mardi 1 décembre 2015

Joyeux noël Raoul !




- T'en as pas marre d'être toujours comme ça ?


- Toujours comme quoi ?


- Mais comme ça là, à toujours vouloir penser à la place des autres, à nier toute responsabilité, toute culpabilité, et puis subitement à être drôle, légère, aimante, et dans l'heure qui suit insupportable, aigrie, acide ! Tu n'étais pas comme ça avant...


- Avant quoi ?


- Tu ne fais que poser des questions ou tu réponds de temps en temps ?


- Non mais avant quoi ?


- Avant que tu ailles chez ton psy là...


- Aaaaaah bah voilà ! Dis les choses Monsieur-j'ai-jamais-de-problèmes-mais-je-fais-rien-pour-que-ça-change !


- Pourquoi je ferais quelque chose pour que ça change si j'ai pas de problème ?


- C'était de l'ironie mais ça, c'est comme l'égoïsme de ta mère, ça te dépasse...


- Ah on parle des mères là ?


- Si tu veux, je suis sûre de gagner.


- Bien sûr... tu sais quoi ? La mère la plus salée du monde on croit que c'est la mer morte mais pas du tout en fait, c'est TA mère toujours pas morte ! De toute façon, même morte elle continuera de saler l'addition de tes pensées à mon endroit...


- Alors déjà c'est pas la mer morte c'est la mer rouge la plus salée.


- Ne me tente pas...


- Ma mère est peut-être salée mais au moins elle dit ce qu'elle pense ! Et elle défend toujours sa fille plutôt que ses amis ! Un vrai sens de la famille quoi ! Du lourd ! Du solide ! Du qui pèse !


- Tu ne m'as toujours pas répondu Simone... Pourquoi tu es devenue comme ça subitement ? Toi qui étais si douce, si tolérante, conciliante comme aucune autre, on dirait que tu es passée de Candy à Tatie Danielle.


- Mais c'est ça ton problème ! Tu me prends encore pour une petite fille alors que j'ai trente cinq ans ! Ça fait quelques lunes que j'ai coupé mes couettes Ginette !


- Tu es bipolaire, j'en suis sûr...


- ...ça m'étonnerait j'ai jamais froid...


- Tu sais ce que c'est bipolaire au moins ?


- Oui je sais ce que c'est bipolaire, c'est l'exagération poussée à l'extrême du moindre de tes raisonnements ! Tu me fais rire Raoul... Tu emploies des mots comme ça, au hasard, tu fais ton Einstein de l'analyse mais t'es juste le Richard Clayderman de la réflexion, tu composes avec ce qui te vient et tu crois que c'est beau, tu souffles sur ta mèche mais tu allumes toutes celles qui doivent rester intactes. En fait c'est toi le bipolaire.


- Et allez, argumentation de compétition, on prend ce qu'on reçoit et on le renvoie sans aucun enrichissement personnel, la tactique des faibles...


- J'ai passé des années à te dire que tu avais raison maintenant c'est l'heure pour moi.


- L'heure de quoi ?


- L'heure d'avoir raison ! C'est mon heure tu comprends ? J'ai raison et je sais que j'ai raison. Même quand tu me dis que j'ai tort.


- Quoique tu dises comme connerie tu auras raison parce que tu as décidé qu'il était l'heure que tu aies raison ?


- Je ne dirai pas de connerie puisque j'aurai raison...


- En fait, quand tu joues à l'ego, tu arrives à construire autre chose que ton propre piédestal ?


- Je rêve... Tu ne penses tellement qu'à toi que même le miroir te fait la gueule !


- Tu vas chez le psy parce que tu es complètement schizo ! Combien vous êtes dans ta tête ? Hein ? Combien ?


- Je ne sais pas combien on est mais on est toutes d'accord sur toi !


- Tu es mauvaise... Tu pourrais tuer le plus grand amour de ta vie juste parce qu'il oserait te contrarier... Toucher à ton orgueil c'est appuyer sur le bouton nucléaire !


- Tu ne me touches plus ! Je n'ai plus besoin de toi pour grandir, je suis au top de moi-même ! Il n'y en a qu'un qui veut que je sois deuxième derrière lui ! Je ne serai jamais ton Poulidor Raoul ! Mets-toi ça dans le crâne ! Je te double ! Je te laisse sur place ! Je me mets en danseuse et je bascule au sommet avec dix minutes d'avances sur toi, encore à pédaler dans la choucroute de tes explications ! Je m'envole ! Le maillot jaune il est pour moi, j'en ai marre de tes balles ! Je laisse sur place le peloton d’exécution !


- Pourquoi tu attends toujours décembre pour me faire ton cinéma là ? Déjà l'année dernière c'était pareil...


- Tu veux que je te dise ? Je pense que ça vient de mon ego. En fait j'ai compté, t'as raison, on est plusieurs dans ma tête. On est douze exactement. Douze ego, douze profils et autant de personnalités, autant de moi lentement mûris...


- Pourquoi douze ?



- Je ne sais pas, c'est comme ça. Et si ça explose en décembre, c'est probablement à cause du treizième moi. Quand on a autant de choses à te dire et que ça sent autant le sapin, dès qu'on déborde d'orgueil on ne peut pas s'empêcher de te faire ta fête...



Franck Pelé - textes déposés - décembre 2015

dimanche 27 septembre 2015

Entre la poire et le fromage




- Et tes parents Raoul? Tu as toujours tes parents ?

- Oui, oui, ils sont en pleine forme, ils vivent dans le sud de la France, entre Sainte-Maxime et Saint Aygulf, ils ont eu des hauts et des bas comme tous les couples mais ça va…

- Ah la fameuse phrase

- Quoi ?

- Ils ont eu des hauts et des bas comme tous les couples mais ça va… Mais qui n’a que des hauts ?

- C'est sûr, ça peut faire débat…

- Tu crois qu’on aura des hauts et des bas nous ?

- Bah… Comme tous les couples oui… (il sourit et rit même de son bon mot, elle l’accompagne avec un sourire qui dit son état séduit)

- Parle-moi d’eux. Je veux tout savoir d’eux, raconte-moi leurs hauts, leurs bas, comment s’appellent-ils ?

- Claudine et Angeli

- Angeli ? C’est joli Angeli…

- C’est comme Angelo mais en plus baraqué, là ils sont plusieurs dans un seul. Format cinémascope le paternel, dans tous les sens du terme. C'est italien Angeli. Le père de mon père était italien, il s’appelait Ennio, comme Morricone, mais avec lui ça jouait pas du violon tous les jours… Mon père en a pas mal bavé niveau éducation, du coup, je pense qu’il a reproduit le schéma avec moi.

- Ton père a été dur avec toi ?

- Non pas dur mais… Il m’aime mon père, je le sais, et quand j’étais petit, il a adoré avoir un fils, mais... à cette époque, c’était très macho, très costaud, il fallait un peu jouer au cowboy, et les hommes avaient laissé la psychologie au vestiaire… Et puis il n’était pas souvent là…

- A cause de son boulot ?

- On peut dire ça oui…

- C’est marrant ça… Parce que mon père n’était pas du tout comme ça.

- Comment s’appelle ton père ?

- Bernard. Il a été professeur de lettres dans une grande université à Genève, il donne encore des cours aujourd’hui, pour son plaisir, alors qu’il pourrait être à la retraite.

- Mais tu ne m’as pas dit que ta famille était…pardon pour cet adjectif balancé là comme ça mais… riche ? Enfin que tu venais d’un milieu aisé ?

- En fait mon grand-père paternel a déposé un brevet qui l’a rendu très riche oui. Et mon père à hérité assez tôt.

- Un inventeur dans la famille ? Classieux… Qu’a-t-il inventé ton grand-père ?

