samedi 1 novembre 2014

Danser sur un fil




Simone adorait ce tableau. Il avait été peint par un ami, inspiré par une scène inoubliable à laquelle il avait assisté à la fin d’une soirée. Simone et Raoul avaient convié tous leurs amis dans l’appartement de Miles, un artiste-peintre américain que ses parents avaient prénommé ainsi en hommage à Miles Davis. Cette soirée était très spéciale, après des mois de bonheur, ils allaient annoncer leurs fiançailles. L’appartement de Miles était somptueux, mais le clou du spectacle était cette terrasse suspendue au-dessus du monde, comme un petit coin de paradis urbain au-dessus de la jungle des mortels.

Les derniers invités sont partis vers deux heures du matin. Raoul a posé un trente-trois tours sur la platine branchée sur la terrasse, il a invité Simone à danser, Miles a alors été le témoin d’une des plus belles harmonies amoureuses qui soit. Même son art d’accorder les couleurs n’aurait pu trouver de réponse à ce défi en mouvement. Personne n’aurait pu mieux définir l’amour que les danseurs de ce soir-là. Sans un mot, avec la seule fluidité de leurs gestes et la force exceptionnelle de leurs regards aimants, ils avaient laissé dans l’air un parfum dont beaucoup avaient rêvé mais que personne n’avait encore jamais réussi à inventer. Un délice essentiel. Une fragrance comme le début d’une ère.

Cette scène n’était pas si lointaine, mais aujourd’hui, elle semblait appartenir à une histoire très ancienne.

- Tu peux le prendre le tableau Simone si tu veux...

- Pourquoi je prendrais le tableau ?

- Au point où on en est, tu vas bien finir par m’annoncer que tu me quittes non ?

- Tu vois, quand je regarde ce tableau, je me dis que la capacité d’écoute de ces deux-là était bien supérieure à leurs évolutions contemporaines… et tu sais pourquoi ? Parce qu’avant l’amour, on est prêt à tout comprendre, tout entendre. Pour séduire l’autre autant que pour ne pas perdre la possibilité d’être aimé par cet idéal, du genre qui ne se présente qu’une fois. Avant l’amour, on met toutes les chances de son côté pour décrocher cette lune qu’on veut recouvrir de miel, comme si on jouait notre vie. Quelle étrange attitude pousse l’humain à ne plus faire le moindre effort après l’amour ? Pourquoi laisser l’orgueil enfiler le smoking de maître de cérémonie ?

- Parce que tu crois que si j’avais découvert que tu aimais embrasser d’autres hommes pour te rendre la vie plus douce comme tu dis, j’aurais eu la même certitude de t’aimer qu’à l’époque ?

- Je « n’aime pas » embrasser d’autres hommes. Il m’est arrivé d’embrasser d’autres hommes comme on embrasse la vie. Si tu étais mon meilleur ami, si je te racontais les raisons de ces moments interdits et les empreintes qu’ils laissent, tu comprendrais sans aucun problème ni aucun jugement moral. L’amour que je te donne est unique, il me semble parfait parce qu’il dépasse l’entendement de l’imparfaite que je suis. Si tu le trouves imparfait, tu n’as alors jamais compris la profondeur de ce que je te donne.

- Sauf que je ne SUIS PAS ton meilleur ami ! Et là, je me demande qui est la femme que j’ai épousée tu comprends ? Qu’est-ce que je vais découvrir demain ? Que tu t’es mariée à Las Vegas un soir de fête ? J’espère au moins être ton meilleur mari !

- Mais merde Raoul ! Arrête de jouer la victime ! On l’est tous la victime !

- Tu es vulgaire.

- Peut-être sur la forme mais toi tu l’es sur le fond, et ça me semble bien plus grossier ! On est tous victime. On est victime du temps qui passe, de la routine, des chambres avec vue qui font monter, des vents mauvais qui font des cendres, des départs de feu, des retours de flamme. Tu te crois tout blanc parce que tu n’as jamais glissé sur l’escalier d’Epicure ? Je ne sais pas si ça t’est arrivé et je ne…

- …ça ne m’est jamais arrivé.

- …et je ne veux pas le savoir ! Parce que tu ne seras jamais un autre pour moi ! Quoique tu aies fait ou pas fait ! Je serais folle de rage si ton amour était faux, fabriqué, en carton-pâte comme dans les décors de ces feuilletons qui font rêver les vieux, ces vieux qui ont gâché leur jeunesse à faire semblant ! Je pourrais avoir envie de te pulvériser si je savais que tu ne me respectais pas au point d’avoir une double vie, des enfants cachés, une autre que tu entretiens. Mais jamais je ne t’en voudrais de pouvoir être séduit par une rencontre imprévue, suspendue entre deux portes communicantes, entre passé et avenir, éducation et interdiction, morale et liberté !

- Mais si tu passes ton temps à avoir envie d’ouvrir ces portes c’est que tu étouffes dans ton monde ! Et puisque je suis censé être le pilier de ton monde, je me sens comme un arbre qu’on va abattre pour faire des journaux intimes sur lesquels tu écriras pour un autre, tu comprends ce que ça me fait ?

