vendredi 30 décembre 2011

Le goût des autres



Raoul emmène Simone pour la première fois chez Maurice, son grand-oncle, et sa femme Sylviane. Après avoir sonné plusieurs fois, personne ne répond. Ils attendent leur retour.

- Ils arrivent à quelle heure ? C'est un peu long là, non ?

- On a vingt minutes d'avance Simone, tu n'as qu'à en profiter pour te refaire une beauté, regarde les vitres des voitures, de véritables miroirs...

- On a sept minutes d'avance, pas vingt ! Et puis quand tu reçois, c'est bien d'être là quand les gens arrivent, y'a un minimum quand même. Et il n'y a rien à refaire dans ma beauté. Peut-être cette mèche là... et encore...

- Ils ont dû partir deux minutes faire une course. Tu vas nous faire ton numéro de jamais contente pour le repas de Noël ou c'est une impression ?

- J'ai faim Raoul ! J'ai la dalle ! Tu peux comprendre ça ?

- Oh ça va, c'est pas la faim dans le monde non plus...

- On dit la fin du monde.

- Pardon chère patronne des érudites ! Et le premier degré tu connais ? Où t'es trop gelée pour monter en température ? Je sais qu'on dit la fin du monde ! J'aime bien jouer avec les expressions, tu veux un mot d'excuse ? Dans notre famille, on joue toujours avec les expressions, on leur donne un autre sens, mais c'est volontaire alors je te préviens, ne va pas corriger tout le monde sinon tu vas passer pour une rabat-joie !

- Raoul, tu vas me parler sur un autre ton sinon tu vas rejoindre les deux derniers qui m'ont parlé comme tu viens de le faire, et ils sont pas beaux à voir.

- Tiens donc. Et que leur est-il arrivé à ses braves gens ?

- Ils sont borgnes.

- Et on peut les voir quelque part ?

- Au royaume des aveugles.

- Et pourquoi devrais-je rejoindre tes deux amis ?

- Parce qu'au royaume des aveugles, les borgnes sont trois ! Et il se trouve que tu as parfaitement le profil depuis cinq minutes. Humour mon chéri, humour...

- Alors là, je m'incline. Tiens, je crois que c'est eux !

Maurice se gare au bout de la rue, aide sa femme à descendre, et tout en pressant le pas, commence à crier :

- Excusez-nous ! Nous étions partis chercher Lydie à la gare, notre cousine de Charente, mais elle a raté son train, du coup, nous avons attendu pratiquement une heure pour rien... Ajoutez la circulation... bref. Vous devez avoir une faim de loup mes pauvres enfants !

Simone :

- C'est pas la faim dans le monde non plus...

Maurice :

- On dit la fin du monde très chère...

- Ah excusez-moi mais c'est exactement ce que je disais à votre petit-neveu il y a un instant. Puis il a ajouté que vous étiez très joueurs avec les expressions françaises dans la famille, alors j'ai voulu entrer dans le cercle en beauté. C'est raté...

- Oh pardonnez-moi Simone ! La faim dans le monde ! Bien sûr, vous avez raison, ce n'est pas non plus la faim dans le monde d'attendre un peu plus que prévu... Vous êtes ravissante. Allez, entrez, Sylviane va nous servir l'apéritif, je retournerai à la gare en début d'après-midi.

- Je suis quand même très curieuse de vos petits calembours là... Faites-moi plaisir, partagez vos trouvailles.

- Simone, ne lance pas Maurice là-dessus, il peut tenir une nuit entière.

- Et bien par exemple, chez nous, pour quelque chose de très compliqué on dit "autant chercher une aiguille dans une botte deux fois". Parce que c'est forcément encore plus compliqué qu'une seule. Quelque chose qui coûte cher, on dit que ça coûte les vieux de la fête, parce que les vieux, dans une fête, sont toujours les plus lourdement armés, en bijoux, billets, fringues... et alcool !

- Très amusant Maurice. Mais vous n'avez rien d'autre à faire ?

- Heu... non.

- Continuez. J'ai la folie des glandeurs...

- Saviez-vous par exemple que le naufrage du Titanic avait donné naissance à une expression qui signifie aujourd'hui "j'ai envie de vomir" ?

- C'est fou... Non, je ne savais pas.

- Et bien le Capitaine du Titanic, en plein naufrage, voyant l'horreur qui se dessinait, a commencé à avoir des nausées, lui qui avait plus de trente ans de mer sans mal de mer ! Son fidèle moussaillon lui demande ce qu'il a et vous savez ce qu'il répond ?

- Faites-moi rêver...

