jeudi 20 octobre 2011

Simone al dente



Simone sentait que son corps s'électrisait totalement, chaque frisson était comme une décharge inouïe d'une sensibilité extrême, elle se sentait comme une plage, abandonnée à son Robinson, s'enivrant à chaque vague qu'il faisait onduler sur elle, elle allait exploser de bonheur, emportée par un tsunami de plaisir...

- Ah... Ah... Ah... Ah...

Et là Raoul d'enchaîner :

- Staying alive ! Staying alive !

- Putain Raoul c'est pas vrai ! Pas là ! Pas maintenant !

- Pardon chérie mais tu étais tellement juste musicalement que mon oreille n'a pas pu résister... On reprend...

- On reprend ??? J'étais avec un amant magnifique sur une autre planète, tu me quittes au moment crucial pour me faire les Bee Gees et tu crois que je vais reprendre exactement à l'endroit où tu m'as laissée ???

- Attends, ça va, quand on éteint le feu sous une casserole d'eau bouillante, il ne lui faut pas longtemps pour qu'elle se remette à bouillir... Mets-y du tien un peu...

- Une casserole d'eau bouillante ? Parce qu'on fait quoi là pour toi ? Des macaroni ? Allez, vas-y, je suis prête, et mets tout le paquet parce que j'ai très très faim !

- C'est d'une élégance ça Simone...

Raoul reprit là où il s'était arrêté, c'est maintenant lui qui sentait monter son plaisir, c'était tellement fort, il n'allait plus pouvoir tenir... Il commença à exprimer le début de son ascension finale :

- Oui... Oui... Oui...

Et Simone, les yeux fermés, dans un grand sourire, en mimant le mouvement de tête de Stevie Wonder :

- We are the world... We are the children...

- Alors ça c'est nul ! Pourquoi tu fais ça ? Juste au moment où...

- ...où tu allais jouir c'est ça ? Oh mon pauvre chou, je suis désolée... Alors ça, moi je n'aimerais pas qu'on me fasse une chose pareille...

- Mais j'allais me faire pardonner là !

- Ah oui ? En prenant ton pied tout seul ? Parce que tu fais les macaroni en deux minutes toi ? Tu comprends pourquoi le bouillonnement d'une casserole et celui d'une femme sont deux choses extrêmement différentes ? Tu ne peux pas décider de tout Raoul ! Et surtout pas du moment où je suis prête !

- Mais tu étais prête là, tu as fait ton truc avec ta lèvre inférieure ! C'était du tout cuit, tu n'avais plus qu'à me suivre, mais non, t'avais décidé de te venger des Bee Gees !

- Le problème c'est que tu ne respectes jamais mon temps de cuisson Raoul...


Franck Pelé - Octobre 2011

Parfum d'absurde



- On peut savoir ce que tu fais Raoul exactement là ?

- Je m'entraîne à l'absurdité de la vie.

- C'est à dire ?

- Respirer des fleurs avec un masque à gaz c'est un peu comme passer devant des agences de voyage, des boutiques de luxe, des concessionnaires automobiles et des grands restaurants à longueur de rue tout en se disant qu'on est en pleine période d'austérité.

- Tu peux retirer ton masque, elle est en plastique celle-là, elle ne sent rien...

- C'est pas grave, c'est pour le symbole. En plastique ? Mais à quoi ça sert ?

- A maquiller la réalité. A nous faire croire que tout est toujours rose...

- Pour une fois que le gouvernement nous faisait une fleur !

- Manquerait plus qu'on nous change notre monnaie, qu'on augmente absolument tout sauf les salaires, que les financiers tirent les cordons de nos bourses et alors là, ce serait le bouquet...


Franck Pelé - Octobre 2011

Simone s'emmêle les pinceaux



- Ne bouge pas ! Reste comme ça...

- Quoi ? Pourquoi ?