- Raoul, je n’ai pas raconté cette histoire très souvent, mais à chaque fois que je l’ai racontée, j’ai senti l’odeur du ridicule flotter autour de moi… Alors que l’idée est géniale ! Mais les gens préfèrent rire de ça…

- Je resterai digne. (il se redresse et prend un air faussement sérieux) Alors ma chère Simone, vous êtes en direct devant des milliers de téléspectateurs, peut-être des millions, dites-nous… Nous ne tenons plus… Votre grand-père… qu’est-ce qu’il a inventé… ? (En attendant que Simone réponde, Raoul prend une gorgée de vin)

- Il a inventé la tapette à souris

Il manque de s’étrangler, essaie de ne trahir aucune envie de sourire sur son visage.

- Il est fort ce vin… La tapette à souris ? Ah mais si… très belle idée la tapette...

- Raoul…

- Non mais vraiment, attends, il fallait bien l’inventer non ? Franchement si j’avais pu le faire, je n’aurais pas craché sur le brevet ! Et surtout sur ce qu’il a dû rapporter…

- ……...….

- Bon…

- Quoi ?

- J’aurais peut-être préféré inventer les portes coulissantes ou le moteur à explosion…

- Ah tu vois tu dégrades ! Tu te moques ! Tu dévalorises… Je n’aurais pas dû t’en parler...

- Mais non ! Mais non chérie… Je te promets… Je plaisante, c’est une idée géniale. Vraiment... Allez, parle-moi de ta mère… J’ai envie de me nourrir de ton histoire moi aussi, et à moins qu’elle ait inventé les trous dans le gruyère, je te jure de rester profondément concentré…

Elle lui balance un bout de pain qu’il stoppe d’un revers de la main. Il rit. Il précise :

- Je ris avec toi, pas de toi. D’accord ?

- Je sais… c’était drôle le gruyère… Mais finis l’histoire de ton père d’abord. Il était dur, un peu macho, bon… Mais il faisait quoi dans la vie ? Pourquoi tu ne le voyais pas souvent ?

- C’est un peu délicat…

- Je resterai digne (elle sourit et prend un air faussement sérieux) Alors mon cher Raoul, vous êtes en direct devant des milliers de téléspectateurs, peut-être des millions, dites-nous… Nous ne tenons plus… Votre père… que faisait-il dans la vie… ? (Elle prend son verre de vin et lui donne le bout de pain qu’elle avait lancé un peu plus tôt, au cas où elle se moquerait et que Raoul à son tour le lancerait vers elle)

- Il était gangster.

Elle tousse un peu, pose le verre, reprend le morceau de pain et le mange.

- Il était gangster ? Mais... un vrai gangster ?

- Ah un vrai gangster oui, armé, dangereux, enfin surtout pour ceux qui voulaient l’attraper parce que mon père a toujours été un mec bien. Mais il n’allait pas à la banque pour déposer des chèques, voilà...

- Et ça a duré combien de temps ?

- Assez longtemps. En fait on lui refusait toujours le moindre prêt à cause de ses origines et des études qu’il n’a pas faites, alors il a décidé d’aller se servir tout seul. Et il a braqué des banques. Puis il y a eu les années de cavale, il est parti vivre au Canada, puis au Mexique, c’est là qu’il a rencontré ma mère, Claudine, elle était actrice de théâtre dans un cabaret à Mexico au sein d’une troupe française.

- Ah tiens, point commun ! Ma mère aussi était artiste. Et comment ils se sont rencontrés ?

- Mon père était au bar le soir de la dernière. Un type n’arrêtait pas de la siffler dès qu’elle se penchait, elle avait un décolleté à faire monter Luis Mariano dans les aigus ma mère… et il l’a sifflée une fois de trop, mon père l’a attrapé et lui a mis la tête dans un seau à glace. Ils ne se sont plus jamais quittés. Mes parents, pas le type et le seau... Quoique... ils ont dû rester un moment ensemble eux aussi. Ils sont retournés au Canada, là où je suis né, et toute la famille est rentrée en France une fois qu’il y avait prescription pour les petites affaires de mon père. Comme il avait mis un peu de côté, j’ai grandi dans une belle maison, modeste, mais jolie. Ta mère était actrice elle aussi ?

- Non elle était peintre, elle chantait aussi, divinement bien. Mais elle avait l’art du trait, de la nuance, il y avait une force dans ses tableaux… Une magie… J’adorais la regarder peindre. J’avais l’impression de regarder Dieu qui inventait le monde. Et je trouvais très plausible l’idée que Dieu soit une femme... Ma mère s’appelle Blanche, il y a quelque chose de divin dans ce prénom je trouve…

- Et comment ils se sont rencontrés avec ton père ?

- En fait eux aussi ont beaucoup voyagé, je t’ai dit que mon père était suisse je crois, et au temps de sa splendeur oratoire, il donnait des conférences un peu partout dans le monde. Il a croisé le regard de ma mère alors qu’elle était sur un banc de l’Université de Buenos Aires. Ma mère est franco-argentine. Son père est français et sa mère argentine. Elle est née en Argentine, a grandi en France puis a passé toute son adolescence à Buenos Aires.

- Et tu es née où toi ? Quand ? A quel moment ?

- Ils sont rentrés à Genève et quand mon père a hérité, ils ont acheté une grande maison à Lausanne. Une maison incroyable avec un jardin gigantesque, douze chambres, des escaliers partout, six salles de bains, un garage aussi grand que notre maison d’avant. J’ai une grande sœur, Paulette, qui a fait du droit et qui est avocate à Paris. Et un frère, Paul, qui est architecte, il est toujours à Lausanne. J’ai grandi dans un milieu très bourgeois oui, avec une éducation assez stricte, mais j’ai toujours été la rebelle de la famille. Tu vois la scène dans Breakfast at Tiffany’s où Audrey Hepburn arrive sur le trottoir très élégante avec un large chapeau et siffle un taxi avec deux doigts ? Bah c’est moi.

- Pourquoi crois-tu que je suis tombé raide dingue de toi la première fois que je t’ai vue ? Autant pour l’élégance que pour le naturel rebelle… Et pourquoi Simone ? A cause d’une actrice ? D’une chanteuse ? Et pourquoi pas un prénom espagnol ?

- Ma mère avait déjà un prénom espagnol elle voulait changer un peu, une espèce d’alternance. Et je crois qu’elle adorait Simone Signoret.

- Attends… Attends… (Il se met à sourire et éclairer son visage comme si il venait de comprendre, il la pointe avec l’index) Tu ne m’as pas tout dit toi…

- Quoi ? Pourquoi tu dis ça ?

- Tu m’as dit que ta mère s’appelait Blanche…

- Oui et alors ? (Elle déglutit difficilement)

- Et là tu viens de me dire qu’elle avait un prénom espagnol…

- Bon, allez, on commande les desserts parce que les cuisines vont fermer sinon...

- Rrrrrroooo c’est pas vrai… Ta mère s’appelle Bianca…

- Et alors ? C’est magnifique Bianca non ? Tu as un problème avec Bianca ?

- Tes parents s’appellent Bernard et Bianca… (Il met la main devant sa bouche pour retenir son rire et montrer à Simone qu’il veut être plein de respect et tout en maîtrise)

- Raoul… Stop. C’est bon, ça va… On me l’a faite mille fois… Je n’y peux rien si un gros boutonneux de scénariste chez Disney a choisi le prénom de mes parents pour leur dessin animé…

- Et ton grand-père a inventé la tapette à souris… (Il pleure presque de rire tout en retenant d’exploser, on pourrait presque voir une larme couler doucement…)

- Bon, qu’est-ce que tu prends comme dessert ?