- Je n’étouffe pas avec toi, mais parfois j’étouffe dans mon monde oui, ça ne t’arrive jamais toi ? Et alors qu’est-ce qu’on fait Raoul si je suis ta logique ? Je te quitte dès que j’étouffe ? On arrête dès que la routine préside un cycle peu propice à la passion ? Non, je ne suis pas comme ça, j’attends le cycle d’après, où je te retrouverai, encore et encore. Et si en attendant, j’ai embrassé un idéal, voire même l’évidence d’un chemin qui aurait pu être le mien, je n’ai rien trahi de mon amour pour toi, tout au fond de moi.

- On n’a pas tout à fait les mêmes valeurs…

- Non ! On n’a pas les mêmes natures ! Ce n’est pas la même chose. Et l’homme avec qui je danse sur ce tableau aurait parfaitement compris cette nuance. Regarde toutes ces histoires de couples mythiques, à chaque fois ils ont duré parce que l’homme, ou la femme, a su définir ce que l’autre donnait, à l’intérieur de leur couple, et à l’extérieur.

- Et des couples mythiques où on ne donne qu’à l’intérieur, ce n’est pas possible ? C’est trop demander ? Pourquoi c’est moi qui dois me sentir con de croire en une fidélité unique et éternelle ?

- Je me suis sentie conne à chaque fois que je t’ai imaginé me voir embrasser un autre ! Mais j’ai immédiatement arrêté de culpabiliser quand j’ai compris que je devais arrêter de me sentir coupable ! Je devais vivre ma vie sans trahir mon amour pour toi. Ma vie est faite de choix, et je ne passe pas cette vie à ne faire que des choix qui rendent coupable figure-toi ! Comme tout le monde, je fais des choix dont je suis fière, même si certains me déstabilisent, d’autres me font me détester d’être si faible et pourtant ils me construisent. Tu ne sais pas ce que je donne Raoul, comment je le donne, pourquoi je le donne. Mais je te promets que si tu pouvais mesurer la franchise, l’honnêteté, la profondeur, la vérité de ce que je te donne à toi, tu m’inviterais à danser comme il y a quinze ans.

- Je ne sais pas si je peux supporter cette liberté d’aimer… Je ne pourrai jamais dormir sereinement avec toutes ces portes ouvertes… Peut-être faut-il que je te rende ta liberté…

- Mais je ne veux pas te quitter moi ! Jamais ! J’ai besoin de toi, au centre de mon monde, et j’ai besoin de sentir parfois un peu d’air autour de moi. Beaucoup respirent de l’oxygène en cachette pour retrouver l’ivresse, parce qu’ils n’ont plus d’amour en eux, chez eux, ils se dessèchent, doucement. Toi, tu es mon tuteur, mon soleil quand j’ai froid, mon eau quand j’ai soif, et si je me laisse respirer parce que c’est ma nature de fleur qui a besoin d’amour pour éclater de toutes ses couleurs, je ne me laisse pas cueillir. Je me l’interdis.

- Et tu le regrettes ?

- Voilà une question qu’un homme sûr de mon amour pour lui ne me poserait pas. Il respecterait nos natures différentes, nos impudeurs étrangères, nos élans contradictoires, il me regarderait dans les yeux, et il ne verrait que l’absolu que j’ai pour lui. Je rêve que ça suffise à son bonheur. A ton bonheur.

- Tu le regrettes…

- Non, je ne le regrette pas ! Je me l’interdis ! Et si je me l’interdis, tu as déjà une énorme partie de ta réponse ! Si tu n’avais aucune importance, ou si tu n’en avais plus, si tu ne me suffisais plus, si je te préférais tous les soleils du monde, je me serais laissé cueillir depuis longtemps ! Ou tu m’aurais retrouvé un matin, flétrie comme un espoir déchu. Il faut accepter qu’une histoire ait une fin, c’est la plus belle preuve d’amour qu’on puisse offrir à l’autre avant de l’aimer différemment. Mais je n’ai absolument pas fini de t’aimer Raoul, et je voudrais que tu n’oublies jamais l’identité de celui que j’aime, celui à qui je me suis offerte pour la vie, et que tu oublies un peu plus ceux que je pourrais aimer, selon tes interprétations diverses. J’ai un cœur oui, des goûts pour les choses et les gens, il m’arrive d’être séduite, c’est naturel, comme je l’ai été pour toi. Personne ne décrète la fin de l’état séduit à partir du moment où l’alliance arrive au pouvoir. Laisse-moi te poser une question Raoul. Qui vois-tu quand tu me regardes ? Ta femme ou la possible évidence d’un autre ? Ta femme ou une femme qui peut t’échapper ?

Ils se regardèrent longtemps dans les yeux. Très longtemps. L’émotion dans les yeux de Raoul fit naître celle de sa femme. Leurs regards pleuraient doucement toute la peur qui les inondait, la peur de se perdre, de perdre l’autre. Raoul tendit la main vers Simone, le regard bouleversé et le cœur au bord des lèvres :

- Tu danses ?

Simone sourit, les joues humides de certitudes ruisselantes.

- Avec joie.




 Franck Pelé – textes déposés SACD – Novembre 2014