- Quand tu mets ta main derrière ton cou comme ça, tu es belle comme... comme une définition parfaite qu'on n'a pas encore écrite pour exprimer la quintessence de la beauté d'une femme... Tu matérialises la seconde qui précède le chef d’œuvre, c'est le moment où le pinceau de Michel-Ange va glisser sur sa toile, où Chet Baker va souffler dans sa trompette, où Cassavetes va filmer Gena, c'est la seconde où l'on sait que l'exceptionnel arrive, que la classe sublime va nous emporter... Tu vas te retourner, et je vais voir naître le monde...

- Je peux bouger maintenant ?

- Tu pourrais montrer un peu de sensibilité à ma poésie Simone.

- Justement, je vais m'en occuper de mon poète... Tu permets que j'utilise ton pinceau pour te dessiner ce qui me ferait plaisir ?

- Simone...

- Je peux aussi te jouer quelques notes de trompette si tu veux...

- Simone ! Laisse flotter un peu de romantisme merde ! Je me tue à chercher la subtilité la plus extraordinaire et toi tu te vautres dans la métaphore salace !

- La métaphore salace ? La métaphore salace ??? Tous les hommes du monde rêveraient que leur femme leur réponde ce que je viens de te répondre et toi tu voudrais que je te récite l'intégrale de Baudelaire pour t'exciter ? Regarde-la bien la naissance du monde parce qu'il part en couveuse pour quelques semaines ton monde ! Et ton pinceau, tu peux le ranger, c'est pas demain que tu vas me refaire le plafond de ma chapelle Sixtine ! Elle te plaît celle-là comme métaphore salace ? Non mais je rêve !


Franck Pelé - Octobre 2011

Cueillir la rose



Simone sentait que sa voisine de droite la regardait depuis de longues minutes. Une femme assez âgée, surtout à cause de l'idée qu'elle se faisait de son âge. A cause de son éducation aussi, déjà ridée bien avant elle. N'en pouvant plus de sentir ce regard comme on sentirait le poids d'une concierge sur un secret, Simone se tourne brusquement vers elle :

- Bon ! Quoi ???

La dame plonge ce qui aurait dû être sa honte dans son journal.

- Oh arrêtez hein, ne faites pas semblant, ça fait deux heures que vous me dévisagez... Alors, c'est quoi le problème ? Mes jambes sont trop nues ? Trop maigres ? Mon parfum n'est pas assez bourgeois ? Ma jeunesse est trop prétentieuse ?

- Pas du tout... Vous êtes très belle.

- Merci.

- Vous semblez malheureuse.

- Je le suis.

- Pourquoi ?

- Et voilà ! C'est pas écrit dans Le Figaro ? C'est ça ? Y'a des secrets qui vous résistent ? Alors comme c'est pas écrit dans Le Figaro, vous voulez savoir, forcément... Mais si je vous le dis, tout le café sera au courant demain matin, et comme on croise beaucoup de journalistes du Figaro ici, c'est moi qui lirai ma propre vie dans le journal dès demain !

- Mademoiselle... Vous ne pouvez pas savoir à quel point j'aimerais avoir votre jeunesse pour avoir les armes qui combattent le malheur. J'ai à peine eu le temps d'apprendre à me connaître, à aimer, à comprendre, que j'avais déjà expiré mes plus belles années.

- Vos plus belles années ? Et pourquoi elles ne seraient pas devant vos plus belles années ? Vos plus jeunes sont passées, d'accord, mais vos plus belles ? Posez votre journal, arrêtez de vous habiller comme une bourgeoise déjà retraitée, partez en Afrique, écrivez un livre, peignez une toile, aimez un homme !

- Aimer un homme, à mon âge...

- Si je vous semble malheureuse aujourd'hui, c'est parce que j'ai rencontré un homme dont je suis certaine qu'il est le mien, et pourtant, cet homme est heureux avec une autre, et moi je suis avec quelqu'un, Pierre, nous vivons une histoire douce, jolie. Je n'ai aucune raison de l'enlever à cette femme comme je n'ai aucune raison de laisser tomber Pierre, et pourtant, je sens, je sais, que si je ne vis pas le monde avec cet homme, je serai bien plus vidée de ma jeunesse que vous. Si on me proposait de l'aimer à votre âge, et d'attendre ce moment pour vivre sa magie, je n'hésiterais pas une seconde, et tout ce que je vivrais avant serait comme caresser un rêve avant de le pénétrer pour de bon...