- Tu ne veux pas de fromage ? ça m’étonne…

Il commence vraiment à pleurer de rire, à lâcher un peu de pression nasale comme lorsqu’un rire veut sortir coûte que coûte… Simone prend alors la corbeille à pain et en balance le contenu entier sur Raoul qui hurle son bonheur de savourer l’incroyable anecdote…





Franck Pelé - textes déposés SACD - sept 2015

lundi 21 septembre 2015

mardi 14 juillet 2015

Les mélodies silencieuses


Simone a dix-huit ans. Elle ne savait pas qu'une telle douceur était possible, qu'une flamme aussi aboutie pouvait projeter sur la toile de ses frissons, là, juste sous la peau, les ombres éternelles des bonheurs qui dansent. Elle l'embrassait et c'est comme si plus rien n'avait de sens, sauf son existence, son parfum, sa bouche. Son destin lié au sien. Elle aurait pu l'embrasser deux heures, neuf heures, une semaine, c'était une mélodie silencieuse que rien ne pouvait arrêter. Dans quelques années pourtant, les mêmes lèvres s'épouseront et d'autres ombres danseront. Le silence aura fini par régner, aucune mélodie ne sera invitée. Elle dérangerait le temps qui passe comme un train qui se satisferait d'arriver à l'heure. L'autre ne sera plus exceptionnel puisqu'on se sera habitué à sa présence, il fera partie du décor.

Simone deviendra dure, comme si elle avait décidé que la lente extinction de ses rêves était davantage la faute d'un autre plutôt que celle de l'implacable et vicieuse réalité. Elle entrera en guerre, contre les plus petites contrariétés, dont elle saura toujours nommer les coupables, elle se posera des limites qui n'avaient pas besoin d'être et en franchira d'autres, qui ressembleront étonnamment à celles qu'elle avait juré de ne jamais dépasser. Elle trouvera la paix, parce qu'elle aura souffert, menti, compris, pardonné, écouté. Parce qu'elle aura accepté la différence des autres, autant que celle séparant la femme qu'elle a été de la femme qu'elle sera, et la femme qu'elle aurait pu être de la femme qu'elle est devenue. Elle laisse la musique lui dicter son rythme. Elle connaît la musique. Elle sait maintenant l'apprécier. Parce qu'elle réserve toujours des moments suspendus, des harmonies parfaites, des partitions idéales.

La guerre est finie. Simone a déposé les larmes. Elle s'est rendue. A l'évidence. Elle ne cherche plus à compter les points. Quand on aime, on ne compte pas. Alors elle aime. Elle réapprend à aimer comme avant, l'autre, et elle-même. Elle se soumet à la tentation et se délivre du mal. Elle n'a pas vieilli. Elle a vécu. Elle n'a pas de rides, elle a juste gardé une trace du passage du temps, cet ami qui finalement lui voulait du bien. Simone a quarante-cinq ans. Elle ne savait pas qu'une telle douceur était possible, qu'une flamme aussi aboutie pouvait projeter les mêmes ombres éternelles des bonheurs qui dansent, là, comme avant, juste sous la peau, sur la toile de ses frissons. Elle l'embrassait et c'est comme si plus rien n'avait de sens, sauf son existence. Cette existence-là était plus belle encore. Parce que si l'âge de découvrir le sucre est le premier plaisir intense et inoubliable, l'âge de savoir l'apprécier à sa juste valeur après les années de sel est le plus beau sillon qui reste sur la souche.


Elle l'embrassait. Elle l'embrassait encore...




Franck Pelé - juillet 2015

mardi 30 juin 2015

Les trésors invisibles




- Pourquoi je ne t'ai pas vu... ? Comment ai-je pu ne pas te voir ?

- Tu me permets une métaphore certes un peu prétentieuse mais qui aura l'avantage de tout dire ?

- Un homme qui n'est pas prétentieux est toujours charmant quand il s'abandonne à la vanité... Parce qu'il le fait pour l'autre, pas pour lui.

- Certains diamants brillent moins que d'autres... Mais ils valent tout l'or du monde pour le regard qui sait attraper leur éclat.

- C'est beau... C'est beau mais ça n'arrange pas ma réflexion. Justement, pourquoi je n'ai pas su reconnaître ton éclat ? On a passé des jours ensemble, à travailler ensemble, à déjeuner, à se croiser, à se parler, à fréquenter les mêmes fêtes, les mêmes amis. J'ai toujours immédiatement identifié les hommes qui me plaisaient, j'ai toujours reconnu ceux à qui je plaisais. Et toi... dans ce que mon ignorance de la vie, des gens, des choses, a de plus arrogante, je ne te voyais pas. Parce que tu n'avais pas ces codes qui font qu'on s'allume quand on croise un idéal.

- Mais cet idéal, c'est toi qui l'as façonné non ?

- Oui

- C'est toi qui l'a enfermé dans une case, avec un regard précis, des yeux d'une certaine couleur, une attitude, une coupe de cheveux, une façon de porter une veste ou de faire briller ses chaussures, une carrure émoustillante ou une peau bronzée comme sur les magazines...

- C'est un peu caricatural mais... pas faux.

-  Donc les codes dont tu parles t'empêchaient de déchiffrer ceux que tu laissais de côté... Tu n'avais jamais regardé mes yeux ? Entendu ma voix ?

- Mais non ! Jamais ! C'est ça que je ne comprends pas ! Aucune voix au monde aujourd'hui ne me ferait autant d'effet que la tienne et je n'ai jamais entendu le charme de tout ce qu'elle portait en elle pendant des années... Et tes yeux, ces yeux que j'aime tant, comment ai-je pu ne pas les voir ? Comment les as-tu posés sur moi ? Avec de l'amour ? De l'envie ? Comment tu me regardais ?

- Tu es la plus belle femme du monde Simone, aucune femme ne pourrait atteindre, ni même simplement apercevoir le monde de rêve que tu m'as inventé. Je peux te voir fatiguée, tendue, en colère, en sueur, démaquillée, au réveil, en larmes, je ne vois que celle qui me va comme aucune autre.

- Arrête...

- ...mais je n'ai pas toujours eu ce regard. Je te voyais bien sûr, mais moi non plus je n'avais pas encore vu mon diamant. Je voyais une jolie femme, comme on en croise mille

- Merci ça fait plaisir... (ironique, puis elle sourit)

- ...non mais tu sais ce que je veux dire...

- Oui je sais... Je te cherche un peu... avec amour...

- ...j'adore quand tu me cherches... et encore plus quand tu me trouves... je voyais donc une jolie femme comme on en voit plein, mais tu ne me faisais pas d'effet, probablement parce que je sentais que je ne t'en faisais aucun, ou parce que je n'avais pas confiance en mon pouvoir de séduction, sur toi ou sur une femme comme toi... Tu étais comme un magazine qui s'adresse à d'autres... Une distraction pour l'œil...

- C'est fou quand même... Ces gens qui ne ressentent rien quand ils se croisent, ces âmes persuadées qu'elles sont incompatibles, ces cœurs certains de ne pas être faits l'un pour l'autre alors qu'ils fondraient sur place s'ils s'ouvraient...

- C'est probablement la vengeance de la beauté intérieure sur le diktat de l'image...

- Je sais que tu plaisantes là... Tu fais référence à mon article de la dernière fois ?

- Oui mais c'était très juste finalement... Ceux qui ne font pas l'effort de regarder plus loin que ce qu'un regard propose ne verront jamais les sources bouillonnantes et mystérieuses qui font l'intensité de ce regard.

- Oui... Comme ceux qui n'écoutent pas la voix de quelqu'un parce que son intérêt est relatif en terme de canon de beauté passeront à côté de ces trésors invisibles.

- Ces trésors invisibles... C'est joli ça...