- J'ai les gens du fond qui baignent !

- Vous me faites rêver Maurice ! Encore !

Raoul souffle alors à l'oreille de Simone :

- Doucement quand même chérie... Si tu te paies sa tronche, il va finir par le sentir...

- Mais non, il adore ça... Et puis il vient de vider sa troisième coupe de champagne, il ne pourra bientôt plus sentir grand chose...

- J'en ai une autre Simone ! Par exemple, quand vous êtes trop agressive, toutes griffes dehors, chez nous, on dit qu'il faut savoir arrondir les ongles. Et encore une autre ! Vous savez que votre mari, avant de vous épouser, a connu beaucoup de jeunes femmes...

Raoul :

- Oui, bon Tonton, ça va maintenant, on peut passer à autre chose là, ça va...

- Mais non Raoul, attends ! Je suis très intéressée... Beaucoup de jeunes femmes donc... Et ?

- Et elles sont toutes venues ici, elles dormaient ici, elles mangeaient ici. Elles adoraient notre table.

- Et ?

- Et bien je me souviens de chacune sans exception ! Je les connaissais toutes sur le goût des doigts !

Un grand silence s'installe. Une espèce de froid polaire, seulement réchauffé par le rire gras de Maurice. Sylviane recrachait son bretzel quand Simone enchaîna :

- Non mais ça va pas bien là ?

- Quoi ?

Maurice comprend alors avec effroi le double sens :

- Oh mais non ! Je parlais seulement de leurs goûts culinaires ! Et puis c'était pour le plaisir du jeu de mots, de l'expression !

- Tu crois pas que tu pousses le bouffon un peu loin Maurice là ?

- Simone, arrête.

- Quoi arrête ? Ne me cherche pas Raoul, parce que toi aussi tu vas me connaître sur le goût des doigts ! Mais pas pour les mêmes raisons !

Maurice se balance alors en arrière sur sa chaise, met ses bras derrière sa tête, et laisse apparaître deux énormes auréoles de sueur sous ses bras :

- Simone, je ne voulais pas vous blesser... Vous n'allez quand même pas croire que je manque d'élégance... C'était un jeu !

- Je vais vous présenter le garagiste de ma belle-mère, je suis sûr que vous allez parfaitement vous entendre, vous aurez de profonds arômes crochus !

- Simone, tu vas trop loin.

- Pourquoi Raoul ? Tu ne veux pas qu'on parle du temps où tu courais deux lèvres à la fois ?

- Simone, ça suffit !

- Maurice, je vous sers une septième coupe ? Vous serez tellement beurré que vous allez dormir comme une masse jusqu'à demain midi ! Vous allez inventer une nouvelle expression : faire la masse gratinée !!!

- Simone arrête !!!

- Oh ça va Raoul, ça casse pas trois pattes à un connard non plus, tu n'aimes plus jouer avec les mots ? Je croyais que c'était votre truc !

Simone finit sa coupe d'un trait, se lève, se sert directement dans le plat pour finir le fraisier, envoie le reste du gigot sur le tapis après avoir sifflé le chien et lance, juste avant de claquer la porte :

- ...et ne vous compliquez pas la journée jusqu'au bout, c'est pas la peine d'aller chercher Lydie à quatorze heures...



Franck Pelé - décembre 2011

lundi 19 décembre 2011

Le temps et rien d'autre



Simone et Raoul roulaient vers Paris, ils étaient attendus pour prendre le thé chez la grand-mère de Simone. Ils partaient de Barbizon, un délicieux village de Seine-et-Marne où ils adoraient passer le dimanche matin, entre les peintres et les couleurs, les auberges et les saveurs.

Sur la route du retour, à la sortie du village, Simone passe machinalement son doigt sur son visage en regardant dehors. Puis elle fronce les sourcils et repasse lentement son doigt sous son œil. Elle baisse alors son pare-soleil dans un geste soudain, se regarde dans le petit miroir et pousse un cri strident qui pétrifie Raoul :

- Quoi ???

- J'ai une ride...

- Mais t'es folle de crier comme ça, je croyais que j'avais écrasé un chien !

- J'ai une ride Raoul ! Je suis vieille, ça y est...

- Mais non tu n'es pas vieille Simone, et puis c'est beau les premières rides, si tu en étais aux dernières je dis pas, mais tu es dans la force de ta beauté ma chérie. Tu m'as fait peur avec ton cri...