- Je vous en prie...

- C'est une image Geneviève...

- Mais je ne m'appelle pas Geneviève !

- Aimez un homme, maintenant, demain, n'attendez plus, trouvez l'amour, dans un regard, une attention, une main qui s'avance dans un réflexe protecteur, un mot plus riche qu'un autre, cueillez les roses de votre vie, comme l'a si joliment écrit Walt Withman, et ne vous arrêtez pas à la première épine, chercher la fleur, et vous aurez l'ivresse.

- Je me sens revivre... C'est fou... Merci Mademoiselle !

- Je vous en prie Madame...

- Comment il s'appelle votre amoureux ?

- Raoul.

La dame se lève, pose sa main sur celle de Simone, la regarde profondément dans les yeux et lui dit :

- Je vous promets que vous l'aimerez votre Raoul, et il vous le rendra tellement bien. Parce que les fleurs sont faites pour être cueillies par le jardinier qui saura les cultiver... Parce que la nature est bien faite...


Franck Pelé - octobre 2011

La rencontre



Je m'appelle Raoul, j'ai vingt-cinq ans. Depuis maintenant six mois, j'écris à la plus belle femme du monde, à celle qui sera la mienne, j'en suis sûr, même si je ne l'ai encore jamais vue. Elle s'appelle Simone. C'est en appelant sa sœur, Paulette, la compagne de mon ami Charles, que sa route a croisé la mienne pour la première fois.

A la première note de sa voix, j'avais l'impression d'avoir l'oreille de Mozart et de reconnaître la musique la plus absolue, la plus élégante, la plus sensuelle qui soit. Le silence qui a succédé à son "allô" dessinait un sourire sur ma bouche qu'elle pouvait entendre, et à mon tour, j'entendais le sien, complice et déjà séduit. Je cherchais mes mots, je demandais si c'était Paulette, elle me répondait "non, c'est Simone, sa sœur" et moi j'entendais "non, c'est Simone, ton cœur". Les silences faisaient un bruit étourdissant. Comme une tempête sur mon chemin calme. A partir de ce moment, j'ai appelé chaque semaine, à cette heure précise, pour parler à Charles, et toujours Simone décrochait, avec ce même sourire délicieux dans la voix.

Puis j'ai décidé de lui écrire. Dès les premiers mots échangés, l'évidence parfumait notre couple. Tout ce qu'elle m'écrivait me parlait, me rassurait, m'envoûtait, tout ce que je lui écrivais la ravissait, l'enflammait, la bouleversait. Elle me disait que j'étais sa justesse. Qu'il n'y avait rien de plus important que la justesse. Dans les mots, dans les notes, dans le goût qu'on porte aux choses et aux gens. Je lui disais qu'elle était mon rêve de femme, une étoile élégante qui ne brillait que pour moi, une magie sensuelle aussi solaire qu'un jour d'été, à l'heure où les ombres sont aussi courtes que les jupes.

Elle m'a envoyé une photo d'elle. Je ne l'avais jamais vue, et pourtant, en regardant son visage pour la première fois, j'avais l'impression de la connaître depuis des siècles. Avant même que quelqu'un définisse le sentiment amoureux. Elle avait une classe folle. Une beauté majeure. Je lui avais envoyé une photo de moi. Elle m'avait trouvé beau. Elle m'avait dit que mes traits ressemblaient aux courbes de mes lettres. Pendant six mois, pas une seule de mes respirations n'a été orpheline du souffle qui nous portait.