- Elles sont là les choses de la vie, dans les trésors invisibles. C'est ça Raoul, c'est exactement ça. Moi je suis tombé amoureuse de toi le jour où j'ai compris ce qui donnait naissance à tes mots, à tes silences, à tes sourires, à tes doutes. J'ai vu celui à qui je pardonnerai tout, celui que j'aimerai d'une façon inconditionnelle, celui qui sera toujours là après les tempêtes, celui auprès duquel je resterai toujours, après les vents qui écorneront ses pages, et surtout, surtout, quand j'ai vu dans tes yeux que tu avais compris, compris que je t'avais reconnu, j'ai vu un amour que très peu connaîtront, dans une vie ou même dans dix. D'une simplicité absolue. Cette simplicité qui est l'Everest du bonheur, montagne complexe et décourageante...

- Je suis tombé fou amoureux de toi le jour où tu m'as dit "je suis amoureuse". Je ne savais pas encore que c'était de moi, je ne voulais pas y croire. Mais te voir amoureuse c'était d'une beauté... L'émotion que j'ai alors ressentie était extraordinaire, comme si c'était la première à toucher le fond de mon âme, comme si mon âme m'autorisait pour la première fois à en être conscient, touchée elle aussi par tant de grâce... Alors quand j'ai su que j'étais à l'origine de cet état qui te rendait si belle... Déjà, avant toi, je pensais qu'il n'y avait rien de plus beau qu'une femme amoureuse. Et plus encore une femme qui se dit amoureuse, qui le sent, qui le sait. Elle sait qu'elle ne sera plus jamais la même à partir de cette seconde magique. Moi, quand j'écris par exemple, je me sens encore mieux qu'amoureux, je me sens amoureuse, ce doit être la sensibilité féminine qui mieux que personne sait sortir les mots de l'âme...

- Tu es absolument homme... et tu as probablement été délicieusement femme. Enfin là, quand tu me regardes croquer ma pomme, je vois une sensibilité profondément masculine...

- Simone... Si c'est toi qui avais croqué la pomme, je suis sûr que le monde n'en serait pas là...

- Tu étais déjà beau quand tu étais invisible, quand je n'étais pas prête pour toi, ni toi pour moi... mais tu n'as jamais été aussi beau qu'à découvert...

- Si mon banquier t'entendait...

- Il ne sait pas à quel point il est riche de t'avoir... C'est son problème... (elle s'approche pour l'embrasser) Moi je sais...





Franck Pelé - juin 2015 - textes déposés


mardi 23 juin 2015

Le chèche (scénarisé)




Suite d'un hôtel parisien - intérieur jour - matin

Raoul lit son journal au lit et Simone se prépare pour sortir. Elle est habillée en blanc, elle cherche quelque chose dans le placard.


Simone

Tu n'as pas vu mon chèche ?

Raoul

ton quoi ???

Simone

mon chèche !

Raoul

Qu'est-ce que c'est que ça un chèche ?

Simone

C'est comme une écharpe légère...

Raoul

Ah... si je l'ai vu il est dans ton carnet

Simone

Dans mon carnet ?

Raoul

...ton carnet de chèches !


Raoul explose de rire.


Simone

Arrête Raoul, j'ai pas envie de rire là, je suis pressée d'aller acheter les croissants et je ne trouve plus mon chèche...

Raoul

Mais toi tu es en blanc, tu vas pas mettre un chèche quand même...

Simone

Et alors ? Pourquoi pas ?

Raoul

Bah je sais pas si ils vont te laisser sortir de l'hôtel... tu crois qu'ils acceptent les chèches en blanc ici ?


Il se retient de rire, il est bord d'exploser


Simone

Tu es à fond là ? Ok, tu ne veux pas m'aider...

Raoul

Rrrrroooo ça va... attends ! Il est de quelle couleur ton chèche...

Simone

Si c'est pour vanner la phrase d'après, c'est pas la peine...

Raoul

Mais non... il est de quelle couleur ?

Simone

Bleu nuit

Raoul

C'est une couleur ça bleu nuit ?

Simone

Bah oui, c'est...bleu nuit.

Raoul

Mais c'est complètement con ça bleu nuit... excuse-moi mais c'est complètement idiot, la nuit est noire, d'où il sort ce bleu nuit ?

Simone

Mais non pour les couleurs la nuit c'est bleu, c'est comme ça, ce n'est pas noir, on n'a jamais entendu parler de chèche nuit noire...

Raoul

Remarque j'ai jamais entendu parler de chèche bleu nuit non plus... c'est dommage d'ailleurs parce que sinon j'aurais pu t'aider, je t'aurais dit où il se trouve... D'ailleurs on dit étole, on ne dit pas chèche...

Simone

N'importe quoi... on dit chèche. On dit étole dans le 16ème ou chez ma grand-mère mais ici et maintenant, on dit chèche.

Raoul

Moi je dis étole. D'ailleurs j'en avais une, une étole... tu ne l'as pas trouvée en faisant les valises ?

Simone

Celle que tu mettais au ski là ? Qui me rend amoureuse à chaque fois ?

Raoul

Au ski ? De quoi tu parles ?

Simone

Mais si... à chaque fois que tu la mets ça résonne en moi... étole des neiges, mon cœur amoureux...

Raoul

Oh mais je vois que tu as l'humour aussi frais que le cerveau...

Simone

Ah d'accord ! Parce que toi tu crois que toutes tes vannes naissent coulées dans l'or fin mais celles des autres, pour que tu daignes les trouver un poil drôles, il faut tutoyer l'excellence des Dieux !

Raoul

Pas du tout...

Simone

Parce que tu crois que ton carnet de chèche vaut dix fois plus que mon étole des neiges ? Eh mais réveillez-vous les machos là, c'est fini la supériorité présumée ! Depuis qu'on a le droit d'ouvrir la bouche pour autre chose que demander si le gigot est assez cuit, on a rétabli deux trois trucs vous savez ?

Raoul

Oh non...tu ne vas pas me sortir tes banderoles parce que je pense que ma vanne est meilleure ? Sur ce coup-là elle est meilleure, point. Et ça n'a rien à voir avec le fait que je sois un homme.

Simone

Regardez-le Monsieur-je-sais-tout avec son journal au lit, comme un sénateur qui domine le monde et arbore le sourire de celui qui croit qu'il vient d'envoyer sa secrétaire au 7ème ciel...

Raoul

N'importe quoi... Et puis tu as aimé non ?

Simone

Non toi tu adores l'idée que j'ai aimé, mais tu ne pourras jamais en être sûr. Contrat de confiance mon chéri... Soit je te dis ce que tu aimes, soit je te dis ce qui est, parfois les deux se rejoignent dans une vérité qui rassure tout le monde, parfois une seule de ses suppositions est vraie et alors un seul est rassuré...

Raoul

Bon, tu sais où est mon étole ou pas ?

Simone

Elle est de quelle couleur ton étole ?

Raoul

Elle est bleue... bleu...jour.

Simone

Bleu jour ? Tu te fous de moi Raoul ?

Raoul

Excuse-moi mais c'est quand même plus logique que bleu nuit non ??? En tout cas c'est une couleur primaire.

Simone

Normal. Elle ressemble à ton humour. Niveau étole primaire.

Raoul

Ok... j'abandonne.

Simone

Attends... Raoul ! Niveau étole primaire ! Elle est bien quand même... Avoue !

Raoul

Oui elle est pas mal...

Simone

Pas mal ?

Raoul

Ok elle est très bien, vraiment bien, joli jeu de mots et bien amenée... mais mon carnet de chèches reste au-dessus... en toute objectivité...

Simone

T'aimes pas quand je suis plus forte que toi à un truc où tu te crois fort hein...


Elle s'avance vers lui et le titille un peu, avec son nez dans son oreille, sur sa joue, ses mains qui jouent avec ses cheveux...

Raoul

Pfff...

Simone

Tu lis quoi là ?

Raoul

Un article sur l'assassinat qui a déclenché la première guerre mondiale...

