samedi 19 janvier 2013

Orgueil et préjugés




Paris 1961.

Pendant que Simone embrasse Raoul, deux femmes montent les escaliers, avec des regards différents, parce que leurs sensibilités comme leurs histoires sont différentes.

A gauche, on voit une femme sourire, presque envieuse, son réflexe naturel a été de sourire à l'amour, sans le juger ni l'habiller de la moindre mauvaise intention.

A droite, son amie pose un tout autre regard sur la chose. Un regard plein de reproches, un regard qui juge, qui dénonce. Peut-être est-elle jalouse ? Peut-être est-elle profondément malheureuse de se rendre compte qu'elle ne sera jamais cette femme embrassée, parce qu'elle n'osera jamais épouser cette situation. Pourtant, elle en rêve.

Elle cède à son propre dégoût alors que la scène est savoureuse, elle préfère écouter sa morale liberticide parce qu'elle ne comprend pas. Et la femme, comme l'homme, a peur de ce qu'elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas qu'on puisse afficher son bonheur, qu'on puisse s'embrasser dans la rue, c'est comme si elle affichait son journal intime sur la place publique, ou dans une espèce de réseau social qui n'existe pas encore tout à fait. Et puis elle est sûre que cet homme est marié, ou elle. Peut-être les deux. Il faut les brûler, c'est odieux, inconcevable. On n'a pas le droit de s'aimer en dehors de l'anneau. L'amour, ce précieux pour les uns, ce saigneur de l'anneau pour les autres.

Elle déteste voir ce couple parce qu'elle déteste l'idée de trahir la morale, sa morale. Alors elle restera seule, avec ses petits jugements, ses grandes culpabilités, elle n'aimera pourtant pas mieux son mari en s'interdisant d'aimer la vie, bien au contraire, mais elle a toujours eu peur de traverser en dehors des clous, probablement peur du souffle de liberté qui pourrait enrhumer ses piliers dogmatiques. Parce qu'elle est mariée, oui, mais terriblement seule quand même. Mais mariée. Alors elle se dit qu'elle est dans le droit chemin. En passant près des hérétiques, elle aurait juré ressentir un frisson absolument bouleversant.

Simone et Raoul n'étaient pas encore mariés à ce moment-là. Ils s'aimaient profondément. Et ce baiser ne trompait personne.



Franck Pelé - décembre 2012 - textes déposés

Photo: Martin Munkacsi

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