- Ah voilà ! La force de ma beauté... C'est comme la force de l'âge, c'est ça ? En général, on dit ça pour trouver des excuses à l'appétit de l'âge justement. Plus il avale les années, plus on le trouve fort. Sauf qu'à force de se goinfrer, l'âge d'or devient un sommeil de plomb, et à force d'ouvrir des paupières de plus en plus lourdes, on creuse les sillons qui craquellent la beauté originelle.

- Simone... Tu es belle comme le jour... L'écrin de ta splendeur vieillira sans doute un peu, mais l'éclat de ces diamants qui me regardent tous les matins ne souffrira jamais du temps qui passe... Jamais.

- Arrête-toi Raoul.

- Ah non, on est déjà en retard, pourquoi tu veux t'arrêter ?

- Arrête-toi !!!

Raoul se gare sur le côté, sur l'herbe rase qui longe la route départementale, à proximité d'un océan de dégradés champêtres. Simone ouvre la porte, descend de la voiture et marche au milieu des couleurs, vers la forêt. Après quelques pas dans cette campagne qu'elle aime tant, elle cueille quelques fleurs, s'allonge sur le dos, et prend le temps de les respirer, doucement, amoureusement, de façon presque vitale...

- Tu vois Raoul, ce qu'on vient de faire, plus personne ne prend le temps de le faire. S'arrêter. Et prendre le temps. Prendre le temps de se faire un de ces petits plaisirs pour lequel on pense ne plus avoir le temps. C'est pourtant ce petit plaisir qui fera un grand souvenir, bien plus que tout ce qui nous fait courir.

Raoul s'agenouille à côté de sa beauté, lui passe la main dans les cheveux et lui répond :

- Ma chérie... Qu'est-ce que c'est que ce petit coup de blues... Tu as trente-cinq ans, tu es absolument splendide, pourquoi une petite ride aurait-elle raison d'une beauté qui ne vieillira jamais dans mes yeux ? Ton sourire, ta voix, ton regard, la douceur de tes mains, comme celle de tes intentions, jamais ne souffriront du moindre trait que le temps jaloux gravera sur ton écorce.

- Tu es mon amour toi... J'ai seulement peur de perdre la qualité de mes émotions face à l'impossible combat que le temps me propose. Je ne veux pas que mon visage devienne un désert à rides...

- Mais c'est impossible chérie, arrête de chercher sans cesse des raisons de mettre du gris dans ton bleu ! Tu n'es qu'émotions multiples, rien ni personne n'aura jamais raison de tes émotions. Elle s'éteindront avec toi, mais toi vivante, tu ne vieilliras jamais.

- C'est fou Raoul... Quand on a dix ans, on ne sait pas encore la chance qu'on a d'avoir tout ce temps devant nous. A vingt ans, on sait. On sait qu'on a tellement de temps qu'on a l'impression de pouvoir vivre trois vies et mille rêves. On a une énergie folle, un appétit de vie extraordinaire, l'amour irrigue nos sens et nos idéaux. A trente ans, on commence à mesurer la rapidité du temps qui s'envole, mais on ne s'inquiète pas, on a encore vingt ans dans nos têtes, on se dit qu'on a encore le temps. Même si on sait dorénavant qu'on ne l'aura pas toujours. A quarante, on en est sûr, on sait qu'on n'aura plus le temps d'avoir le temps, et on sait que ça arrivera vite. Parce qu'on se souvient des quarante ans de cet ami sexagénaire qui ont fondu neige au soleil, c'était hier. Alors on profite, on prend le temps, avec infiniment plus de précaution et de mesure qu'à l'époque de cette jeunesse qui le brûlait sans savoir. A cinquante ans, vous parlez d'un temps que les moins de vingt ans ne connaîtront jamais, vous êtes encore dans une belle forme, mais vous savez déjà que vous ne vivrez pas autant de temps que ce qu'a déjà consommé votre cœur. Alors on prends du bon temps, pendant qu'il est encore temps. A soixante ans, on trouve du temps pour faire des choses d'un autre temps. On voyage, on apprend, on gagne sagesse et humilité, et on retrouve une jolie jeunesse en se nourrissant de celle de ses petits-enfants. Et puis le temps devient insaisissable, on n'arrive plus à le suspendre. Le temps file de plus en plus vite, au point de vous laisser en route, il part s'occuper de tous ces jeunes qui n'ont pas le temps, alors que vous, vous l'aimez tant. Plus il passe, plus vous trouvez le temps long. Probablement pour ne pas le regretter au moment d'avoir définitivement fait son temps.


Raoul s'allonge à côté de Simone, l'embrasse délicatement et lui dit :

- Donne-moi quelques fleurs...