Simone

Intéressant... tiens, à ce propos, je vais t'en boucher un coin ! Puisqu'on parle de chèches...

Raoul

Quel est le rapport entre les chèches et l'assassinat de Sarajevo ?

Simone

Tu vas voir... Il existe un vrai lien. Savais-tu que la femme de l'archiduc héritier François-Ferdinand en faisait collection et qu'elle les mettait toujours au four avant de les porter ?

Il reste interloqué et silencieux

Ah ! Tu vois comme ta femme est cultivée ! Comme elle fait se rejoindre le premier sujet et le dernier dans une seule et même anecdote, la classe à Dallas mon trésor, le Saint-Estèphe chez Marie-Josèphe, le Pauillac à Aurillac !

 Raoul

Le Pauillac à Aurillac ?

Simone

Oui, le sommet où qu'on soit quoi ! Ce n'est pas un homme qui aurait eu l'idée d'une telle chute, n'est-ce pas mon chéri ?

Raoul

Quelle chute ? Quelle collection ? Quel four ? Mais de quoi tu me parles Simone ?

Simone

Bah voyons, j'exprime un niveau de culture au-dessus du tien donc tu fais comme si je délirais... tu ne me respectes pas Raoul. (elle se met en retrait)

Raoul

Mais si... Excuse-moi... tu as raison... Je ne connaissais pas cette anecdote non... Elle me paraissait un peu étrange c'est tout... mais je reconnais qu'elle est le fruit d'une grande culture... J'avoue que c'est la première fois que j'entends parler de cette histoire... Bravo, joli rebond chérie.

Simone

(le regard qui devient de plus en plus coquin, presque rieur)

C'est fou quand même que tu ne connaisses pas cette histoire... Tu n'as jamais entendu parler des chauds chèches de l'archiduchesse ?


Raoul se met alors la tête dans le journal pendant que Simone se met debout sur le lit et saute en chantant la musique de Rocky et en brandissant les poings au ciel... tin tin tin... tin tin tin...



Franck Pelé - juin 2015


samedi 23 mai 2015

Simone fait de la pub : JAI


- Simone chérie, tu viens te coucher ?

- Vas-y sans moi Raoul, je suis sur un Everest de plaisir qui ne permet pas

qu’on en descende avant un certain temps…

- Qu’est-ce que cette histoire ? Et tu as autant de saveurs que je t’en propose

sur ton Everest

- JAI

- Tu as la qualité autant que la quantité ?

- JAI

- Un goût unique et l’exaltation de tous tes sens, tu n’as pas ça en haut de ta

montagne !

- JAI... évidemment

- Mais qu’est-ce qui te prend Simone, tu as tes vapeurs ou quoi ?

- Exactement, j’ai mes vapeurs, mais celles-là, quand tu les as, je peux te dire

que tu es d’une sérénité absolue… Comblée.

- Tu vas voir ailleurs c’est ça ?

- Ah non, avec ces vapeurs-là, tu ne vas pas voir ailleurs, tu peux être

tranquille, personne n’oserait tromper cette qualité de plaisir…

- Mais de quoi tu parles enfin ??? On dirait que tu parles d’un amant qui te fait

léviter dans des volutes magiques !

- C’est un peu ça oui…

- Il a du goût au moins ? Il est élégant ?

- Très. Il propose des goûts ronds et typés, hier il était un mélange de fruit de la

passion et de litchi d’Asie Orientale, et ce soir, il sera frais et douceur de

menthe avec un léger goût d’agrumes…

- Il est bien fait ?

- Je dirais plutôt ELLE est bien faite. Une élégante finition noire, un toucher

doux sur toute la longueur et une extrémité lumineuse.

- Pardon

- …et elle dure beaucoup plus longtemps que les autres avec une promesse de

300 bouffées intenses…

- Mais des bouffées de quoi ???

- De bonheur Raoul, de bonheur… et puis elle est discrète au bout des doigts

comme au bout des lèvres… et elle se glisse dans toutes les poches, ce qui

représente un gros avantage, un de plus.

- Dans toutes les poches, mais de quoi tu parles ?

- De JAI ! La nouvelle cigarette électronique !

- Aaaaah !!! Oh la peur que j’ai eue… Je ne comprenais pas pourquoi tu me

disais « J’ai » tout le temps…

- C’est JAI, en trois lettres, sans apostrophe.

- J’ai tellement cru que tu me trompais…

- Mais enfin chéri, comment peux-tu penser une chose pareille…

- Tu as tout ce qu’il te faut pour être heureuse ?

- JAI

- Tu l’écris comment là ?

- Avec une apostrophe bien sûr…



Franck Pelé



Découvrez l'univers JAI ici : https://www.jaivaping.com/francais/home



jeudi 14 mai 2015

Blue Hotel



- Bonjour, je…

- Bonjour, allez, on y va là s’il vous plaît parce que j’ai un déjeuner avec mon producteur dans deux heures à l’autre bout de la ville et il me reste encore trois types comme vous à voir alors vingt minutes pas plus, d’accord ?

- Mais je…

- Ne me dites pas que vous n’êtes pas prêt ? Vous avez préparé vos questions n’est-ce pas ? Des questions un peu plus fines que vos prédécesseurs j’espère parce qu’on ne peut pas dire qu’ils ont révolutionné l’art de l’interview…

- Elles sont prêtes oui… Vous répondrez à tout ? Peut-on jouer la carte de la transparence ?

- Tant que vous restez respectueux je n’ai peur de rien.

- Très bien, allons-y… Simone, vous parliez tout à l’heure des trois types comme moi que vous deviez encore voir, à propos de type, quel est votre type d’homme ? J’imagine qu’il est assez éloigné de ces types qui vous font perdre votre temps… ?

- Mais non… attendez… bon c’est en off ce que je vais vous dire d’accord ?

- D’accord

- Excusez-moi pour cette généralité, je ne voulais pas vous blesser mais mettez-vous à ma place, avant vous j’ai eu trois pseudo-journalistes, deux concierges qui ne pensaient qu’à savoir avec qui je dormais à l’hôtel pendant le festival et un lourdingue qui cherchait mon regard pour me sourire comme un séducteur de salle de bains. Personne ne m’a parlé de cinéma ou de choses intéressantes alors que la vie propose quand même autre chose que des potins superficiels non ? On peut creuser un peu ou personne n’en est capable ?

- C’est quoi un séducteur de salle de bains ?

- Un type qui se regarde dans le miroir et qui se sourit en pensant qu’il est irrésistible.

- Très bien, on y retourne ? J’ai très envie de creuser avec vous et le temps presse.

- Allons-y. Merci.

- Vous êtes ici pour un rôle de femme qui semble avoir été écrit pour vous.

- C’est ce que je me suis dit quand je l’ai lu, un rôle comme ça, ça passe rarement plusieurs fois dans une carrière. J’ai adoré la justesse de ce que j’ai lu, cet auteur a une sensibilité particulière, je suis tombée amoureuse de lui au bout de vingt pages.

- Parlons d’amour, du vrai.

- Mais j’ai aimé au point de fondre ! Vraiment !

- Vous êtes de ces femmes inaccessibles, dont la beauté empêche tout élan de la part de quelqu’un d’ordinaire, quand on vous voit, on se dit que pour avoir la chance de sentir votre regard amoureusement ému il faudrait être un apollon, un comédien aussi célèbre que séduisant ou un homme riche, au moins d’un pouvoir particulier. Comment un homme qui n’a rien de tout cela mais des diamants plein le cœur quand il vous voit pourrait séduire la femme extraordinaire que vous êtes ?

- Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Pourquoi je serais une femme inaccessible ?

- Pardonnez-moi mais, si je vous écrivais une lettre qui vous touchait au cœur par exemple et que…

- Vous ?

- Oui moi…

- Parce qu’on parle de vous là ? Vous essayez de me séduire entre les lignes ?

