samedi 19 janvier 2013

Les amours heureuses




- L'amour est masculin au singulier et féminin au pluriel. C'est fou ce que cette langue est bien faite...

- Vous dites ça pour moi ?

- Non, je ne parle pas de vous Madame, je parle des accords et des genres...

- Je ne ne vois pas pourquoi l'amour devrait changer de genre selon le nombre de ses déclinaisons. Je pourrais ensoleiller une vie comme plusieurs, je pourrais être aussi exclusive que fidèle à des sentiments jumeaux, la qualité de mon amour ne changerait pas pour autant.

- Soyez singulière et je vous promets de ne pas être pluriel. Laissez-moi m'accorder à vous en genre et en nombre et nous écrirons un beau roman, une belle histoire, sans une seule faute.

- Et si je vous disais que je vous suivrais volontiers dans votre forêt pleine de promesses mais que j'ai un peu peur du loup ?

- Vous avez peur du loup ? Laissez-moi le déguiser en grammaire...

- Comme vous avez de belles lettres...

- C'est pour mieux vous aimer mon enfant...





Franck Pelé - Janvier 2013 - textes déposés SACD


Jeux d'enfants



- On joue au papa et au papa ?

- Non ma maman ne veut pas, elle dit que ce n'est pas moral...

- Viens on va lui demander

- Ah non, elle m'a dit de ne pas la déranger, elle est dans sa chambre avec le médecin.

- Bah on frappe !

- Non ! Ils se sont enfermés, je ne dois la déranger sous aucun prétexte.

- Il lui ausculte la morale ?

- Pourquoi tu dis ça ?

- Pour rien... Ils ne s'aiment plus tes parents ?

- Bien sûr que si, ils sont mariés en plus, alors...

- Moi mes parents, ils s'adorent, ils ne me mentent jamais et ne me laissent jamais seuls.

- Ma mère elle dit que c'est pas une raison pour se marier entre papas, le mariage c'est sacré, la société devient décadente. C'est quoi "décadente" ? Moi je croyais que quand on était décadent c'est quand il nous restait dix dents. Mais elle n'a pas de dents la société...

- Vu comme elle peut mordre, je ne suis pas sûr... Moi mes papas ils disent que la société évolue, que la loi doit s'adapter, ils disent qu'ils s'en moquent de se marier mais qu'ils le font pour que nous, leurs enfants, on ait les mêmes droits que les enfants des parents hétérogènes.

- T'es sûr que c'est hétérogène le mot ?

- Ah oui ! Combien de fois j'ai entendu les amis de mes parents leur dire qu'ils formaient un beau couple homogène.

- Alors ma mère avait raison, quand on est homo c'est dans les gènes ?

- Non, c'est l'amour qui est dans les gènes, contrairement à ce qu'on dit, là où y'a des gènes, y'a du plaisir !



Franck Pelé - janvier 2013

De l'importance de la liaison


- J'ai très envie de vous...

- C'est beaucoup...

- Pardon ?

- Vous avez treize envies de moi vous dites ?

- Oui.

- On ne m'avait encore jamais précisé à ce point ses envies.

- Ah bon ? C'est pourtant assez commun de dire à une femme qu'on a très envie d'elle.

- Excusez-moi mais pour moi, c'est une grande première. En général, on me parle d'envie au singulier.

- Mais c'est une envie singulière.

- Je la croyais plurielle ?

- Oui, enfin au départ c'est une seule envie mais elle a plein de délicieuses déclinaisons.

- Mais vous m'avez dit avoir treize envies !

- Oui, très très envie...

- Pourquoi ce bégaiement, je vous impressionne ?

- Ah non pas du tout, où avez-vu que je bégayais ?

- Bah là ! "Tre-treize envies".

- Mais enfin, je ne bégaie pas, j'insiste sur le fait que j'ai très envie c'est tout ! Oh vous êtes bizarre vous, je ne suis pas sûr d'avoir autant d'envie finalement.

- Combien ? Quatre ? Bonjour le versatile ! Vous passez de treize à quatre en deux secondes !

- Treize quoi ? Quatre quoi ?

- Treize envies ! Vous le faites exprès ou quoi ?

- Aaaaaaaah mais je n'ai jamais dit que j'avais treize envies comme vous l'entendez, j'ai dit que j'avais très envie de vous, très, comme l'adverbe pas comme le nombre ! Alors forcément, avec la liaison vous avez compris que j'avais treize envies.

- Avec la liaison ? Quelle liaison ??? Vous ne seriez pas en train de vous faire un vieux film cher ami ?

- De me faire un vieux film ? Quelle drôle d'expression... C'est à dire ?

- C'est à dire que vous allez un peu vite en besogne ! Il n'y a rien entre nous et vous parlez déjà de liaison ! Et oui, je vous confirme que j'ai bien compris que vous aviez treize envies de moi, et ce depuis le début !

- Très envie, avec "très" l'adverbe on est d'accord... ?

- Je serais étonnée qu'un adverbe soit aussi précis.

- Remarquez je comprends votre étonnement, c'est rare d'avoir treize envies d'une femme.

- C'est ce que je me tue à vous dire depuis le début !