Cet après-midi, je vais enfin la rencontrer. Paulette et Charles partent à la campagne toute la journée. Elle a aménagé un petit salon au grenier, qui laisse filtrer quelques rayons de soleil et dans lequel on peut écouter de la musique. Je suis mort de peur. Nous connaissons tout de l'autre, ses mots, ses sentiments profonds, ses secrets, mais nous ne connaissons pas l'autre. L'alchimie physique est-elle forcément aussi évidente que l'alchimie littéraire ? L'idéal qui se vit sous une plume n'est-il pas beaucoup plus facile à vivre que l'oiseau rare déplumé par le cynisme du quotidien ? Je vais me trouver face à elle. Faudra-t-il que je l'embrasse à pleine bouche dès que son sourire m'y invitera ? Et si mon envie traduisait mal son sourire ? Et si elle était déçue ? Et si au contraire j'étais trop pudique dans mon élan ? Devrai-je la déshabiller si son corps me le demande ? Oui, d'accord mais imaginons qu'elle décide d'écouter sa raison plutôt que son corps, elle m'en voudrait peut-être de ne l'avoir pas suivie dans son bémol... Et si, à l'exact moment de notre rencontre physique, au croisement de nos regards impatients, si impatients, et tellement attisés par six mois d'évidence amoureuse, elle ne ressent rien ? Si je sens qu'elle est déçue, pas forcément par moi, mais par le fait que la réalité de notre rencontre n'arrive pas à la cheville de la magie de nos échanges, alors quoi, je mets un 33 tours et on joue aux petits chevaux ? Et si je ressens cette déception moi-même ? Comment pourrais-je lui dire ? Lui dire serait criminel, ne pas lui dire serait un acte terroriste. Non, je ne vais pas y aller dans ce grenier, je vais me cacher, rester dans l'ombre.

J'ai eu besoin de trois fois plus de temps que d'habitude pour mettre ma clé dans la serrure et fermer ma porte à double tour. J'étais tendu comme jamais. Je crois même que je tremblais. J'ai marché jusqu'à cette grande maison en pierre, j'ai regardé la sonnette. Je savais qu'en appuyant sur le bouton, je sonnais à la porte de la femme de ma vie. Ou je sonnais le glas de mes rêves. Elle m'a ouvert. Elle m'a souri comme si elle savait. Comme si elle avait vécu absolument tous les orages qui avaient trempé mes certitudes depuis trois jours. Elle ne nous a pas laissé le temps de réfléchir, ni d'être mal à l'aise. Elle m'a pris la main, je l'ai suivie dans cet escalier pas beaucoup plus raide que mon système nerveux, sa main était douce, comme si je l'avais écrite, ses doigts étaient de fée, et moi j'étais défait...

Elle a à peine ouvert les volets, pour tamiser la lumière, elle a mis du jazz, elle s'est retournée, s'est approchée, puis elle m'a regardé. Longuement, avec ce sourire qui me disait tant. Elle n'avait jamais douté. Elle a avancé ses lèvres, j'ai eu le temps de les voir s'entrouvrir avant d'être plongé dans un bonheur absolument indescriptible. C'est pour ce moment que j'avais vécu, c'est pour elle que j'étais né. Et je venais de naître une seconde fois. A partir de ses lèvres, j'allais être un homme amoureux. Plus qu'aucun autre. Mieux qu'aucun autre. Quand elle a pris ma main pour la poser sur son sein, une de ses bretelle était déjà tombée, comme si la matière elle aussi voulait participer à l'abandon de toute limite, à la conquête de l'espace et du temps. C'était le début du Big Bang, la naissance de notre voie lactée...


Franck Pelé - Octobre 2011

United Colors


Simone et Raoul achevaient leur voyage aux États-Unis. En cet automne 1954, ils avaient décidé de visiter le Mississippi avant de rentrer à New-York pour prendre le bateau du retour. Le fleuve était magnifique, les champs de coton à perte de vue ne résonnaient pas encore du blues de ceux qui y travaillaient mais ils calfeutraient des vérités terribles, invisibles pour l'esthète de passage. Sur le bord de cette route poussiéreuse, Simone remettait son foulard sur ses cheveux pour les protéger des nuages soulevés par le passage des voitures. Le bus arrivait enfin.