- Pas du tout. Reprenons le fil s’il vous plaît. Je vous écris une lettre qui vous bouleverse, qui vous emporte, je vous donne rendez-vous dans un restaurant, et vous tombez sur moi, sur cette banale réalité physique qui ne reflète en rien tout ce que je suis mais peu importe, c’est ce que vous voyez à l’instant. Je vous emporte toujours autant ?

- Et pourquoi vous ne m’emporteriez pas ?

- Vous dites ça pour me faire plaisir… mais je vois bien que je ne vous fais aucun effet, et croyez bien que je ne cherche pas à vous en faire, c’est pour illustrer ma question. Votre beauté, votre classe, votre destin aussi, vous rendent inaccessible, comment pouvez-vous reconnaître un regard particulier parmi tous ces regards sur vous, qui sont tous forcément particuliers puisque vous êtes si particulière, à leurs yeux et dans l’absolu ?

- J’allais sévèrement vous engueuler mon cher pour votre insistance sur ce sujet et cette caricature de femme inaccessible alors que vous ne connaissez de moi que l’image médiatique qu’on vous sert, visant uniquement à nourrir des curiosités essentiellement superficielles, mais votre question est intéressante.

- Merci

- Par contre, nous n’aurons pas le temps de continuer avec d’autres questions puisque vous tenez à développer autant sur celle-ci.

- Très bien…

- Comment vous appelez-vous ?

- Raoul

- Vous dites ça parce que je vous ai parlé de l’auteur…

- Non, non, je m’appelle vraiment Raoul, je peux vous montrer ma carte d’identité si vous voulez

- Je vous crois. Raoul, c’est vrai que vous n’êtes pas tout à fait mon type mais si j’étais une petite infirmière de province vous ne seriez pas plus mon type, vous comprenez ? Je ne suis pas plus inaccessible qu’une autre, mais c’est vrai qu’on finit par se protéger un peu plus quand on est très sollicitée, et je passe peut-être à côté de regards qui brillent de ce qu’ils cachent à l’intérieur. De toute façon vous savez, je suis très fataliste, ce qui doit arriver arrive, tout est écrit, ou presque.

- Je pense exactement comme vous.

A ce moment précis, l’attachée de presse entre dans la chambre d’hôtel et lance à Simone :

- Simone, je sais que c’est très gratifiant de rencontrer celui qui a écrit votre rôle mais on a encore quatre journalistes qui attendent là !

- Pardon ??? (Elle regarde Raoul un long moment, interloquée, presque abasourdie. Il se lève, tend sa main pour prendre la sienne, elle lui tend sans dire un mot, il embrasse sa main) Vous… vous êtes ce Raoul là ? Pourquoi vous ne m’avez rien dit ?

- J’ai essayé mais vous étiez très pressée… Vous vouliez des questions, et ne pas perdre de temps, alors je vous ai posé des questions…

- Pourquoi vous m’avez posé cette question sur le regard ?

- Parce que je voulais savoir si j’avais une chance d’être aimé par une femme qui ressentait l’impression rare qu’on avait écrit pour elle ou si mon physique ordinaire pouvait vous empêcher de prendre le temps de voir la couleur de mes yeux.

(Elle s’approche des yeux de Raoul et les regarde fixement

- Ils sont magnifiques vos yeux…

- C’est un peu tard Madame, et presque trop facile après la chute du masque du journaliste curieux des frissons de la diva…

- Vous me prenez pour une diva ?

- Non, vraiment pas, je plaisantais. Simone, j’ai écrit ce rôle en pensant à vous, vous pourrez trouver des défauts chez moi, mais aucun qui dit du mal de vous.

- Je ne vais pas vous faire le coup de l’encre de vos yeux mais maintenant que je sais qui vous êtes, je vois la couleur de vos mots dans votre regard, et c’est très troublant. Aussi troublant que séduisant.

- Vous n’auriez pas pu la voir avant de savoir qui j’étais ?

- Je ne sais pas… Peut-être. Peut-être pas. Qui sait… ?

- Je vous laisse… Quelques questions sans intérêt vous attendent (Il sourit) Vous savez, il faut toujours prendre le temps d’observer ce qui danse dans le regard des autres, pas le regard qui insiste, mais celui qu’on cache, celui qu’on empêche de briller de peur de voir son éclat ne pas trouver de réponse, celui qui dit beaucoup de l’âme et des frissons.

- Raoul, qu’est-ce qui vous fait croire que je suis une femme aussi particulière ? Qu’est-ce qui vous fait croire que je pourrais être la femme de votre vie ? Que vous seriez l’homme de la mienne ?

- Parce que c’est écrit. Je suis comme vous Simone, je pense exactement comme vous, je vous l’ai dit tout à l’heure, je crois que tout est écrit. Mais concernant votre beauté, votre élégance, votre sensualité idéale, votre féminité absolue, concernant le fait que vous êtes la femme de ma vie et moi l’homme de la vôtre, j’en suis sûr, parce que là, c’est moi qui l’ai écrit.


Il se lève après un sourire tendre, Simone est séduite, le regard dans le vague, encore fixé sur la chaise désormais vide en face d’elle. Un journaliste vient s’asseoir sur cette chaise.


- Bonjour Madame... c’est un honneur pour moi d’être ici, quel est votre meilleur souvenir pendant ce festival ?

Simone, encore complètement sur une autre planète :

- Je viens de faire la plus belle interview de ma vie et elle ne sera jamais publiée…

- C’est votre plus beau souvenir ?

- Pardon ? Vous êtes ? Vous dites ? Excusez-moi je dois vraiment vous laisser là, je dois justement le rattraper...

Simone se lève

- Rattraper qui ?

- ...mon plus beau souvenir !!!

- Mais enfin Simone, on vient à peine de commencer !!! Et quel est ce souvenir ? De quoi on parle là ???

Simone met son manteau, ouvre la porte, passe devant son attachée de presse et les autres journalistes qui attendent et lance vers l’homme désormais seul dans la pièce :

- Du jour où j’ai rencontré l’homme de ma vie !!!





Franck Pelé – textes déposés SACD – Mai 2015

mardi 5 mai 2015

Le balcon



Raoul vivait dans cet appartement parisien depuis l'été précédent. En ces premiers jours de saison douce, il attendait l'éclosion d'une fleur particulière. Elle ne pousse pas cette fleur, elle surgit, elle vit, elle respire, elle parfume quiconque est témoin de sa présence. On peut la voir sur un balcon, là-bas, juste en face. Il l'avait vue pour la première fois l'année dernière, dans les derniers jours de l'été. Il regardait par la fenêtre, entre curieux et rêveur, et elle est apparue. Il avait alors ouvert sa fenêtre pour s'accouder à la balustrade et fumer une cigarette, feignant de l'avoir vue. Mais à l'instant où il avait levé les yeux pour la voir d'un peu plus près, elle était rentrée chez elle. Et les trois fois suivantes, ce fût le même scénario, à chaque fois qu'elle sortait il ouvrait la fenêtre pour fumer, et à chaque fois elle rentrait.