Franck Pelé - décembre 2011

Un menu de rêve



Beverly Hills. Noël 1958. Simone et Raoul ont été invités au somptueux dîner privé donné par Simon Petrossian pour les fêtes de fin d'année. Amant de l'actrice Jayne Mansfield, Petrossian est aussi l'heureux propriétaire du restaurant "Romanoff", l'endroit où le tout-Hollywood aime se montrer. Simone avait choisi une robe splendide, qui dessinait parfaitement ses courbes. Elle l'avait mise pour Raoul, bien sûr, mais aussi pour faire baver de frustration son hôte du soir, elle savait en effet le secret amour que Simon avait pour elle. Surtout, le fait que la pulpeuse Mansfield soit la Madame Petrossian du moment n'avait pas convaincu Simone d'édulcorer ses charmes. Loin de là...

Pourtant, dès l'arrivée de Simone, la nuée de photographes qui n'avait d'objectifs que pour la blonde ballonnée était une raison largement suffisante pour lui gâcher sa soirée. Assis tous les quatre à la même table, Simon demandait conseil à Simone pour le menu du repas de Noël qu'il comptait proposer à sa belle-mère le samedi suivant. Simone répondait dans un anglais parfait, Raoul écoutait à moitié, un œil sur l'incroyable parterre de stars réunies sous le même toit, l'autre sur le fabuleux décolleté de sa voisine de droite. A chaque proposition de Simone, Simon demandait à Jayne ce qu'elle en pensait, et la Jayne ne se faisait pas prier pour descendre en flamme la proposition culinaire de sa rivale française. Simon, aussi courageux qu'une huître, ponctuait inlassablement les réparties de son amante platine d'un "oh oui Jayne, c'est vrai, tu as raison..."

Simone ne bronche pas, jusqu'à ce qu'un photographe la reconnaisse et demande à lui tirer le portrait. Simone autorise le cliché, propose son plus beau sourire et met son buste légèrement en avant. Au même moment, Jayne gonfle ses obus jusqu'à les imposer dans le champ prévu pour la photo de Simone. Les missiles ainsi agités sous le nez de l'ennemie allait mettre fin à la guerre froide et lancer le début des hostilités.

Pour tromper l'adversaire, Simone enchaîne en français :

- Dis donc la Marilyn en bois, t'en as pas marre d'avoir deux arguments pour exister ?

Jayne se tourne vers Simon, qui comprenait parfaitement la langue de Molière :

- What did she say ?

- Nothing honey, nothing... She says that you're a great actress.

- Si j'étais toi, j'enlèverais carrément mon soutien-gorge et je mettrais mes seins dans mon assiette. Comme ça, tu es sûre d'avoir tous les yeux du monde braqués sur toi. C'est bien ça non ?

- What did she say ?

- I say that you are a grosse chaudasse, I say I can help you for your fame if you want, what about splashing your gros seins refaits in your plate to seduce all the men as décérébrés as you are ?

- I'm sorry... I don't understand... Simon... What did she say ?

- Simone, qu'est-ce qui te prend ? Tu dépasses un peu les bornes là quand même !

- Oooooh regardez-le le beau chevalier blanc... Je dépasse les bornes ? Tu veux dire que je vais un peu loin ? Aussi loin que lorsque tu m'envoies des invitations pour tes soirées libertines où nous ne serions que tous les deux ?

Jayne :

- What did she say Simon ?

Raoul, serrant le manche de sa fourchette :

- Simon... Raconte un peu tes petits secrets...

- What did he say ?

Raoul :

- He says comme sa femme. I'm listening to your fiancé about his little secrets. So, range tes ballons and pay attention...

- What little secrets ? Simon ? Whad did they say ???

Raoul :

- Toi Jayne, moi Tarzan, lui banane bientôt flambée. Toi partir chercher autre banane parce que Tarzan va éplucher celle-là.

- I'm sorry... I can't understand...

Simon :

- Mais... mais... Raoul... enfin... tu ne vas pas... mais ta femme raconte n'importe quoi ! Raoul, tu ne vas pas croire une femme jalouse quand même ?

- Un peu plus qu'un homme humide, si... C'est terrible l'incontinence à ton âge Simon... A moins que ce ne soit la peur ?

- Je vais appeler la Police, vous m'entendez ? Je vais appeler la Police !!! Vous ne remettrez plus jamais les pieds dans mon restaurant ! Et si je vous revois dans les parages, avec mes relations, vous avez du mouron à vous faire !

Jayne :

- Did you say "Police" ?

Simone :

- Ah tu vas appeler la Police ? On va les attendre ensemble tiens, j'ai quelques photos à leur montrer...

