mardi 18 janvier 2011

Simone compte pour des prunes


- Où sommes-nous ici chérie ?

- Dans la bibliothèque de Prune, mon amie d'enfance. J'ai retrouvé une lettre d'elle hier soir, une lettre où elle se confiait, elle me parlait de cet homme qui lui avait laissé tant de blessures, des traces de son passage dans sa vie qu'elle croyait indélébiles à l'époque.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

- Elle est montée tout en haut de son insouciance amoureuse, sans même comprendre qu'elle était aussi haut, et quand elle est arrivée au sommet, il en a profité pour partir. Elle a ressenti alors un vertige insoutenable qui l'a rendue malade pendant longtemps. Elle l'a vraiment pris dans le buffet celui-là...

- Qu'est ce qu'elle a fait pendant tout ce temps ?

- Elle lui a écrit. Enfin, pas tout à fait... Elle a écrit, sur lui, sur eux, pour elle. Elle a vomi toute sa rancoeur sur du papier, toutes ses incompréhensions, tous ses regrets, tous ses remords.

- Et qu'est-ce qu'elle a fait de tous ces écrits ?

- Ils sont là...

- Tu veux dire que tous ces livres...

- Oui. Tous. C'est la bibliothèque de Prune. Ce sont les feuilles de son automne.

Raoul, abasourdi... :

- Il a dû en prendre un peu pour son grade le fuyard !

- Prune l'a mis quelque fois à l'amende oui... Mais il y avait aussi de belles lettres, l'insoutenable légèreté des lettres, qui la replongeait à chaque fois dans ses tristes abysses...

- Tu as gardé la lettre d'hier soir ?

- Oui. Tu veux que je te la lise ?

- Si ce n'est pas indiscret, j'aimerais beaucoup...

La lettre, écrite quinze ans plus tôt et envoyée à Simone, Prune s'adresse à son amant :


"Un jour, tu sais, y’a …Je sais plus combien de temps…Je t’ai croisé. Dans la rue.
Tu étais sur l’autre trottoir. Je ne pense pas que tu m’aies vue.  J’ai hésité, j’ai voulu traverser, mes pieds ont résisté, et je me suis dis, c’est pas tes pieds, c’est ton cœur qui t’empêche d’y aller. C’est ton cœur qui en marre d’être obsédé. C’est ton cœur qui veut se dégager.
Et tout est remonté, comme un noyé du fond de son marais, gorgé d’eau et de saletés. Gonflé du temps qui l’a aspiré. Et cette interrogation, toujours, qui ne veut pas me lâcher, la même, éternellement.
Je t’ai cru indifférent. J’ai cru qu’on était amis, amants, qu’on partageait des instants, que te dire que je voulais plus, que je t’aimais autrement, que je ne disais pas tout, que je ne montrais pas tout, j’ai cru que me dévoiler, ça allait nous paumer.

T’as dit que tu m’aimais. J’ai dit…Vraiment ?
Et tout a foutu le camp. C’est peut-être moi qui ai déconné, j’aurais pu, du, m’accrocher, ne pas m’enfoncer dans ma fierté, cherché à te retrouver…J’ai pas pu, paralysée, tétanisée que tu me dises de te lâcher. Qu’un soir en parlant les mots se sont trompés. Que c’était pas vraiment ça, qu’aimer…Aimer après tout c’est vrai, on peut aimer à fond, on peut aimer et que ça retienne la respiration, on devient comme un poisson qu’est tout au fond, au fond d’un bocal sans eau, une dernière bulle, et ciao.

Peut-être que tu ne me voulais que comme amie. Une amie qui t’offrait son cul quand on n’en pouvait plus. Oh merde, je sais plus, je sais plus et ça recommence, et faut que je me lance, je veux pas savoir, je peux pas entendre que j’étais tes coups d’un soir quand tu savais plus comment avoir chaud, quand t’avais besoin de moi contre ta peau, de moi ou de quelqu’un, je veux pas entendre que l’histoire était comme ça.