Aujourd'hui c'était samedi, un des premiers du mois de mai, il ne l'avait pas vue de l'hiver. Quand elle est sortie, il n'a pas ouvert sa fenêtre, il est resté debout, derrière la vitre, et il l'a regardée, emporté par un plaisir silencieux qui aurait pu être frère avec celui qu'on ressent au moment de retrouver le soleil. Il était subjugué par sa beauté, par son charisme, par elle. Elle a vu qu'il la regardait, elle n'a pas esquivé cette attention particulière, elle l'a fixé à son tour, sans bouger, sans sourire, comme pour demander la raison de cette insistance. Il a souri. Pas elle. Ou à peine, comme un réflexe poli qu'elle aurait retenu si elle avait pu. Il est allé dans son salon, a ouvert un tiroir dans le meuble près de la porte, a pris une feuille blanche et à écrit au marqueur noir "Pourquoi vous ne souriez pas ?". Il s'est approché de la fenêtre, l'a ouverte et a présenté ses mots à sa voisine d'en face. Elle a failli sourire mais est restée en maîtrise. Elle est rentrée chez elle. Il a refermé sa fenêtre, a posé sa feuille, puis a commencé à casser des œufs pour son omelette aux lardons du samedi. Il jetait un œil régulièrement en face. Puis il s'est arrêté de respirer, elle était là, sur le balcon, avec une feuille entre les mains, on pouvait lire "Pourquoi devrais-je sourire ?". Elle fait alors glisser une feuille par-dessus celle de devant qui disait "Pourquoi me regardez-vous ?" S'engage alors un dialogue écrit entre eux :

- "Je vous regarde parce que la lumière attire toujours"

- "Est-ce que vous pouvez parler plus fort ?" (toujours par voie écrite avec de grosses lettres sur une feuille blanche, plusieurs feuilles se succédant s'il le faut)

Il repart dans le salon, ajoute trois points d'exclamation, et réapparaît avec sa pancarte :

- "Je vous regarde parce que la lumière attire toujours !!!"

Elle plisse les yeux, c'est difficile de lire à cette distance, elle rentre chez elle et revient avec une paire de jumelles. Elle lit. Elle sourit. Elle rentre à nouveau, écrit sur une feuille et brandit un "merci" écrit en grosses lettres. Il plisse les yeux, faisant mine d'avoir mal lu, rentre chez lui, revient aussi avec des jumelles, il les met sur son nez et regarde attentivement le panneau qu'elle lui tend. Très attentivement. En voyant les jumelles bouger de haut en bas, elle comprend qu'il la regarde. L'angle de l'inclinaison indique clairement qu'il regarde ses jambes, ses courbes sont idéales, fondantes, il remonte sur son visage qui cette fois est complètement fermé. Elle prend une feuille, écrit nerveusement, et lui montre un "J'arrive" avec autorité. Il pose les jumelles, la regarde quitter le balcon, assez incrédule, il regarde dans la rue, attend quelques secondes, et elle apparaît, d'un pas plus que décidé. Elle s'arrête au milieu de la rue et lui crie :

- C'est où ?

- Troisième droite, au 42, la porte marron devant vous.

- Votre nom ?

- Il n'y a qu'un appartement au troisième à droite...

Elle entre dans l'immeuble. Il se dirige vers l'entrée, il entend ses pas dans l'escaliers, ses chaussures claquent chaque marche avec un élan vrament décidé. Elle frappe à la porte de Raoul. Il ouvre, avec un sourire hésitant, il ouvre la bouche pour dire bonjour, il n'a pas le temps :

- Je ne vous dérange pas là avec vos jumelles ? Vous voulez que je remonte ma jupe pour vous faire un avis précis ? Mais peut-être que vous connaissez déjà tout ce qu'elle cache depuis votre perchoir... vous m'épiez la nuit ? (elle hausse le ton) Est-ce que vous m'avez déjà observée avec vos jumelles pendant que j'étais chez moi ???

- Vous ne voulez pas entrer pour qu'on en parle ? On sera mieux... et puis il y a des voisins ici...

- Non ! Que vos voisins sachent qui vous êtes !

- Arrêtez enfin... c'est vous qui avez commencé avec les jumelles, j'ai trouvé le jeu amusant et vous m'avez fait penser que j'en avais aussi, je les ai prises pour vous faire sourire, comme pour insister sur mon étonnement à l'endroit de votre merci...

- C'est étonnant que je dise merci ???

- Un peu oui... C'était votre premier mot gentil...

- Je rentre mais deux minutes. Parce que j'ai froid.

- Je m'appelle Raoul, enchanté.

Il lui tend la main, elle l'ignore superbement en rentrant directement dans le salon. Au moment où il allait l'inviter à s'asseoir, elle a déjà pris place autour de la table. Il la rejoint, s'assoit à son tour, et au même moment elle se lève, et se dirige vers la fenêtre.

- Alors c'est ici votre poste de garde...

- Mais pas du tout... Vous ne regardez jamais dans la rue vous ?

- Si, ça m'arrive, mais je ne harcèle personne !

- Je vous harcèle maintenant ? Bon, je crois que vous n'êtes pas très objective là... Ou alors prisonnière d'une mauvaise expérience qui me fait passer pour ce que je ne suis pas...

- Ecoutez-moi bien RAOUL, les petits voyeurs comme vous ne m'intéressent pas, les concierges d'immeuble en général ils sont tout en bas, c'est pour ça que j'aime prendre de la hauteur, je vous ai trouvé sympathique au début de cet échange écrit, ça me rassurait un peu par rapport à l'idée que je me faisais de ce voisin mateur, mais quand j'ai vu que vous me dévisagiez avec vos jumelles, déculottiez serait plus juste, je peux vous dire que vous avez eu de la chance de ne pas avoir été à portée de pot !

- Ecoutez-moi bien madame qui ne daigne même pas se présenter ! Je vous regarde parce que vous êtes ce qu'il y a de plus lumineux, élégant, ravissant à des kilomètres à la ronde ! Vous éclairez tout le gris de cette rue à chaque fois que vous apparaissez ! La première fois que nos regards se sont croisés je vous ai souri, vous n'avez même pas répondu ! Et à chaque fois que j'ouvrais ma fenêtre, vous refermiez la vôtre ! C'est interdit d'être séduit par vous ? On doit tourner la tête et se réfugier dans la cave quand vous sortez prendre l'air ? Vous aimez prendre de la hauteur au point de vous croire supérieure à tout et à tout le monde ? Oui j'ai baissé mes jumelles, pas pour contenter une nature perverse mais pour regarder le tableau dans son ensemble, je n'ai pas pu m'en empêcher. Je voulais voir vos jambes, vos chaussures, comment vous les portiez, si vous aviez des bas, ce que disaient vos courbes de vous, je voulais voir votre bouche plutôt que la deviner, je voulais être sûr de la couleur de vos cheveux, presque sentir la douceur de votre peau. Ce qui est un poil plus élégant que cette intention déculottée que vous avez imposée sans discussion !

Il se lève, la prend par la main et la ramène vers la porte. Il ouvre la porte et sur sa lancée :

- ...mais je dois mettre fin à cette entrevue parce que j'ai peur que vous ne finissiez par m'accuser d'espionnage de vos traits si je devais céder à la tentation de m'y perdre plus de dix secondes. Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin, essayez de ne pas trop exprimer votre contrariété sur le bois des marches de ma défaite, vous serez bien aimable... J'aurais rêvé que vous puissiez les monter un jour, sûre de votre succès, que j'aurais confirmé d'un regard, d'une main dans vos cheveux, d'un sourire vainqueur, mais j'ai compris que vous étiez la seule à pouvoir décider de ce qui vous rend belle, à décider des heures d'ouverture au public pendant lesquelles tout regard sur votre beauté est autorisé. Je vous trouve moins belle à présent, dormez tranquille.

Il claque la porte. Il n'entend pas un bruit pendant quelques secondes, puis des pas, lents, expressifs, presque interrogatifs, dans cet escalier devenu une métaphore beaucoup plus longue à descendre que le bois dont elle se chauffait avait été facile à monter.