Simon finit son verre de vin d'un trait, évite le regard de Jayne, sent déjà la baffe que Raoul lui mettra dans quelques instants, et reprend, en anglais :

- Bon, mes amis, je crois que l'alcool nous est un peu monté à la tête... Reprenons où nous en étions, l'idée de Simone pour l'entrée me paraît très bien finalement... Jayne, je sais que tu en as gros sur le coeur, mais pour une fois, écoute ta raison, une femme comme Simone ne peut avoir que d'élégantes propositions pour une table réussie.

Simone, en français :

- Voilà Jayne, écoute ta raison, écoute ce courant d'air qui rebondit dans le vide de ton crâne...

- What is "courant d'air" ? What is "vide" ?

- "Courant d'air" and "vide" are your best friends. In France too, men like Simon love women with courants d'air and vide, that's why Simon is in love with you. Because you are the most "courantd'aired" woman that I have ever seen... Do you understand my dear grosse cruche ?

Pendant que Jayne souriait à ce qu'elle pensait être un sublime compliment d'une femme française, Simone continuait :

- Alors Simon, pour ton repas de Noël chez ta belle-mère, déjà, je t'annonce qu'on va venir avec Raoul.

- Mais... pour quoi faire ?

- Parce qu'on n'a rien de prévu et parce qu'on va se faire un gros plaisir, d'abord avec la table et ensuite avec toi. On va te fêter tout entier mon bon, devant ta légende mammaire, un Saint parmi les seins !

- Sauf si tu préfères toujours appeler la police, évidemment..

Petrossian avale difficilement sa salive :

- Que désirez-vous comme menu ?

- Alors écoute, on va faire simple, déjà, on parlera anglais, pour que personne ne rate une miette du festin, puis ce sera Simon fumé pour tout le monde...

- Simon fumé ?

Raoul :

- Ah oui, excellent pour le teint tu verras ! On va tellement te fumer avec nos jolies vérités que tu vas changer de couleur. Et de ta belle-mère ou de ta fiancée gonflable, je ne sais pas qui va se faire le plus de mouron, mais à mon avis, et malgré le poids qu'elle a sur la face Nord, il se peut que ta chérie en tombe à la renverse ! Une fois que ta dinde sera fourrée au mouron, on la remet à table, et Simone la termine avec la crème de ses vannes, dans la langue de Shakespeare évidemment, que personne n'en perde une goutte...

- What did they say ?

- We ask your fiancé if his dinde is a fan of crème anglaise ?

- What is "dinde" ?

- It's you Jayne ! It's like a beautiful bird we fill with compliments de la maison !

- Oh thank you ! Oh yes, I love crème anglaise ! I was wrong about you Simone, you are very kind... Do you want to come and eat the turkey with us, and my mother, at home on saturday ? Maybe you can bring some "crème anglaise"... ?

Simone, masquant difficilement sa satisfaction répond à Jayne après avoir jeté un regard terrible à Simon :

- Thank you Jayne ! It would be so nice to share this moment with you guys ! Ok for the crème anglaise ma biche... Your husband will remember this dessert forever and ever ! Entre la grosse dinde fourrée au mouron et la biche de Noël, on aura vraiment fait les choses bien ! Hein mon Simon ?

- What did she say ?



Franck Pelé - décembre 2011

Edition spéciale !


- Alors les éditeurs aussi connaissent l'angoisse de la page blanche ?

- Mais... qu'est-ce que vous... qui êtes-vous ???

- Calmez-vous Monsieur... Je vous attendais derrière la page de garde. J'attendais de vous voir écrire vos premiers mots pour que vous puissiez me découvrir après l'avoir tournée mais devant le blocage de votre plume, j'ai choisi de venir vous aider. Pardon d'avoir déchiré votre projet.

- M'aider ? Mais à quoi faire ?

- A vendre des livres. Vous alliez écrire une préface, n'est-ce pas ?

- Oui. La préface d'un roman, mais il ne m'inspire absolument pas.

- Et je peux vous dire que ça se sent à des kilomètres que ça ne vous inspire pas... Vous n'en avez pas marre des romans ? Pourquoi ne pas consacrer un peu de ce temps que vous perdez à préfacer des romans qui ne vous inspirent pas à la découverte d'autres genres ? C'est peut-être justement le moment de tourner la page plutôt que de continuer à la noircir sans envie, vous ne croyez pas ?

- Tourner la page ? Mais pour aller où ? De quel genre parlez-vous ? Pour découvrir quoi ? Qui ?

- Une femme dans mon genre justement.

- C'est quoi votre genre.

- C'est assez spécial, on me catalogue dans les nouvelles, mais je suis plutôt inclassable.

