jeudi 19 mai 2011

Le diable dans le salon


- Une télévision ?

- Oui ma chérie. Avec cet appareil, tu pourras regarder la chaîne nationale, les informations mais aussi des émissions diverses, culturelles, scientifiques, il y aura même du cinéma. Tout sera diffusé en noir et blanc, mais c'est une révolution.

- Mais Raoul, quand veux-tu qu'on regarde tout ça ?

- Je ne sais pas, tu regardes la télévision quand tu veux, la journée, le soir, avant ou après dîner.

- Mais alors on lira moins ? On discutera moins ? Et la radio, on l'écoutera quand la radio ?

- Simone, essaie d'être un peu moderne...

- Moderne ? Je trouve cet appareil dangereux pour la communication, et pour moi, être moderne, c'est ne jamais arrêter d'apprendre, toujours se nourrir de l'autre, être moderne c'est lire, peindre, écrire, ou même...

- ...écouter la radio ?

- Et pourquoi pas ? Tu vois, c'était mieux avant, quand on écoutait la radio, qu'on imaginait tout ce qu'on nous disait, c'est comme un livre qui parle, ça laisse la place à l'imaginaire, et cet appareil va m'empêcher d'imaginer.

- Mais ce sera encore mieux, tu n'auras plus besoin d'imaginer, tu seras la spectatrice d'histoires réelles, d'images réelles, tu verras les vrais visages de ceux que tu imaginais à la radio ! C'est mieux qu'un livre qui parle, là, c'est un livre qui s'ouvre, pour toi toute seule !

- Mais non ! Il s'ouvre pour tout le monde pareil ! Alors que moi, quand je lis, ou quand j'écoute la radio, je me fais mon monde à moi toute seule, personne d'autre que moi n'imagine mon héros ou le journaliste comme je les imagine ! Je veux avoir besoin d'imaginer ! Je me fous de voir des images qui me disent ce que je dois imaginer ! Et puis, tu sais quoi Raoul ?

- Quoi ?

- Quand j'imagine, c'est toujours plein de couleurs...

- Bon, tu veux que je la rende ?

- Je ne sais pas, fais comme tu veux. Mais la direction que prend cette époque ne me plaît absolument pas.

- Arrête Simone... Il faut vivre avec son temps... Dans cinquante ans, on regrettera notre époque. Et tiens, pire, on dira que ce que nous vivrons dans les vingt prochaines années, c'était bien mieux !

- Impossible. On commence déjà à payer la baguette vingt centimes. Comment les gens pourraient regretter une époque où tout serait plus cher, où les gens se parleraient de moins en moins ?

- L'époque dont tu parles, puisqu'ils la regretteront, sera passée. Elle sera donc probablement moins chère pour eux...

- Mais pourquoi on ne s'arrête jamais... Pourquoi les gens veulent perdre du temps avec ces artifices ?

- Mais pour beaucoup, c'est le progrès, et les gens aiment le progrès, ils sont curieux. Alors ils se nourrissent des nouvelles inventions, et ils cultivent leur soif de créer, d'innover... Tiens regarde, les informations ! On va savoir tout ce qui se passe dans le monde !

- On le savait déjà avec les journaux, la radio...

- Oui mais là, on saura tout très vite, et surtout, on pourra voir les images ! L'Australie ! New-York ! L'Afrique ! Il n'y aura plus de mystères, on va enfin découvrir le monde et ceux qui le peuplent !

- C'est bien là le drame Raoul ! Le mystère, c'est le sel de l'imagination, l'épice de la création. Et puis pardon, mais déjà que les faits divers de la région m'angoissent, alors s'il faut que je sois au courant de toutes les tragédies du monde, non merci ! Bon, je vais me coucher, tu viens ?

- Je vais regarder un peu la télé chérie...

- Ah tu l'appelles la télé maintenant ? Vous êtes copains ?

- Simone...

- Dommage, je vais dormir avec ma nuisette en dentelle ce soir, je suis sûre qu'elle aurait cultivé ta soif d'innover...

- Laisse-moi être le témoin de cette fantastique révolution dans la communication. S'il te plaît...

- Mouais... J'ai l'impression qu'elle va prendre beaucoup de place dans la vie des gens ta communication... Méfie-toi qu'elle ne tue pas la vraie, celle qui transmet, qui cultive, qui séduit... Raoul, quand tu auras fini de voir ce qui se passe au Congo, n'oublie pas d'éteindre les lumières !

- D'accord !

- Et fais attention de ne pas laisser s'éteindre la mienne...

- Regarde, c'est un match de football !



© Franck Pelé – 2011

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