samedi 2 juillet 2011

Poker menteur


- Va jouer au poker chéri, je m'occupe de la vaisselle !

- Simone ?

- Oui ?

- Tu es ivre ?

- Tu rigoles ? Les bulles n'ont aucun effet sur moi !

- Tu as fumé la pipe de Charles alors...

- C'était pas de l'origan ? Je me disais que ça sentait plus fort que dans mon bocal...

- Simone, y'a vingt kilos de vaisselle à faire, trois heures de boulot, juste à cause de cette soirée où j'ai invités MES amis, je veux bien qu'on soit encore à l'époque de la femme soumise et obéissante mais franchement je t'avoue que dans mon bocal à moi, le poisson rouge ne tourne plus rond ! Je ne comprends pas pourquoi tu t'infliges une sentence pareille !

- Raoul, il n'y a aucun calcul dans ma générosité enfin ! J'ai passé une excellente soirée avec tes amis et ça me fait plaisir de ranger ma cuisine, allez, file à ton poker... Et puis si tu pouvais plumer un peu notre banquier, ça me ferait plaisir...

En effet, à la table des joueurs se trouvait Pierre, le directeur de l'agence bancaire dans laquelle Raoul et Simone avaient ouvert un compte. Il commençait à devenir très disert sur sa vie privée après quelques tours de table et autant de verres de bourbon. Il parlait de toutes ces femmes qui n'avaient pu résister à son charme, et avouait sa préférence pour les femmes au caractère très ouvert. Et il ajoutait dans la foulée : "Comme Simone, tiens ! Une femme tellement ouverte, quel chanceux ce Raoul..." avant de replonger ses yeux dans ses cartes, sans comprendre qu'il avait attisé la nervosité de son voisin de gauche. Raoul ouvrait des yeux énormes pendant que les autres joueurs, autour de la table, se faisaient tout petits...

- Qu'est-ce que tu veux dire par "tellement ouverte" Pierre ?

Pierre comprit immédiatement qu'il en avait trop dit et mis tous ses jetons au centre en annonçant "tapis !"

- Pierre, qu'est-ce que tu veux dire par "tellement ouverte" ?!!!

- Mais rien de spécial Raoul ! Je voulais juste dire que ta femme est vraiment agréable, souriante, toujours prête à rendre service, et puis elle gère extrêmement bien votre compte, de façon très transparente, donc je la trouve très ouverte, très sympathique !

- Dis donc Pierre, en parlant de gestion, combien on te doit pour remettre les compteurs à zéro ?

- On parlera de ça plus tard, passe demain au bureau si tu veux.

Raoul insiste, le regard noir.

- Combien Pierre ?

- Bon... Vous ne me devez plus rien.

- Ah oui ? Et par quel miracle ?

- Disons que par amitié, je passe l'éponge...

- Par amitié ?

Raoul se lève brusquement de table, fonce vers la cuisine et demande à Simone, sur un ton très sec :

- Simone, qu'est-ce que tu fais ?

- Je passe l'éponge chéri...

- Toi aussi ? Et bien ça vous fait un point commun avec ton ami banquier ! Mais je suis sûr que vous en avez d'autres... N'est-ce pas Simone ?

Simone comprend qu'elle ne peut pas mentir davantage. Elle souffle un bon coup, se retourne :

- Bon, d'accord, quand Pierre m'a accompagné pour aller chercher le vin à la cave, il a voulu m'embrasser. Je lui ai dit que j'étais trop chère pour lui, sur le ton de la plaisanterie. Il m'a demandé combien, et là, j'ai vu dans ses yeux qu'il était sérieux. Alors j'ai dit "3000 francs, le montant de notre découvert... mais juste pour un baiser volé, ce serait vraiment cher n'est-ce pas Pierre ? Allez, arrêtez vos bêtises, remontez vite avec cette bouteille de Château Latour, vous m'en direz des nouvelles..."

- Et ?

- Et là, il m'a pris par la taille et ne m'a pas laissé le temps de dire ouf, il m'a embrassée pendant une longue minute, puis il a pris la bouteille et est remonté en me disant : "ça valait largement le prix... welcome back dans le monde des créditeurs chère madame !"

- Tu t'es laissée faire pendant une minute ??? Et... mais attends, j'y pense, quand tu es descendue à la cave, c'était la fin de l'après-midi, tu portais ce déshabillé de soie après la baignade en piscine, non ?

- Oui...

- Je comprends pourquoi il trouve que tu es une femme très transparente !

- Raoul ! Où tu vas comme ça ?

- Lui montrer ce que ça fait quand c'est Raoul qui met des commissions d'intervention ! Je vais le mettre dans le rouge l'enfoiré d'écureuil ! Je vais lui faire passer l'envie de toucher au patrimoine privé ! Parce que tu ne vas pas me faire croire qu'il s'est contenté d'une minute au parloir alors qu'il avait vue sur la cellule de crise !

- Raoul reste ici ! Il n'a fait qu'embrasser des lèvres qui ne lui ont rien donné, il a embrassé un désert, un volcan éteint, un fantasme immobile, une nature morte ! Et pendant qu'il débitait le compte de ses interdits, il renflouait le nôtre qui, dois-je te le rappeler, tutoyait des profondeurs inconnues parce que Monsieur prenait branlée sur brelan !

- Ah d'accord... Alors si je perds au jeu, tu te vends pour rembourser ?

- Tu n'as pas peur de me foutre à poil apparemment avec tes inconscientes prises de risque ! Alors toi tu embrasses le risque, et moi le banquier ! Tu sais bien que c'est le rôle de la femme de trouver le bon équilibre financier...

Quand Raoul reprend place à la table de jeu, tous les joueurs présents n'en croient pas leurs yeux. Pierre se décide à lui poser la question que tous se posent :

- Raoul... Pourquoi tu es tout nu ?

- Parce que tu m'as déjà tout pris Pierre, alors si là je perds, je te rembourse avec mon corps. C'est comme ça que tu aimes jouer non ? Tu vois, j'en avais marre d'embrasser le risque, alors j'ai décidé d'embrasser mon banquier. Tu ne seras pas déçu, je suis très bien coté en bourse. Tapis...




© Franck Pelé – Juillet 2011

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