- Vous avez pourtant une classe folle Madame...

- Merci. Je m'appelle Simone. Mon auteur raconte ma vie par épisodes, des instantanés de vie, des voyages sensuels, des plats épicés, des sauces piquantes. Ce qui est étonnant c'est que ma vie EST un roman, mais à la différence des autres, il ne raconte pas qu'une seule histoire. Le roman de ma vie est bien plus riche que tous ceux qui ne vous inspirent rien, parce que ma vie c'est la vôtre, ce que je raconte, c'est tout ce que vous gardez pour vous, tout ce que vous n'exprimez pas, volontairement ou pas. C'est un roman introduit par des photos savamment choisies qui installent un univers, parfument une ambiance, invitent à la précision d'un moment que la plume fait vivre avec tous les ingrédients qui font une émotion. L'émotion vraie, de celles qu'on a vécues.

- Un roman-photo ?

- Et voilà, le raccourci à la noix... J'ai une tête de France Dimanche ? Non, rien à voir avec un roman photo, ce sont des nouvelles, comme des fleurs qui poussent au hasard des souvenirs semés par mon auteur. Et le lecteur, en les cueillant, retrouve le parfum des siens.

- Mais les gens ne lisent pas de nouvelles ma pauvre dame...

- Mais parce que vous ne leur proposez pas les bonnes ! Vous aimez les mauvaises nouvelles vous ? Non ? Mais vous adorez les bonnes nouvelles ! Comme tout le monde ! Alors arrêtez de snober les femmes dans mon genre, arrêtez d'être le pantin d'un système injuste et osez plutôt le roman désarticulé de ma vie, multipliez les plaisirs du nouveau genre que je propose !

- Vous avez un titre ?

- "En voiture Simone"

- Un peu convenu mais pourquoi pas... Et vous dites que les gens la suivraient votre voiture ? Même si ce n'est pas un roman ?

- Publiez-moi Monsieur, vous m'en direz des nouvelles...



Franck Pelé - décembre 2011

mardi 6 décembre 2011

Raoul aime les femmes, avec ou sans accent.



- Qu'est-ce que tu fais Raoul ?

- Je teste ton amour.

- Tu testes mon amour...

- Oui, on dit souvent d'un homme irrésistible qu'il ne dormirait pas dans la baignoire, alors je viens d'y faire mon lit, et j'attends de savoir si tu vas m'y laisser...

- Mais qu'il est bête...

- Ça commence mal... C'est le problème quand on se connaît trop, ce qu'on trouve délicieux chez un nouveau venu, on trouve ça bête chez un compagnon de la routine.

- Allez viens te coucher mon tombeur...

- Pourquoi tombeur ?

- Parce que tu aimes tellement séduire...

- Mais je n'aime que toi Simone !

- Je sais que tu n'aimes que moi mais si tu avais d'autres vies, tu ne me les consacrerais pas toutes... n'est-ce pas ?

- Mais... je ne sais pas ! Et toi, tu n'aimes pas séduire ? Tu n'aimes pas quand les hommes te regardent ou te désirent ? Vous êtes vraiment fortes pour nous culpabiliser, à vous entendre, nous ne serions que les lanceurs de flèches et vous les transpercées involontaires. Mais je connais énormément de femmes qui auraient mis Robin des bois à l'amende moi ! Vous avez juste peur d'avoir donné votre liberté à quelqu'un qui pourrait être séduit par une inconnue un beau jour de printemps alors que vous êtes les premières à sourire aux compliments du jeune quadragénaire qui vient vous apporter une autre coupe de champagne en vous disant combien vous êtes ravissantes !

- Et vous alors ?

- Mais nous pareil ! Ce qui fait que ce soit l'époux ou l'épouse qui craque en premier n'a rien à voir avec le fait que ce soit un homme ou une femme, ça dépend juste de la confiance qu'on a envie d'avoir en l'autre ou pas. Certains ont cette confiance, et même s'ils savent l'existence du désir naissant dans quelque dimension instantanée, comme une soirée pétillante ou un regard qui en reconnaît un autre, ils connaissent la force et la vérité de ce que leur offre leur moitié. D'autres, par contre, anticipent sur les faiblesses de leur partenaire, et jouissent d'une flamme avant qu'on vienne souffler sur la leur.

- Il est drôle lui ! Mais vas-y si tu as tellement envie de jouir de toutes les flammes du monde ! Va te brûler les ailes mon ami ! Mais tu ne pourras plus jamais voler jusqu'à moi après, réfléchis bien ! Et si tu penses que j'éteins ta flamme, t'as qu'à souffler un peu sur mes braises parce que si tu attends trop, t'auras beau aller au charbon, je te promets que tu vas manger froid !

