- Raoul ! Have you seen this boat ?

- It's the fisherman.

- What the hell is he doing ?

- I think he wants to leave the country.

- Where does he go ?

- Phare, phare away...

samedi 2 juillet 2011

Océans


- On est où là ?

- ... c'est beau non ? Nous sommes à l'exacte jonction entre l'Océan Atlantique et l'Océan Indien...

- C'est fou... Une frontière d'eau et de couleurs...

- Tu vois Raoul, quand je regarde ces deux gigantesques caractères s'épouser, je pense à nous... Toi, à droite, dur, massif, un peu sombre, sans pitié, aux vagues parfaitement dessinées, et moi, à gauche, calme comme un lagon, élégante comme le turquoise, quand on te regarde, on a envie de te maîtriser, quand on me regarde, on rêve d'y plonger...

- ...et l'écume alchimique de nos épousailles ne faiblit pas un seul instant... sur des milliers de kilomètres... Dès que tu me touches, je réagis, je bouillonne, je fusionne, tirant un trait de mousse entre les deux pôles... Je te bois toute entière mon eau de vie, des côtes d'Afrique aux plages argentines, des falaises irlandaises aux palmiers de Guadeloupe, mon ivresse voyage, et me porte, et m'emporte...

- Fais-moi la houle... Fort... Prends-moi dans tes vagues... Mélange-moi...

- Tu vas adorer l'histoire de Simone et la houle... Une histoire d'amour pleine de grâce et de sel...

- Attaque-moi plein Nord, sans jamais faiblir, jusqu'au Cap de Bonne-Espérance...






© Franck Pelé – Juillet 2011

Poker menteur


- Va jouer au poker chéri, je m'occupe de la vaisselle !

- Simone ?

- Oui ?

- Tu es ivre ?

- Tu rigoles ? Les bulles n'ont aucun effet sur moi !

- Tu as fumé la pipe de Charles alors...

- C'était pas de l'origan ? Je me disais que ça sentait plus fort que dans mon bocal...

- Simone, y'a vingt kilos de vaisselle à faire, trois heures de boulot, juste à cause de cette soirée où j'ai invités MES amis, je veux bien qu'on soit encore à l'époque de la femme soumise et obéissante mais franchement je t'avoue que dans mon bocal à moi, le poisson rouge ne tourne plus rond ! Je ne comprends pas pourquoi tu t'infliges une sentence pareille !

- Raoul, il n'y a aucun calcul dans ma générosité enfin ! J'ai passé une excellente soirée avec tes amis et ça me fait plaisir de ranger ma cuisine, allez, file à ton poker... Et puis si tu pouvais plumer un peu notre banquier, ça me ferait plaisir...

En effet, à la table des joueurs se trouvait Pierre, le directeur de l'agence bancaire dans laquelle Raoul et Simone avaient ouvert un compte. Il commençait à devenir très disert sur sa vie privée après quelques tours de table et autant de verres de bourbon. Il parlait de toutes ces femmes qui n'avaient pu résister à son charme, et avouait sa préférence pour les femmes au caractère très ouvert. Et il ajoutait dans la foulée : "Comme Simone, tiens ! Une femme tellement ouverte, quel chanceux ce Raoul..." avant de replonger ses yeux dans ses cartes, sans comprendre qu'il avait attisé la nervosité de son voisin de gauche. Raoul ouvrait des yeux énormes pendant que les autres joueurs, autour de la table, se faisaient tout petits...

- Qu'est-ce que tu veux dire par "tellement ouverte" Pierre ?

Pierre comprit immédiatement qu'il en avait trop dit et mis tous ses jetons au centre en annonçant "tapis !"

- Pierre, qu'est-ce que tu veux dire par "tellement ouverte" ?!!!

- Mais rien de spécial Raoul ! Je voulais juste dire que ta femme est vraiment agréable, souriante, toujours prête à rendre service, et puis elle gère extrêmement bien votre compte, de façon très transparente, donc je la trouve très ouverte, très sympathique !