Raoul laisse Simone monter avant lui, tout en l'aidant à grimper sur la première marche, si haute qu'elle aurait dû être deuxième. Elle s'adresse au chauffeur, un jeune blond hautain, mâchant du chewing-gum avec des mouvements de mâchoire si grands qu'il semblait vous insulter avant même d'avoir commencé à parler :

- Bonjour Monsieur, deux billets s'il vous plaît. Excusez-moi mais serait-il possible de nous asseoir au dernier rang du bus ?

- Ah non ma petite dame. C'est réservé aux nègres.

- Pardon ?

- Vous savez pas lire ? Regardez le panneau "Colored", vous ne pouvez pas vous asseoir après ce panneau, et puis de toutes façons vous serez bien mieux avec nous, ça sent meilleur...

- Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Vous parquez les gens de couleur ici ?

- On ne les parque pas, on ne se mélange pas, c'est tout. Chacun à sa place. Et la leur, c'est à l'arrière du bus. Alors, vous montez ou pas ? Parce que je ne vais pas passer deux heures à vous attendre.

Simone prend ses billets, croise le regard de Raoul en train de fusiller celui du chauffeur, dont le sourire narquois achève de motiver ses nerfs. Ils vont prendre place au fond, à côté d'un couple de noirs, très étonné de voir ces blancs à côté d'eux, ils prennent même un peu peur. Simone les rassure en leur souriant :

- Depuis quand on vous traite comme ça ?

- Oh... depuis longtemps Madame...

- Mais de quel droit peut-on décréter de telles différences à cause d'une couleur de peau ?

- C'est comme ça Madame, ici, il faut être blanc pour être respecté. Si vous êtes noir, vous êtes moins important que leur chien. Encore moins important que le coton qu'on ramasse pour eux. On est des animaux, des animaux qui parlent. Ça ne semble même pas les étonner...

- Si on pouvait voir la couleur de l'âme, certains auraient un avenir des plus sombres...

C'est alors que le chauffeur se lève, avance jusqu'au fond du bus et lance au couple français :

- Ici, c'est pour les nègres, je vous l'ai déjà dit, alors vous obéissez ou vous descendez immédiatement !

Simone :

- Dis donc espèce de petit con morveux, qui es-tu pour te croire au-dessus de ces gens qui ont le même sang que toi dans leurs veines ?

- Quelqu'un qui sait lire, qui a une éducation et qui est blanc comme neige ! Quelqu'un qui sait réfléchir et discuter, qui sait faire autre chose que courir vite et chanter au lieu de travailler !

- Ah parce que tu sais lire toi ? Et tu sais réfléchir ? Heureusement dis donc, qu'est-ce que ce serait sinon ! Ces gens ont les mêmes droits que toi, ils souffrent bien plus que toi pour mériter un petit peu de confort dans cette vie difficile !

- C'est pas de ma faute si la vie ne veut pas d'eux, la classe supérieure c'est pour les blancs, c'est comme ça !

- Mais quel connard ! C'est pas la vie qui ne veut pas d'eux, c'est toi, et tous ceux qui pensent comme toi ! Ton âme est bien plus noire que leur peau, et la différence c'est qu'eux n'ont pas décidé de la couleur de leur peau ! Alors que toi, tu as tout fait pour refuser de voir les belles choses, tu as repeint ton intérieur en noir, en noir foncé, et tu vis depuis tellement longtemps sans la lumière de l'intelligence que tu ne vois plus rien ! Petit con ! Tu es aussi malléable que ton chewing-gum ! Si demain on te dit que Dieu est noir, tu brûles toutes les églises de ton pays avec tes copains supérieurs ?

- Oh elle va se calmer la bourgeoise là ? Allez, vous descendez maintenant, allez, allez ! Et vite !

Raoul décoche alors une droite au menton du blanc bec qui fait voler le chewing-gum jusqu'au pare-brise quinze mètres plus loin. Il enchaîne une série de gifles en demandant des excuses jusqu'à ce que le chauffeur s'exécute :

- Pardon ! Pardon !!!

Simone :

- Calme-toi Raoul, tu vas lui donner raison à cette ordure...