- Mais pourquoi dès qu'on parle de ce sujet en se mettant en dehors du débat, il faut absolument que tu en fasses un cas particulier et que tu te sentes visée ?

- Bien sûr... Prends-moi pour une idiote Raoul... C'est pour rêver tranquillement aux bas de ta secrétaire que tu as fait ton lit dans la baignoire oui ! Tu as de la chance que je ne mette pas l'accent sur ta nature de prédateur que tu essaies tant de cacher...

- Mais vas-y, mets l'accent ma chérie !

- Tu es un affamé Raoul, tu aimes tellement les femmes, les belles femmes, dès qu'une de ces dames te plaît, ta façon de sourire, ta façon de renouer ton nœud de cravate, d'être aux petits soins, de rire avec cette fossette que je ne vois jamais quand tu ris avec moi, ta façon de rester cette longue seconde supplémentaire dans les yeux de celle qui te plaît après un avoir échangé un jeu de mots complice, tout dans ton comportement hurle que tu es un homme affamé...

- Et bien dites-moi... Qu'est-ce que ça aurait été sans accent !

- Un homme à femmes.



Franck Pelé - décembre 2011

Simone, une femme universelle


- Simone, tu as gagné ! Tu es Miss Univers !!!

- Simone, relève-toi, c'est ton heure de gloire ! Ils sont tous debout !

- Laissez-la respirer, c'est l'émotion, vous imaginez ? Elle vient d'être élue, c'est la plus belle femme du monde !

- Relève-toi Simone, les gens sont debout, ils hurlent leur bonheur, tu as séduit le monde entier !

La première Dauphine ajoute :

- C'est quand même fou de ressentir autant d'émotion, jusqu'à tomber dans les pommes...

Simone ouvre alors un œil et dit :

- Et toi, t'en connais un rayon en pomme, pas vrai la dauphine ? Mais vous êtes vraiment naïves les filles... Parce que vous croyez qu'ils m'ont élue parce que je suis la plus belle femme de l'univers ?

- Pourquoi ils t'ont élue alors ?

- Mais parce que j'ai craqué mon short pendant la démonstration de gymnastique au moment du grand écart ! Tu n'as pas vu ? La fenêtre grande ouverte ! Y'avait vue panoramique sur la baie des anges ! Et le premier rang a peut-être même vu les dunes à travers les roseaux !

- Mais alors tu as triché ?

- Écoute-la la jalouse ! T'aurais dû faire l'Eurovision, t'aurais eu plus de points ! J'avais jamais vu la Suisse avec aussi peu de relief ! J'ai triché rien du tout, y'a des accidents qui font des heureux, d'autres des traumatisés !

- Ça veut dire quoi ça ?

- Ça veut dire que si t'avais craqué ton short, c'était la ruée vers les sorties de secours, la panique dans les gradins, y'a certaines terres inconnues qu'il vaut mieux ne jamais découvrir !

- Mais comment tu as réagi quand tu t'en es rendue compte Simone ?

- A partir de là, j'ai tout fait pour éviter les regards et les caméras, je me suis cachée tout le défilé, alors quand tous les yeux et tous les objectifs se sont braqués sur moi à l'annonce du nom de la gagnante, c'est la honte qui m'a couchée, pas l'émotion ! Mais je me suis couchée assez vite pour que personne ne puisse voir mon visage, en dehors de quelques personnes dans la salle que je ne reverrai jamais.

- Mais personne n'a rien vu Simone... Et puis tu es tellement belle, c'est vraiment mérité... Allez, lève-toi... Viens...

- Restez là ! Ne bougez pas... Et je fais quoi comme discours ? Je remercie mon esthéticienne, sans laquelle je n'aurais jamais séduit le jury ? Et qu'est-ce que je fais de tous les regards bizarres qui vont me tomber dessus toute l'année ? Vous imaginez la tête de ma boulangère quand je vais aller chercher le pain ? Et Raoul ? Je vais lui dire quoi à Raoul ? Souris mon chéri, tu es le mari de Miss Univers, c'est quand même génial non ? Toute la galaxie connaît l'intimité de ta femme ! Et puis, je vais vous dire, si y'en a un seul qui ose me dire que j'ai gagné parce que j'ai eu de la chance, en utilisant un autre mot, un peu plus vulgaire que chance, juste pour le plaisir du bon mot, je vais forcément faire de la prison. Parce que je vais l'étrangler avec son intestin grêle... Non, appelez un médecin, dites que j'ai perdu connaissance, ils m'évacueront avec un masque à oxygène et je disparaîtrai de la scène publique pour toujours. De toutes façons, on ne me retrouvera jamais, je m'étais inscrite sous un faux nom. On ne saura jamais qui était la Miss qui a ébloui l'univers...