- Dis donc Pierre, en parlant de gestion, combien on te doit pour remettre les compteurs à zéro ?

- On parlera de ça plus tard, passe demain au bureau si tu veux.

Raoul insiste, le regard noir.

- Combien Pierre ?

- Bon... Vous ne me devez plus rien.

- Ah oui ? Et par quel miracle ?

- Disons que par amitié, je passe l'éponge...

- Par amitié ?

Raoul se lève brusquement de table, fonce vers la cuisine et demande à Simone, sur un ton très sec :

- Simone, qu'est-ce que tu fais ?

- Je passe l'éponge chéri...

- Toi aussi ? Et bien ça vous fait un point commun avec ton ami banquier ! Mais je suis sûr que vous en avez d'autres... N'est-ce pas Simone ?

Simone comprend qu'elle ne peut pas mentir davantage. Elle souffle un bon coup, se retourne :

- Bon, d'accord, quand Pierre m'a accompagné pour aller chercher le vin à la cave, il a voulu m'embrasser. Je lui ai dit que j'étais trop chère pour lui, sur le ton de la plaisanterie. Il m'a demandé combien, et là, j'ai vu dans ses yeux qu'il était sérieux. Alors j'ai dit "3000 francs, le montant de notre découvert... mais juste pour un baiser volé, ce serait vraiment cher n'est-ce pas Pierre ? Allez, arrêtez vos bêtises, remontez vite avec cette bouteille de Château Latour, vous m'en direz des nouvelles..."

- Et ?

- Et là, il m'a pris par la taille et ne m'a pas laissé le temps de dire ouf, il m'a embrassée pendant une longue minute, puis il a pris la bouteille et est remonté en me disant : "ça valait largement le prix... welcome back dans le monde des créditeurs chère madame !"

- Tu t'es laissée faire pendant une minute ??? Et... mais attends, j'y pense, quand tu es descendue à la cave, c'était la fin de l'après-midi, tu portais ce déshabillé de soie après la baignade en piscine, non ?

- Oui...

- Je comprends pourquoi il trouve que tu es une femme très transparente !

- Raoul ! Où tu vas comme ça ?

- Lui montrer ce que ça fait quand c'est Raoul qui met des commissions d'intervention ! Je vais le mettre dans le rouge l'enfoiré d'écureuil ! Je vais lui faire passer l'envie de toucher au patrimoine privé ! Parce que tu ne vas pas me faire croire qu'il s'est contenté d'une minute au parloir alors qu'il avait vue sur la cellule de crise !

- Raoul reste ici ! Il n'a fait qu'embrasser des lèvres qui ne lui ont rien donné, il a embrassé un désert, un volcan éteint, un fantasme immobile, une nature morte ! Et pendant qu'il débitait le compte de ses interdits, il renflouait le nôtre qui, dois-je te le rappeler, tutoyait des profondeurs inconnues parce que Monsieur prenait branlée sur brelan !

- Ah d'accord... Alors si je perds au jeu, tu te vends pour rembourser ?

- Tu n'as pas peur de me foutre à poil apparemment avec tes inconscientes prises de risque ! Alors toi tu embrasses le risque, et moi le banquier ! Tu sais bien que c'est le rôle de la femme de trouver le bon équilibre financier...

Quand Raoul reprend place à la table de jeu, tous les joueurs présents n'en croient pas leurs yeux. Pierre se décide à lui poser la question que tous se posent :

- Raoul... Pourquoi tu es tout nu ?

- Parce que tu m'as déjà tout pris Pierre, alors si là je perds, je te rembourse avec mon corps. C'est comme ça que tu aimes jouer non ? Tu vois, j'en avais marre d'embrasser le risque, alors j'ai décidé d'embrasser mon banquier. Tu ne seras pas déçu, je suis très bien coté en bourse. Tapis...




© Franck Pelé – Juillet 2011

C'est Simone l'experte


- Simone, je suis désolé, c'est la première fois que ça m'arrive...

