lundi 19 décembre 2011

Le temps et rien d'autre



Simone et Raoul roulaient vers Paris, ils étaient attendus pour prendre le thé chez la grand-mère de Simone. Ils partaient de Barbizon, un délicieux village de Seine-et-Marne où ils adoraient passer le dimanche matin, entre les peintres et les couleurs, les auberges et les saveurs.

Sur la route du retour, à la sortie du village, Simone passe machinalement son doigt sur son visage en regardant dehors. Puis elle fronce les sourcils et repasse lentement son doigt sous son œil. Elle baisse alors son pare-soleil dans un geste soudain, se regarde dans le petit miroir et pousse un cri strident qui pétrifie Raoul :

- Quoi ???

- J'ai une ride...

- Mais t'es folle de crier comme ça, je croyais que j'avais écrasé un chien !

- J'ai une ride Raoul ! Je suis vieille, ça y est...

- Mais non tu n'es pas vieille Simone, et puis c'est beau les premières rides, si tu en étais aux dernières je dis pas, mais tu es dans la force de ta beauté ma chérie. Tu m'as fait peur avec ton cri...

- Ah voilà ! La force de ma beauté... C'est comme la force de l'âge, c'est ça ? En général, on dit ça pour trouver des excuses à l'appétit de l'âge justement. Plus il avale les années, plus on le trouve fort. Sauf qu'à force de se goinfrer, l'âge d'or devient un sommeil de plomb, et à force d'ouvrir des paupières de plus en plus lourdes, on creuse les sillons qui craquellent la beauté originelle.

- Simone... Tu es belle comme le jour... L'écrin de ta splendeur vieillira sans doute un peu, mais l'éclat de ces diamants qui me regardent tous les matins ne souffrira jamais du temps qui passe... Jamais.

- Arrête-toi Raoul.

- Ah non, on est déjà en retard, pourquoi tu veux t'arrêter ?

- Arrête-toi !!!

Raoul se gare sur le côté, sur l'herbe rase qui longe la route départementale, à proximité d'un océan de dégradés champêtres. Simone ouvre la porte, descend de la voiture et marche au milieu des couleurs, vers la forêt. Après quelques pas dans cette campagne qu'elle aime tant, elle cueille quelques fleurs, s'allonge sur le dos, et prend le temps de les respirer, doucement, amoureusement, de façon presque vitale...

- Tu vois Raoul, ce qu'on vient de faire, plus personne ne prend le temps de le faire. S'arrêter. Et prendre le temps. Prendre le temps de se faire un de ces petits plaisirs pour lequel on pense ne plus avoir le temps. C'est pourtant ce petit plaisir qui fera un grand souvenir, bien plus que tout ce qui nous fait courir.

Raoul s'agenouille à côté de sa beauté, lui passe la main dans les cheveux et lui répond :

- Ma chérie... Qu'est-ce que c'est que ce petit coup de blues... Tu as trente-cinq ans, tu es absolument splendide, pourquoi une petite ride aurait-elle raison d'une beauté qui ne vieillira jamais dans mes yeux ? Ton sourire, ta voix, ton regard, la douceur de tes mains, comme celle de tes intentions, jamais ne souffriront du moindre trait que le temps jaloux gravera sur ton écorce.

- Tu es mon amour toi... J'ai seulement peur de perdre la qualité de mes émotions face à l'impossible combat que le temps me propose. Je ne veux pas que mon visage devienne un désert à rides...

- Mais c'est impossible chérie, arrête de chercher sans cesse des raisons de mettre du gris dans ton bleu ! Tu n'es qu'émotions multiples, rien ni personne n'aura jamais raison de tes émotions. Elle s'éteindront avec toi, mais toi vivante, tu ne vieilliras jamais.

- C'est fou Raoul... Quand on a dix ans, on ne sait pas encore la chance qu'on a d'avoir tout ce temps devant nous. A vingt ans, on sait. On sait qu'on a tellement de temps qu'on a l'impression de pouvoir vivre trois vies et mille rêves. On a une énergie folle, un appétit de vie extraordinaire, l'amour irrigue nos sens et nos idéaux. A trente ans, on commence à mesurer la rapidité du temps qui s'envole, mais on ne s'inquiète pas, on a encore vingt ans dans nos têtes, on se dit qu'on a encore le temps. Même si on sait dorénavant qu'on ne l'aura pas toujours. A quarante, on en est sûr, on sait qu'on n'aura plus le temps d'avoir le temps, et on sait que ça arrivera vite. Parce qu'on se souvient des quarante ans de cet ami sexagénaire qui ont fondu neige au soleil, c'était hier. Alors on profite, on prend le temps, avec infiniment plus de précaution et de mesure qu'à l'époque de cette jeunesse qui le brûlait sans savoir. A cinquante ans, vous parlez d'un temps que les moins de vingt ans ne connaîtront jamais, vous êtes encore dans une belle forme, mais vous savez déjà que vous ne vivrez pas autant de temps que ce qu'a déjà consommé votre cœur. Alors on prends du bon temps, pendant qu'il est encore temps. A soixante ans, on trouve du temps pour faire des choses d'un autre temps. On voyage, on apprend, on gagne sagesse et humilité, et on retrouve une jolie jeunesse en se nourrissant de celle de ses petits-enfants. Et puis le temps devient insaisissable, on n'arrive plus à le suspendre. Le temps file de plus en plus vite, au point de vous laisser en route, il part s'occuper de tous ces jeunes qui n'ont pas le temps, alors que vous, vous l'aimez tant. Plus il passe, plus vous trouvez le temps long. Probablement pour ne pas le regretter au moment d'avoir définitivement fait son temps.


Raoul s'allonge à côté de Simone, l'embrasse délicatement et lui dit :

- Donne-moi quelques fleurs...



Franck Pelé - décembre 2011

1 commentaire:

  1. Délicieuse Simone tu seras toujours jeune tant qu'il y aura un Raoul, celui-là ou un autre; pour te dire qu'il t'aime...

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