- Tu n'es pas la vraie Miss France ?

- Ah non Mademoiselle, la vraie Miss France, elle pionce dans un placard à balai à l'heure qu'il est, et quand j'ai vu le filet garni qui allait représenter mon pays, je me suis dit qu'il fallait faire quelque chose ! Elle avait le même prénom que moi, c'était parfait. Vous savez, en France, les belles femmes ne cherchent pas la couronne dans les concours, elles la cherchent dans les regards.




Franck Pelé - décembre 2011

Simone a de l'avenir


- Qu'est-ce que c'est que ce déguisement Simone ?

- C'est à une amie voyante...

- Une quoi ?

- Une voyante ! Une femme qui voit l'avenir dans une boule de cristal.

- Pfff... Et tu crois à ces sornettes ?

- Ces sornettes ! Ça faisait bien dix ans que je n'avais pas entendu ce mot !

- T'occupe pas du vocabulaire du Monsieur, ça te dépassera toujours...

- Et ça va sinon au niveau de tes chevilles ?

- Alors tu vois quelque chose dans ta boule ? Tu sais que moi, j'ai beau regarder dans des boules de gomme, je ne vois que des mystères.

- Hilarant ! Allez crache ton venin... De toutes façons, tu ne crois en rien, tu n'es bon qu'à balancer des critiques... Un vrai serpent à sornettes !

- Mais je ne demande qu'à croire très chère, je ne demande qu'à croire...

- Là, par exemple, je vois que tu vas me gonfler jusqu'à lundi minimum.

- Impressionnant...

- Bon. Tu veux tomber de ta chaise ? D'accord, on y va... Tiens-toi bien... Tiens-toi mieux ! Voilà...

- Si tu as l'arrivée du tiercé de demain, je suis preneur au fait.

- Raoul, tu me coupes la parole encore une fois et je t'incruste la boule dans le front.

- Pardon. Je t'écoute.

- Tu vois là, par exemple, je suis en 2012. Et bien les Mayas avaient vu juste...

- Quoi, la fin du monde ? Mais non, il paraît qu'ils ont fait une erreur dans les calendriers lunaires, et que finalement, ce sera beaucoup plus tard.

- Ce n'est pas tout à fait ça. C'est juste que depuis les Mayas, on se repasse cette prédiction de génération en génération mais oralement, et à force, on a changé la vérité. En fait, la crise de 2012 sera trois fois plus forte que celle de 1929, la crise américaine où les gens se nourrissaient à l'aide de tickets de rationnement, et encore, quand il restait quelque chose au moment où leur tour arrivait... En 2012, il n'y aura plus rien dans les magasins, tous les supermarchés auront été pris d'assaut en quelques jours à peine, parce que les gens seront au chômage, les salaires suspendus, les allocations, les remboursements, toutes les sortes d'aide financière, tout sera gelé, les crédits ne pourront plus être payés, les logements saisis, les voitures ne seront plus conduites que par les très riches, mais dans des tunnels spéciaux, parce que les gens les prendront pour cible dès qu'elles montreront le bout de leur pare-choc, ce sera comme ça partout, dans toute l'Europe d'abord, puis dans le monde entier. Les Mayas avaient raison Raoul, on a juste changé le sens de leur prédiction avec le temps et l'habitude de répéter sans chercher à comprendre... 2012, ce sera la faim du monde.

- Dis donc, c'est flippant ton truc là...

- Où tu vas Raoul ?

- Je vais acheter des réserves, des pâtes, du riz, des conserves, de l'eau, au cas où...

Devant la blancheur du visage de Raoul, Simone redevient aimante et protectrice, elle lui passe la main dans les cheveux, le regarde dans les yeux et lui dit doucement :

- Chéri, tout va bien, la guerre est finie, les gens ont des maisons, du travail, de l'argent, des voitures, des potagers, des frigidaires, des résidences secondaires, la vie est belle, la croissance économique est fantastique et ça va durer longtemps. Il faudrait être sacrément con pour gâcher tout ça... Et puis tu sais, même si je sais que ton amour est éternel, pardonne-moi de te rappeler qu'en 2012, on ne sera plus là...

- Alors, s'il y a encore des gens en 2012, ils auront survécu à la vraie fin du monde. Le nôtre.



Franck Pelé - décembre 2011