samedi 11 août 2018

Cendres parfumées



- Je rêve...

- Quoi ?

- Tu mates les seins des mannequins ? Ce sont des mannequins Raoul ! Aucune ne va te faire un clin d'oeil ou être flattée parce que tu lui reluques la poitrine ! C'est hallucinant à quel point vous êtes formatés pour repérer le moindre bout de viande qui vous excite. C'est la même chose avec la côte de boeuf remarque... sauf que ça m'ennuie beaucoup moins que tu couches avec une côte de boeuf.

- N'importe quoi...

- J'aurais même fini ma vie amoureuse avec toi si tu ne matais que la viande bovine... Quoique... quand je vois le paquet avec lequel tu m'as trompée, je me dis que même la viande bovine est dangereuse...

- Elle a un corps magnifique.

- Merci de me le rappeler. Je parlais de celle d'avant.

- Et le paquet avec lequel tu m'as trompé on en parle ? Le Père Dodu à côté c'est Stromae ! C'est hallucinant à quel point vous êtes formatées pour avoir un maximum d'indulgence avec vos fautes et un minimum avec les nôtres...

- Rien à voir. Il était vraiment gentil, sans aucune intention déplacée, on a bu un peu, ri beaucoup, nos bouches se sont retrouvées à quelques centimètres l'une de l'autre et voilà, c'est humain, il n'y avait rien de planifié. Toi, tu as cherché ! Tu as prémédité le meurtre de notre couple !

- Le meurtre de notre couple... Toujours dans la dentelle... Dans deux minutes tu vas me dire que tu n'as rien pu faire, qu'une force invisible t'a poussée à embrasser ce type et à me dire que tu l'aimais quelques jours plus tard ! Mais pourquoi cette objectivité ne peut exister que sur ton cas et pas sur le mien ?

- On va expliquer ça devant la juge, d'ailleurs active un peu parce qu'on va être en retard, l'audience est à 16 heures.

- Ça ne me dérange pas d'être en retard à notre divorce.

- T'étais déjà en retard à notre mariage... tu n'auras finalement jamais été à l'heure...

- Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Je n'étais pas du tout en retard à notre mariage !

- Si ! Moi j'étais à l'heure ! Toi tu n'y étais pas dans la tête ! Encore avec tes doutes à la noix !

- Mais pourquoi faut-il que tu généralises tout... que tu interprètes tout... que tu enfonces celui à qui tu demandes de se relever ? Tu étais la seule femme au monde devant laquelle je pouvais me mettre à genoux !

- Voilà, j'étais. Je ne suis plus.

- Mais laisse-moi finir ! Et si c'était à refaire je le referais mille fois. Mais pourquoi faut-il forcément un coupable à la fin d'une histoire ? Pourquoi faut-il blâmer un élan vers une autre femme, ou un autre homme, alors que cet élan est aussi naturel que celui qui nous a conduits l'un vers l'autre ?

- Mais aucun de nous n'était marié au moment de notre élan ! Quand tu t'engages il y a des limites à respecter ! Mais toi les limites tu t'en fous, tu mets ton Coyote. Heureusement que ça n'existe pas pour les écarts amoureux dis donc, ça n'aurait pas arrêté de sonner dans ta vie !

- Et allez... parce que toi ça n'aurait pas sonné au moment où t'as embrassé ton Royal Cheese... Allez stop, c'est impossible de s'en sortir... Tout ce que je te dis, si c'était ton meilleur ami qui te le disait tu le comprendrais, mais quand l'ego s'en mêle c'est fini... Aucune femme, et aucun homme non plus, n'est prête à accepter que le fait de tomber amoureux se désactive parce qu'on a signé un contrat. Mais toutes les femmes qui sont tombées amoureuses ailleurs pendant leur couple ont de bonnes raisons de l'expliquer. La femme a de bonnes raisons, l'homme est un salaud c'est comme ça... Le meurtre de notre couple... Heureusement qu'on nous apprend depuis l'enfance que dans un couple, les responsabilités de l'échec c'est toujours 50/50...

- Excuse-moi mais là c'est plutôt 80/20 non ?

- Et voilà. Merci. Plus de questions Votre Honneur.

- Garde tes petites blagues de tribunal pour tout à l'heure... Oui le meurtre de notre couple oui...

- Mais Simone notre couple c'est Charles Aznavour ! Il est toujours vivant mais tout le monde pense qu'il est mort depuis dix ans !

- Ah dix ans carrément... je pensais que ça faisait deux ou trois max... Allez c'est pas grave, on n'est plus à une claque près... Tu sais quoi ? Je crois que je vais rouler une pelle à la juge une fois qu'elle aura prononcé notre divorce.

- Moi pas.

- Même si elle a des gros seins ?