Au final, c’est toujours les mêmes questions. Au final, on a peur de tout dire, on a peur de rien dire, on veut savoir si l’autre a des sentiments, on se paralyse avant, avant de lancer l’interrogation, on se dit qu’il faut du temps, que c’est à l’autre de s’exprimer, qu’un ça va aller, c’est déjà ça, et l’on interprète un mot, un geste, un silence, une complaisance, et on s’aime et on se déteste, on se guette et on se jette, on fera pas le premier pas, on est trop fier pour ça, et puis l’autre n’a qu’à parler, si rien n’est dit c’est que rien n’est pensé, et l’on est là à tourner en rond, cage aux lions, immense arène où l’on se fait bouffer, mauvais gladiateurs, y’a encore des cœurs à dévorer….

Laisse moi pleurer, me regarde pas, y’a mes larmes qui vont couler, me demande pas pourquoi, me demande pas ce que je voulais, si pour toi ça le valait pas, c’est plus à moi de me déclarer, pourquoi t’as bousillé tout ça, pourquoi je t’ai pas cherché, enlève-toi de moi, enlève-moi cette fois, une fois encore une dernière fois, se retrouver sans se blâmer, si tu me touches je vais hurler, si tu me touches je vais céder, je vais encore y croire, ça sera juste un soir, et puis tu vas t’évader, libère-moi, libère mon amour qui a trop rêvé, t’en vas pas, je sais pas, je sais plus…

Je relève la tête. Je te regarde. Et je pleure."

Prune Victor


- C'est poignant. Mais tu sais Simone, les hommes ne sont pas égaux devant l'amour, ni devant la transparence, la sincérité ou la remise en question. Je vais te dire ce que m'inspire cette lettre, et ce que j'aurais répondu à Prune si j'avais été son confident à cette époque.

- Je t'écoute...

- C'est fou comme l'amour a ce pouvoir de n'exprimer que le beau quand le soleil est au plus haut, et celui de dire ses maux les plus obscurs, avec un regard parfaitement précis, quand il est au plus bas. Comme si aimer c'était un peu mentir ou ne pas avouer, par peur de perdre l'équilibre. C'est fou comme l'amour à ce pouvoir de masquer la lucidité à l'endroit des choses qui pourraient gêner quand le soleil est au plus haut, et comme il peut se fissurer quand il est au plumard. En train de se décliner en vers sur une amie à l'envers, qui offrirait son cul, comme une serrure de son coeur, à quelqu'un qui n'a pas forcément eu l'envie de le visiter ce coeur, encore moins de s'y installer. Il était sûr d'avoir la clé de son propre plaisir, mais pour que la fête soit belle, il a peut-être osé la folie de promettre qu'il avait aussi la clé de toi. Pour te toucher au plus profond. Sauf que sa fin à lui, c'était le début de ton infini. Et le vide qu'il laisse est forcément à la mesure de sa promesse. Quand l'histoire est finie, et qu'on a cru à l'infini, la femme se sent peut-être vide, elle ne sait pourtant pas encore que c'est l'infâme qui en plein. 

Dire les choses, toujours, au risque de déplaire, un peu. Dire les choses, même un peu, et plaire, toujours, même après la nuit.


- Raoul... J'aurais adoré que tu sois son confident à cette époque...

- Qu'est-ce qu'elle devenue ? Ne me dis pas qu'elle est encore sous le joug de cette histoire ?

- Elle est heureuse depuis des années. Elle a su se servir de cette blessure pour renaître plus forte encore. C'est en retrouvant ses racines qu'elle a retrouvé l'air libre. Tu vois cet arbre dans cette bibliothèque ? C'est tout un symbole. La nature a repris le dessus, l'arbre a percé le plafond, par la seule force de ses racines. Parce que sans les racines, point de ciel palpable. Je me demande si ce n'est pas un prunier d'ailleurs...


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