Raoul, au chauffeur :

- Ecoute-moi attentivement espèce de malade mental, tu vas retourner à ton volant, nous on va rester ici avec nos amis, et si tu bronches une seule fois, je vais te montrer qui c'est Raoul. Parce que j'ai encore jamais ventilé à l'américaine mais quelque chose me dit qu'avec toi je pourrais battre des records !

- D'accord, d'accord...

Le chauffeur reprend sa place, il regarde son visage dans le rétroviseur et dit dans un souffle :

- Pffff.... regardez-moi ça, j'ai plein de bleus partout maintenant !

Raoul quitte alors sa place, arrache le panneau "Colored" et vient l'encastrer entre la machine à composter et le tableau de bord du chauffeur, l'enfermant ainsi dans son petit espace clos :

- Voilà, comme ça les gens seront prévenus et personne ne viendra t'emmerder ! En même temps, tu ne devrais pas avoir grand monde, tu sais ce que c'est, les blancs ont tellement peur des couleurs, se faire conduire par un bleu, ça doit être aussi flippant que s'asseoir près d'un noir !


Franck Pelé - Octobre 2011

Simone dans le grand "Monde" !

vendredi 7 octobre 2011

Simone à découvert



Ce matin, Simone et Raoul avaient rendez-vous avec leur banquier, Monsieur Lachance, un nom qui ne tenait pas vraiment ses promesses.

- Madame, Monsieur, je vous ai demandé de venir parce que votre compte est dans le rouge.

- De combien ?

- Trois mille francs.

- Ce n'est rien ça. Raoul va vendre une voiture et ça va repartir.

- Ah non, pourquoi je vendrais une voiture ?

- Mais parce qu'on est dans le rouge chéri !

- Pardonnez-moi de vous interrompre mais si je regarde attentivement votre relevé de compte, je vois que vos sept derniers achats concernent des paires de chaussures et des tailleurs de marque.

- Ah ! Voilà Simone ! On est dans le rouge parce que tu claques comme si tu étais une princesse.

- Et je suis quoi selon toi ? Une concierge ?

- Une femme de la classe moyenne qui a des goûts de luxe !

- De la classe moyenne ??? Et bien ça fait plaisir de donner de la confiture à un cochon ! Tu vas aller goûter à la classe moyenne avec tes copines du marché, tu vas voir, c'est parfumé à souhait !

- Arrête un peu ton snobisme, tu veux bien, on ne vit pas dans une somptueuse villa avec un compte richement garni, on a des salaires moyens, donc on est dans la classe moyenne, que tu le veuilles ou non, que tes goûts soient luxueux ou non. Alors tu laisses mes voitures où elles sont, et tu freines un peu sur les fringues et les chaussures. Tu as de quoi tenir deux guerres dans tes placards, il va falloir que tu sois un peu raisonnable, merde !

- Mais tu as sept voitures Raoul ! On n'a pas besoin de sept voitures ! Elles dorment dans la grange en plus, tu les sors une fois par trimestre ! Moi, mes chaussures, je les sors une fois par semaine, mes tailleurs, je les porte, et je fais plaisir aux gens qui me regardent ! Toi, tu pollues leur air et leurs oreilles !

- Avec un V12 ? Je pollue leurs oreilles avec le bruit d'un V12 ? Ma pauvre chérie, arrête de toujours penser que c'est la faute des autres, tu peux très bien vivre avec seulement trente paires de pompes, ça t'en fait une par jour, alors tu peux vendre la moitié de ce que tu as...

- Madame, je crois que votre mari a raison...

- Ah d'accord ! Alors écoute-moi bien avant que tu n'ailles prendre ton petit verre de Côtes de Nuit du matin, je ne vais rien vendre du tout, et si jamais tu me forces à vendre un seul lacet de mon patrimoine, je raconte à toute la ville que son banquier est dans le rouge tous les jours dès 11 heures du matin, et que personne ne vient le gonfler pour qu'il vende ses bouteilles afin de retrouver une couleur normale !!!

- Bien. Je me vois dans l'obligation de fermer vos comptes.

- Attendez !