Elle ne s'est pas montrée de la semaine sur le balcon. Même les jours ensoleillés. Pas l'ombre d'une fleur. Pris de remords, Raoul est allé glisser une lettre dans sa boîte. Mais ne connaissant pas son nom, il l'a laissée dans la boîte de la concierge, avec sur l'enveloppe "à la jeune femme brune du troisième". Il lui a écrit ces mots :

"Chère inconnue, je dois partir pour quelques jours dans le sud de la France, je veux vous présenter mes excuses pour la façon dont j'ai exprimé ma colère, vous vous étiez tellement trompée sur moi. J'aimerais qu'à mon retour nous dînions ensemble, je pars au moins deux semaines, je vous laisse mon adresse pour que vous puissiez me répondre avant mon retour à Paris. Si vous ne me répondez pas, je resterai probablement plus longtemps. Peut-être toujours. La vue ici est magnifique et elle ne me fait aucun procès d'intention. Merci."


Tous les matins, dans son petit village varois, il ouvre sa boîte aux lettres, avec un petit pincement au cœur, et il ne trouve rien. Rien de ce qui ressemble à ce qu'il attend. Il se demande si elle a aimé sa lettre, peut-être a-t-elle été encore plus contrariée, peut-être a-t-elle été touchée ? Ce jeudi-là, au moment de prendre son courrier, il ne s'attendait vraiment pas à cette enveloppe d'un bleu particulier, le cachet était parisien, l'adresse écrite avec élégance, c'était elle. Il ouvre l'enveloppe, le cœur battant, il déplie la lettre pliée en trois. Une seule phrase. Début de déception. Il la lit : "Bonjour Raoul, je ne viendrai pas chez vous. Mais vous saurez bientôt comment je m'appelle." Déception totale. Elle avait mal pris l'ironie légère de son voisin dans sa lettre d'excuses. Il fait une boule de papier avec la lettre et la lance dans la poubelle du jardin comme on voudrait mettre un panier. Raté... Il souffle, rentre la tête un peu basse, sourit en pensant qu'il avait été une fois de plus optimiste quant à la nature des âmes qu'il aime, puis remonte dans son appartement avec une vue imprenable sur la mer et les pins, sans trop de vis-à-vis, un havre de paix. Il se prépare un café, ouvre sa fenêtre, s'accoude à la balustrade de son balcon et regarde la mer, sa tasse à la main.

Soudain, la porte-fenêtre du balcon de l'appartement d'en face, légèrement sur la gauche, s'ouvre. Une femme apparaît. Il se redresse, n'en croit pas ses yeux. C'est elle... Elle a une feuille blanche dans la main droite, elle s'avance vers le bout de sa terrasse, face à Raoul et elle brandit sa feuille sur laquelle on peut lire "Simone".

Puis elle parle, sans crier, le silence permet une écoute idéale :

- Je vous avais promis que vous sauriez comment je m'appelle... Et je vous avais dit que je ne viendrais pas chez vous... alors j'ai pris un petit chez moi. Pour le dîner, vu le temps, on peut manger sur le balcon non ?



Franck Pelé - textes déposés SACD - mai 2015

(Photo André Kertesz - Paris 12 juillet 1975)

samedi 2 mai 2015

Plus douce sera la chute




- Vous faites vraiment très très bien la planche

- Merci...

- Vous pourriez me la prêter ?

- Ah non je suis désolée... ça fait trois fois que je la prête depuis le début de l'année et à chaque fois les gens tombent...

- C'est parce qu'ils ne maîtrisent pas... Ils tombent comment ?

- Amoureux.

- Ah... là... c'est vrai que je ne garantis pas d'éviter ce genre de chute... Et vous n'avez jamais eu envie de laisser tomber ? Je veux dire de laisser quelqu'un tomber amoureux ?

- Mais à chaque fois qu'il y en a un qui tombe raide dingue, à chaque fou amoureux, ça tombe sur moi ! Je ne veux pas de ces cascadeurs qui se voient tomber plus beaux qu'ils ne sont, ces hystéros du frisson qui bouillonnent dès qu'un battement particulier dérègle leur horloge alors qu'ils ne sont jamais à l'heure ! Moi je veux un amoureux qui tombe en douceur, élégamment, légèrement, profondément, lentement mais sûrement, je veux qu'il tombe amoureux de moi, pas qu'il tombe sur moi, comme on aime par hasard... Alors là oui, je le laisserais tomber, et aucun homme n'aura jamais été aussi heureux qu'on le laisse tomber...

- Madame... Prêtez-moi votre planche s'il vous plaît. Je vous jure que je ne tomberai pas.

- Je ne sais pas comment je dois le prendre...

- Prenez-le comme vous voulez, il faut se méfier de certaines attractions, parfois on croit tomber alors qu'on se redresse. Et même en amour ce n'est pas forcément une mauvaise nouvelle. Allez savoir si ce n'est pas vous qui vous lèverez amoureuse quand je vous aurai retiré ce poids derrière lequel vous vous cachez...

- Vous me plaisez. Vous êtes ?

- Raoul

- Simone... Si je vous prête ma planche, vous m'emmèneriez faire un tour ?

- Aussi loin que vous voudrez... mais vous n'auriez pas peur qu'on tombe tous les deux ?

- Je prends le risque...




Franck Pelé - Mai 2015 - textes déposés

lundi 9 mars 2015

L'homme est une femme comme les autres




- Simone, je voudrais que vous laissiez un instant toutes vos certitudes à terre, que vous les laissiez tomber, vos verrous, vos limites, vos barrières, à vos pieds, là où finit tout ce qui vous entrave, là où commence tout ce qui emporte.

- Pourquoi devrais-je m'ouvrir à ce point et me présenter sans aucune défense ?

- Parce que vous m'avez déjà vu embrasser une autre femme que vous, et vous ne me laisserez aucune chance de vous prouver que vous êtes celle qui me va.

- J'ai moi aussi embrassé avant vous. Mais je ne vous connais pas. Pas assez. Et ce que je connais de vous m'invite à la prudence.

- Parce que j'ai aimé avant vous ?

- Non. Parce que vous semblez maîtriser cet élan.

- Je ne maîtrise jamais le moindre élan, c'est ce qui doit vous convaincre et c'est justement ce qui effraie ceux qui en sont témoins. Ils me croient léger comme le vent, mais je suis enraciné, fort et droit, dans une terre d'histoires, celles de toutes les âmes qui ont vécu avant nous. Si un souffle puissant me fait plier, je me laisse courber, jusqu'à en perdre ma nature. La seule chose que je maîtrise, c'est mon inclinaison sous les vents superficiels. Quand je ne la maîtrise plus, c'est que le vent est trop fort, une tempête de frissons, un ouragan d'évidentes couleurs tonnantes, qui invitent mes cimes à retrouver les fleurs naissantes.

- Je n'ai pas le droit de vous embrasser.

- Pourquoi ?

- Parce que nous sommes dans la rue, parce que je suis une femme et que si on nous voyait, vous seriez un Don Juan et moi une fille facile. Je ne peux prendre une telle décision parce que je ne suis qu'une femme, docile, aimante, qui cuisine et nettoie, dévouée et admirative de celui qui a tellement de pouvoirs...

- Vous ne pensez pas ce que vous dites... Vous savez pourquoi je ne peux aller nulle part ailleurs que vers vous ? Parce que j'écoute la femme qui est en moi, ma mère, ma sœur, ma nourrice, la femme de mon voisin, de mon frère, mon institutrice, ma meilleure amie, ma confidente, toutes ces femmes qui font l'homme que je suis aujourd'hui. Mon courage est féminin, mon élan est féminin, ma patience, ma conviction, ma certitude, mon élégance, ma force, ma curiosité sont féminines. Les hommes ont peut-être tous les droits, mais seuls ceux qui sauront en remercier les femmes deviendront des hommes, libres...

- ...et égaux en droits... Vous vous prénommez Raoul n'est-ce pas ?

- Oui

- Raoul j'ai embrassé quelques hommes dans ma vie, mais aujourd'hui, je crois que j'ai rencontré la femme de ma vie... Et je me sens tous les droits du monde de l'embrasser jusqu'à ce que ses courbes défient les juges les plus obscurs…



Franck Pelé