- Arrête. Je t'aime toujours. Je t'aimerai toujours. Le mariage ça peut tuer un couple, et puis je te l'ai dit, certaines histoires portent une fin en elles, certaines sont faites pour durer trois ans, dix ans, vingt ans, et d'autres pour durer toujours, même en cas de palpitations imprévues.

- A force d'en avoir c'est étonnant que tu n'arrives pas à les prévoir...

- Ne fais pas la blanche colombe Simone, tu caches probablement des souvenirs qui ne me concernent pas sous tes plumes innocentes... Et je persiste et signe, je ne suis pas du tout sûr que ce soit une bonne idée de divorcer.

- Moi je pense que si. Parce que j'en suis à espérer de devenir un mannequin dans une vitrine pour que tu regardes mes seins. Oui je sais, ils tombent, ils sont marqués, ils vieillissent, et je cause, je t'engueule, je passe ma vie à te dire pourquoi tu n'es pas comme je voudrais... je suis bien plus chiante qu'un mannequin de vitrine...

- Tu es ironique là ?

- Non. Même pas... Je crois qu'on arrive à un moment où il faut être honnête. Avec soi-même et avec l'autre. Et je n'ai pas envie de dire ça à un juge ou qui que ce soit qui ne sait rien de toutes nos années ensemble. Oui je t'aime comme une dingue. Malgré tout. Mais je sais bien que je suis insupportable, je sais bien que je passe mon temps à te soupçonner, à te surveiller, à chercher, à te dire comment tu dois être pour me rendre heureuse, je ne pense qu'à mon bonheur avec toi c'est vrai, le tien ne m'intéresse pas, surtout si je n'en suis pas à l'origine. C'est de la jalousie. Et de l'envie d'être toujours celle que tu regardes pour la première fois et qui te renverse. Tu n'es pas un salaud Raoul. Tu es un homme bien. Tu es juste beaucoup trop sensible à l'amour et à celles qui savent te donner ce qui te touche.

- Merde... Attends chérie... tu peux me redire exactement ça le temps que je déclenche le dictaphone pour être sûr que je ne rêve pas et que je puisse le réécouter plus tard ?

- Raoul... Je suis sérieuse...

- Moi aussi je t'aime comme un dingue. Je ne supporte plus beaucoup de choses chez toi, probablement trop pour que tu ne le sentes pas mais je sais mes responsabilités dans ta douleur. Si j'avais su t'aimer comme on aime une seule fois en restant constamment au sommet, tu aurais été heureuse...

- Même pas sûr...

- Si, j'en suis sûr. Tu te serais sentie forte et unique. Je n'ai pas su garder mon regard seulement sur toi. J'ai profité de tes erreurs pour m'autoriser les miennes au lieu de les pardonner et de t'aimer toujours plus fort. Je crois que nous sommes à une fin de nous oui, mais je me demande souvent si certaines fins ne sont pas temporaires. Rien ne remplace le poids de l'histoire du couple, et je n'ai pas envie que les enfants passent un dimanche sur deux avec Royal Cheese...

- Attends, tu peux redémarrer ton dictaphone et répéter là ? C'est moi qui voudrais enregistrer cette fois...

- Je pense chacun de ces mots.

- Je t'aime Raoul, je ne t'aime plus et je t'aime, tu comprends ?

- Moi aussi Simone. Je ne t'aime plus et je t'aime.

- Alors comment on fait ? On fait demi-tour ? Ou on divorce et on se remet ensemble sans le poids du mariage ? Ou tu te remaries avec ta bovine et tu la trompes avec moi ?

- Et toi tu te remaries avec Double Cheese ?

- Non, je crois que je vais prendre le temps de laisser bronzer la marque de l'alliance...

Dans la vitrine, un mannequin du deuxième rang parle à celle qui est au premier plan, celle que Raoul regardait :

- C'est compliqué d'avoir un coeur et une raison non ?

- Je me le dis tous les jours quand j'entends leurs histoires, et d'autres... Mais ils ne se rendent pas compte... Oui Simone, tes seins vieillissent et tombent, mais ils sont vivants, personne ne donnera jamais d'amour aux miens. Oui Raoul, comme ta femme, tu as aimé, sans jamais que ce soit une faute, vous avez créé des règles et vous en êtes parfois prisonniers. Mais dans cent ans vous n'existerez plus, alors aimez-vous, au début, à la fin, ici ou là, mais aimez-vous et respectez-vous. Même quand ça fait mal. Et ne vous salissez pas sous prétexte que l'un regarde moins l'autre ou regarde plus ailleurs. Moi, rien que dans ma vie de mannequin, j'aurais pu tomber mille fois amoureuse juste pour le regard qu'on posait sur moi. Et ça ne m'arrivera jamais. Je suis de bois.


Franck Pelé - août 2018 - textes déposés SACD