Simone se lève et glisse un mot à l'oreille du banquier, elle chuchote :

- Une fois mon mari parti, je vous attends derrière, dans la cour, je vous rembourserai tout ce qu'on vous doit, avec les intérêts...

- Hum ! Très bien, je vais voir ce que je peux faire. Monsieur, au plaisir !

- Mais qu'est-ce que tu lui as dit ?

- Rien, ne t'inquiète pas, je me suis excusée et je lui ai dit que j'offrirai une belle paire à sa femme. Tu sais, elle ne doit pas souvent en voir sa femme... Chéri, va à la maison, j'ai deux trois courses à faire, je te rejoins.

- D'accord. A tout à l'heure.

Raoul retourne à la voiture quand il se rend compte qu'il a oublié ses clés à l'agence. Il revient sur ses pas, on lui dit que son conseiller n'est pas à son bureau. Il est sorti quelques instants. Raoul fait le tour de l'agence, et il tombe nez à nez avec sa femme complètement nue sous son manteau, qu'elle ouvre en grand face à leur banquier !

- Simone ! Mais qu'est-ce que tu fais ???

- Excuse-moi mon amour, mais quand on est dans l'impasse, il faut savoir provoquer Lachance !



Franck Pelé - Octobre 2011

jeudi 6 octobre 2011

Le monde a ses pieds



- Raoul, je ne peux pas t'expliquer à quel point j'aime les chaussures...

- Tu n'as pas besoin de m'expliquer, il suffit que je compte les paires dans le dressing.

- J'ai quand même envie de t'expliquer. Quand je vois une paire de chaussures qui me plaît, j'ai l'impression de vivre la même mécanique que celle qui provoque la chimie amoureuse. En mieux d'ailleurs...

- Pourquoi en mieux ?

- Parce qu'une paire de chaussures ne te répond pas, ne te pose pas de questions, elle dort au placard, elle n'est là que pour te faire briller, pour te transporter avec élégance...

- Oui enfin elle peut te casser les pieds ta paire de chaussures elle aussi...

- Et bien tu en changes ! Pourquoi se taper de la croûte quand on mérite du cuir ? Et quand tu veux remettre les vieilles, tu te rends compte que tes goûts ont changé et elles ne te disent pas un mot si tu les refiles à ta meilleure amie !

- Heu... C'est une généralité ou tu personnalises la métaphore là ?

- Je ne t'ai pas refilé à ma meilleure amie que je sache... Et puis toi, tu es mon talon aiguille, c'est ton regard qui me grandit... Non, sérieusement chéri, quand je craque pour une paire de chaussures, c'est presque érotique, c'est le prolongement de moi qui touche le sol, c'est une expression artistique qui tutoie ma coquetterie, c'est du plaisir pur ! Quand un tel objet sait prendre son pied, l'orgasme alchimique est incomparable, tu te dis que Dieu existe... Tu vois, je pourrais presque me passer des hommes tant le plaisir ressenti est immense lorsqu'une paire me choisit. Parce que c'est elle qui me choisit. Puis je les achète, et le premier jour où je sors avec, je suis finalement ravie que tous les hommes du monde soient à mes pieds. Enfin... façon de parler...



Franck Pelé - Octobre 2011



Toute une histoire



- Bonjour, je vais à Chaucre, vous pouvez m'emmener ?

- Bien sûr, montez, je vous en prie.

- Merci !

- Vous venez souvent à Oléron ?

- Mes parents ont une maison à Domino, je viens depuis que je suis toute petite.

- Moi aussi, cette plage est la mienne depuis que je suis né ! Je m'appelle Michel.

- Enchantée, Simone.

- Ravi. Que faites-vous dans la vie ?

- Je fais le jambon dans des tranches de vie.

- Pardon ?

- Je suis l'héroïne de mes aventures.

- rrrroooo... C'est chouette ça... Et vous en avez beaucoup ?

- Des aventures ? Pfiouuuu.... Au moins une fois par semaine !

- Vous devez être crevée...

- Un peu mais ça me fait voyager, c'est génial... Je suis même allée en Asie avec Steve McQueen !