- Pas de problème.

- Arrête, tu es toute tendue, je le vois bien...

- Tu n'avais qu'à me détendre !

- Attends, tu es dure là...

- Oui, et normalement c'est ton boulot !

- Dis donc, j'ai bossé jusqu'à onze heures hier soir ! J'ai laissé beaucoup d'énergie dans mon bureau, tu peux comprendre ça ?

- Dans ton bureau, ou avec la secrétaire de ton bureau ?

- Quoi ??? Parce que tu crois que je couche avec Cristina ?

- Je ne sais pas, je ne crois rien, mais je l'ai vue ce matin à la boulangerie, et elle était beaucoup moins fraîche que les pâtisseries en vitrine !

- Évidemment ! Elle a écrit pour moi toute la nuit !

- Tu avoues en plus ?

- Elle a rédigé des rapports d'expertise !

- Et ben dis donc, si c'est toi l'expert, elle écrit vraiment doucement alors ! Parce que si moi je devais rédiger un rapport d'expertise, là, tout de suite, ce serait fait en trois mots et autant de secondes...

- Ah oui ? Et bien vas-y Madame-je-sais-tout !

- A-MA-TEUR !





© Franck Pelé – Juin 2011

Swimming with sharks


- Simone...

- ...

- Simone !

- Quoi Paulette...

- Je ne vois plus Charles et Raoul...

- Et alors... Arrête de dépendre autant de ton mari Paulette... Profite un peu de ta liberté, regarde, on n'est pas bien là ?

- Si, mais...

- Allez, allonge-toi, bronze, et écoute ce silence... Ils ne rentreront pas sans nous, ne t'inquiète pas. C'est normal de ne plus les voir à cette distance, avec le monde qu'il y a sur la plage, tu ne peux pas les reconnaître...

- Le problème c'est que je ne vois plus la plage non plus...

Simone se redresse d'un seul coup.

- Quoi ??? Mais pourquoi tu me préviens seulement maintenant ?

- Mais ça fait deux heures que je te dis que je ne vois plus Charles et Raoul !

- Oui, mais ça c'était pas très grave, par contre, ne plus voir la plage, là, ça peut vite créer un manque !

- Voilà ! Tu ne sais pas quoi faire ! Quel que soit le côté où on regarde, on ne voit que l'horizon ! On va mourir ! De faim, de soif, bouffées par les requins !

- Mais arrête un peu de t'emballer Paulette ! C'est quoi là, derrière toi ?

- Où ?

- Là !!

Paulette se retourne, plisse les yeux et distingue un bout de terre :

- La côte !

- Allez, rame ! Aide-moi !

- Mais Simone, on n'arrivera jamais jusque là ! Je n'ai pas cette force !

- Bon Paulette, soit tu m'aides à ramer soit je te casse les dents de devant !

- Mais enfin, qu'est-ce que c'est que cette violence ?

- Rame Paulette !

Paulette commence à ramer énergiquement avec les bras, de chaque côté du matelas. Puis elle ajoute :

- Tu as fait exprès de dire les dents de devant hein ?

- Pfff...

- Tout ça parce que c'est maman qui m'a payé l'opération quand j'étais petite... J'ai eu un plus beau sourire que toi avant toi alors tu es jalouse... Et tu veux me le faire payer aujourd'hui...

Simone arrête brusquement de ramer et se retourne vers Paulette, le regard noir :

- Alors écoute-moi bien ma très chère sœur... Premièrement, tu n'as jamais eu un plus beau sourire que moi, ni avant, ni pendant, ni après. Deuxièmement, quand tu as connu ton premier homme, Charles, qui est devenu ton mari, j'avais déjà fait une thèse sur le genre masculin tellement mon sourire avait changé la face de leur monde, troisièmement, si tu veux vraiment éviter les mâchoires des requins, c'est la dernière fois que tu me parles des dents la mère, c'est clair ?

- Oui...

- Pardon ?

- Oui !!!




© Franck Pelé – Juin 2011