En entrant dans la pièce, je n’ai vu que son sourire. Dans
une foule de détails, d’informations, de gens, je n’ai vu que le sourire de
cette femme que je ne connaissais pas. C’était un dîner d’anniversaire,
plusieurs tables étaient dressées au milieu d’un grand loft loué pour
l’occasion. On fêtait les quarante ans d’un ami d’enfance, je le retrouvais
quinze ans après notre dernière rencontre. Il avait pris un peu d’épaisseur
comme une souche s’épanouit sous les sillons dessinés par le temps, mais je
voyais toujours le pote de lycée avec son sac US et son keffieh de rebelle qui
écoutait Michel Delpech et Enigma. Le plan de table était un très bon plan.
C’est ce qu’il se serait dit à ma place. Moi je me suis dit qu’il n’y avait pas
de hasard. J’ai surtout pensé que j’allais devoir livrer un rude combat à la
raison.
J’étais à la table de son frère, que je connaissais un peu.
En face de lui, à ma droite, se tient celle qui se présente comme sa moitié.
C’est profond de parler de moitié, ça vous pose un engagement, une certitude.
Ils étaient ensemble depuis trois petites années, et elle se disait moitié. Au
bout de combien de temps avait-elle conclu à un tel amour deux-pièces ?
Pourquoi serait-elle la moitié d’un autre et pas la mienne ? Pourquoi ne
saurais-je avoir confiance en l’évidence de notre accord profond en moins de
trois minutes ? En me parlant de moitié, ses yeux en demandaient une autre.
J’aurais pu éviter d’interpréter ce regard dans le sens des hypothèses les plus
heureuses mais elle était tellement plus belle dans mes yeux que dans ceux de
son mari. Elle le voyait, elle le sentait, j’en étais intimement convaincu.
Nous engageons la conversation et son sourire défait toutes mes tentatives de
distance, elle est belle à tomber, à se relever, à partir. Je voudrais remonter
le temps jusqu’à son mariage, juste avant qu’elle dise oui, la regarder sans un
mot, avec un sourire qui dit tout, sentir son monde raisonnable s’effondrer autour
de nous pendant qu’elle m’embrasse et partir en courant en l’entraînant par la
main comme Dustin dans « Le Lauréat ». Mais oser détruire les châteaux de
cartes et rebattre le jeu d’une vie que seul le hasard a écrit, ça n’arrive que
dans les films. Je sens son décolleté qui m’invite à y plonger, je sais ses
jambes délicieuses qui sauraient dessiner toutes les courbes de ma croissance,
mais je reste sage, je ne donne aucune information, je n’exprime qu’une
esquisse de l’expression de ma déstabilisation, comme on voudrait attirer
l’attention sur un bouleversement intérieur tout en jurant que tout va bien.
Comment cette femme peut-elle être promise à un autre ? Tout d’elle est fait
pour moi, elle est pour moi, elle est moi. Elle et moi. Entendez-vous la force
de la formule ? Elle et moi. On a tous connu cette impression d’entendre
parfaitement tout ce que l’autre ne dit pas, comme cette impression de se dire
qu’on se fait des films et finalement, quand par bonheur le couple se forme,
l’autre confirme la bonne lecture des signaux envoyés. Et on se sent aussi fort
qu’un faiseur de destin.
J’ai eu la chance de connaître de belles histoires dans ma
vie, je ne me suis jamais marié mais je me suis engagé à chaque promesse, à
chaque regard. J’ai rarement été séduit au point de perdre mes moyens. Quand ça
m’arrive, quand je rencontre mon idéal féminin, quand je fais face à la beauté
qui me bouleverse, qui m’emporte et me laisse groggy à quelques mètres de mon
corps encore en place, assis devant ses yeux, je me sens désarmé.
Lamentablement impuissant. Même si cette femme était seule, libre, même si elle
me disait son amour, je n’oserais croire que je suis pour elle. Je n’oserais
croire qu’elle pourrait ne jamais se lasser de moi, alors que j’ai souvent eu
la prétention d’oublier que je pouvais en lasser d’autres qui me plaisaient
moins. J’autoriserai le type le plus fade à croire qu’il est plus légitime que
moi pour épicer la vie de ma princesse. Mon corps resterait sage devant tout
l’or du monde alors qu’il crèverait d’envie de le faire tinter, briller, de
faire hurler sa richesse. Je n’oserais ériger le moindre désir devant une femme
pour qui je ne voudrais offrir que la perfection. Jamais je ne pourrais prendre
le risque d’être celui qui pourrait la décevoir, la trahir, la lasser, la
laisser, seule, avec ses regrets de m’avoir choisi, un jour où j’aurais été
fort. Je voudrais lui bander les yeux pour être sûr qu’elle ressente ce que je
veux lui donner, pour pouvoir la regarder sans qu’elle me juge, je voudrais
prendre le temps de sa peau, du pouvoir gigantesque de son charme absolu, je
voudrais être le seul homme possible, le seul qu’elle sache capable de combler
son cœur, son corps, son âme.
Nous avons parlé de tout et de rien, puisque nous ne
pouvions parler de notre amour certain, nous avons parlé de toutes les
histoires incertaines qui ont façonné nos cœurs d’aujourd’hui, nos certitudes
et nos doutes. A chaque sourire, à chaque connexion alchimique je voulais lui
prendre la main, l’embrasser dans le cou, lui souffler mon amour au creux de
l’oreille. A chaque minute qui passait, la frustration de savoir que ma moitié
était la moitié d’un autre rendait cette soirée insupportable. Plus tard, bien
plus tard, longtemps après avoir dansé, après avoir senti l’extase de mes mains
sur sa taille, longtemps après avoir aperçu son mari terrassé par l’alcool sur
une banquette aussi molle que lui, je suis allé dans la chambre chercher mon
manteau. Elle était allongée sur le lit, les yeux fermés et le cœur grand
ouvert. Je me suis mis à genoux, je l’ai regardée cent ans, sans bouger, puis
j’ai posé ma tête sur sa cuisse, rien de plus. Je l'ai sentie se redresser un
peu, en prenant soin de laisser ma tête à sa place. Je ne sais plus si j’ai eu
envie de pleurer avant qu’elle passe sa main dans mes cheveux ou juste après,
je ne sais plus si cette larme était heureuse ou la signature d’un regret
immortel. Je sais juste que j’ai rencontré ma moitié ce soir-là, nous nous le
sommes dit à demi-mots, et depuis, depuis que je me suis relevé sans un bruit,
sans un mot, depuis que je suis parti après avoir délicatement reposé sa main
sur sa jambe orpheline, le vide reste entier.
Elle s'appelait Simone.
Franck Pelé - textes déposés SACD - février 2014
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