Franck Pelé - Janvier 2013 - textes déposés

La théorie des dominés


 
Raoul sentit une petite tape sur son épaule. Il se retourna promptement. C'était Simone.

- Ça va mon chéri, je ne te dérange pas ?

- Je t'attendais, tu as été longue, il y avait du monde ?

- Comme dans une boulangerie un dimanche matin. Et toi ? Tu fais la queue ?

- Comment ça je fais la queue... ?

- Tu attends pour entrer quelque part ?

- Non... je t'attends toi... c'est tout...

- Oui, bien sûr, pourquoi attendre ici sinon... Pour aller où... ? Je ne vois pas de porte... Aaaah... Oh dis donc... Tu as vu Raoul ?

- Quoi ?

- Là, juste au-dessus de toi, y'a du monde au balcon hein ?

- Ah oui tiens...

- Tu sembles étonné... Pourtant je te regarde depuis vingt minutes à travers la vitrine de la boulangerie et tu n'as pas cessé d'avoir le nez en l'air. Tu regardais les oiseaux ?

- Non, je rêvais c'est tout. Je pensais à l'histoire de Paris, cette ville est vraiment magnifique et tellement pleine de souvenirs, enivrante de tous les parfums qui l'ont faite...

- Attends, ne me dis rien... Tu te rêvais révolutionnaire... Tu imaginais les sans-culottes prendre ta Bastille...

- Bon, écoute, j'étais là avant elles, je n'allais pas changer de trottoir parce que quelques donzelles viennent prendre l'air sur la terrasse du dessus !

-Oh non mon amour... Attendre sa femme suspendu aux lèvres d'étrangères qui te chuchotent ce que tu veux entendre, je comprends que la place soit royale...

- Mais elles ne m'ont rien dit !

- Tu n'as jamais su lire sur les lèvres Raoul.

- Bon, on va rentrer, tu vas aller dans ta cuisine, ça va te calmer, tu dis vraiment n'importe quoi là...

- Tu es comme tes copains Raoul, un gros macho ! Un jour, je sortirai de ma cuisine, on sortira toutes de nos cuisines, et on vous convoquera dans nos bureaux de dirigeantes pour vous dire à quel point vous manquez de rigueur et d’organisation, d’audace et d’ambition !

- Il n'est pas toujours nécessaire d'être au-dessus des autres pour se sentir fort Simone. Je n'ai aucun problème avec l'idée que la femme nous domine. L'homme a tout à gagner à laisser les femmes au-dessus de lui. Et puis vous êtes quand même beaucoup plus souriantes quand on vous appréhende sous cet angle, c'est justement ce que je me disais en...

- en ?

- ... en regardant les oiseaux...

Devant le changement soudain du teint de sa femme qui passa du rose au vermillon, Raoul prit la poudre d’escampette et piqua un sprint jusqu’à son sous-sol dans lequel il restera jusqu’au lundi suivant.




Franck Pelé - décembre 2012 - textes déposés

Orgueil et préjugés




Paris 1961.

Pendant que Simone embrasse Raoul, deux femmes montent les escaliers, avec des regards différents, parce que leurs sensibilités comme leurs histoires sont différentes.

A gauche, on voit une femme sourire, presque envieuse, son réflexe naturel a été de sourire à l'amour, sans le juger ni l'habiller de la moindre mauvaise intention.

A droite, son amie pose un tout autre regard sur la chose. Un regard plein de reproches, un regard qui juge, qui dénonce. Peut-être est-elle jalouse ? Peut-être est-elle profondément malheureuse de se rendre compte qu'elle ne sera jamais cette femme embrassée, parce qu'elle n'osera jamais épouser cette situation. Pourtant, elle en rêve.

Elle cède à son propre dégoût alors que la scène est savoureuse, elle préfère écouter sa morale liberticide parce qu'elle ne comprend pas. Et la femme, comme l'homme, a peur de ce qu'elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas qu'on puisse afficher son bonheur, qu'on puisse s'embrasser dans la rue, c'est comme si elle affichait son journal intime sur la place publique, ou dans une espèce de réseau social qui n'existe pas encore tout à fait. Et puis elle est sûre que cet homme est marié, ou elle. Peut-être les deux. Il faut les brûler, c'est odieux, inconcevable. On n'a pas le droit de s'aimer en dehors de l'anneau. L'amour, ce précieux pour les uns, ce saigneur de l'anneau pour les autres.

Elle déteste voir ce couple parce qu'elle déteste l'idée de trahir la morale, sa morale. Alors elle restera seule, avec ses petits jugements, ses grandes culpabilités, elle n'aimera pourtant pas mieux son mari en s'interdisant d'aimer la vie, bien au contraire, mais elle a toujours eu peur de traverser en dehors des clous, probablement peur du souffle de liberté qui pourrait enrhumer ses piliers dogmatiques. Parce qu'elle est mariée, oui, mais terriblement seule quand même. Mais mariée. Alors elle se dit qu'elle est dans le droit chemin. En passant près des hérétiques, elle aurait juré ressentir un frisson absolument bouleversant.

Simone et Raoul n'étaient pas encore mariés à ce moment-là. Ils s'aimaient profondément. Et ce baiser ne trompait personne.



Franck Pelé - décembre 2012 - textes déposés

Photo: Martin Munkacsi