- Vous avez eu une aventure avec Steve McQueen ? Wouaouh ! Je n'ai pas n'importe qui dans ma voiture !

Michel pose alors sa main sur la cuisse de Simone après avoir fait mine de changer de vitesse...

- Ho, repassez en seconde Michel, vous risquez la sortie de route là ! Je suis mariée moi...

- Ah bon ? Mais votre mari, il sait pour vos aventures ?

- Évidemment qu'il sait ! Il en fait même partie ! Il participe même très souvent, mais aujourd'hui, je suis venue à pied, j'avais besoin d'être un peu seule.

- Dites donc, vous êtes plutôt libéré comme couple...

- Très ! On vit beaucoup de choses ensemble, mais toujours dans le respect de l'autre.

- Mais alors aujourd'hui, vous n'avez donc pas prévu d'aventures...

- Je n'en avais pas prévu non, et puis vous êtes arrivé ! Si j'étais allée à Chaucre à pied, personne n'en aurait rien su, mais vous vous êtes arrêté, alors ça fait toute une histoire.

- Mais quelle histoire ? Il ne s'est rien passé !

- On est en train de l'écrire l'histoire mon cher Michel, vous ne vous en rendez pas compte mais vous faites le bon pain de la tranche de vie du jour !

- Oui enfin le bon pain il aurait bien aimé toucher la couenne du jambon...

- C'est fou cette plage, elle est si sauvage, si belle...

- Oui, et dans trente ans, ici, il y aura une route goudronnée, un parking, des banques, des fast-food, des magasins, et un monde fou qui trouvera que l'endroit est surfait...

- Vous êtes un gentil Michel, ça se sent... Je vous aurais bien garni votre mie mais je me connais... et puis je beurre déjà la tartine de mon Raoul, je ne peux pas me permettre d'excès, ça peut faire grossir...

- C'est dommage, j'avais tout le matériel dans la R 16...

- Je me doute Michel, je me doute... Tenez, laissez-moi ici, c'est parfait.

- Mais alors, on l'a vécue cette aventure tous les deux là ?

- Oui, à l'instant. Vous faites désormais partie de ma vie ! C'est beau non ?

- Je n'ai rien senti mais... pourtant... oui... c'est vrai... je le sens maintenant... je sens que c'est beau...


Michel venait de croiser la route de Simone, et toute sa vie, il s'en souviendrait. Il allait même garder tout au long de son existence ce sourire tranquille et généreux qu'elle avait imprimé dans ses traits. Ce sourire illuminera son visage et fera de lui un personnage fort sympathique aux yeux de tous ceux qui fleuriront son chemin. Il n'avait eu besoin que d'une seule fleur pour faire de sa vie un jardin. Il ne l'avait pas cueillie. La respirer avait suffi. 



Franck Pelé - Octobre 2011

Un peu plus près des étoiles


- C'est d'une tendresse absolue quand tu m'embrasses sur les yeux...

- C'est pour les remercier de m'avoir reconnu, d'avoir su me voir comme je suis, au plus profond de moi... Et surtout parce que ce sont des diamants qui reflètent les milles facettes de la magie de ton être...

- C'est étrange cette sensation, j'ai les yeux fermés, et sentir tes lèvres chaudes me donne l'impression de voir l'amour, de VOIR le sentiment, c'est fou non ? On ne peut pas voir un sentiment, on peut le sentir, le ressentir, l'entendre dans une l'émotion d'une voix mais on ne peut pas le voir...

- Tu plaisantes ma chérie ? Je le vois tous les jours ce sentiment quand je te regarde, que tes yeux soient ouverts ou fermés.

- Dire qu'on ose raconter que l'amour rend aveugle... Je ne vois jamais aussi bien que les yeux fermés par ta bouche. D'ailleurs, si je me concentre bien, je crois même être capable de voir l'avenir...

- N'exagérons rien...

- Je peux te prédire ton avenir très proche. Par exemple, dans quelques minutes, quand ce sera la chaleur de mes lèvres qui fermera tes yeux, jamais tes paupières n'auront abrité un tel océan de lumière...



Franck Pelé - Octobre 2011