mercredi 4 décembre 2013

L'amour vache




J'allais monter dans ma voiture au moment où je l'ai vue. Je suis sûr que certains signaux précèdent les rencontres essentielles. Comme si des éclaireurs du destin avaient le pouvoir de vous faire lever le regard sur votre évidence. Elle était belle... à tomber, à croquer, à ne plus croire qu'en une seule étoile, une seule direction possible. Le moindre trait de son visage conduisait au charme le plus subtil, à la classe la plus naturelle, ses cheveux, ses yeux, ses mains, ses jambes, son allure et tout ce qu'elle laissait deviner d'idéal me faisaient perdre toute notion du temps et de l'espace. Oui, c'est ça, j'étais en train de goûter à l'éternité, ces moments uniques et rares où le temps de votre vie se suspend à une émotion exceptionnelle.

Elle met les courses dans son coffre, si je ne fais rien, je ne la verrai plus jamais. Je vais lui demander si je peux l'embrasser, un truc du genre "excusez-moi, je peux vous embrasser ? On ne pose jamais cette question en 2013 parce qu'on trouve ça con mais finalement on n'essaie jamais...", non, complètement fou… elle va me regarder avec un air désolé en soufflant, les yeux au ciel et je me sentirai ridicule comme jamais... Je vais l'embrasser, directement, mes lèvres lui parleront et la surprise laissera place à la certitude… et je me faire gazer sur un parking ou je me retrouverai en garde à vue...   Mais elle va partir là ! J'y vais...
 
- Excusez-moi... je crois que vous êtes la femme de ma vie.

- Pardon ?

- Non, j'en suis sûr en fait. Pardonnez ces phrases creuses, elles sont beaucoup plus riches d'habitude mais devant votre beauté, je suis nu, pauvre, spectateur hypnotisé...

- Votre regard...

- Quoi mon regard ?

- Vous avez raison... Embrassez-moi...
 
- Vous plaisantez ?

- Je n'ai jamais été aussi sérieuse, embrassez-moi, je veux vos mains sur moi... oui, comme ça… N’ayez pas peur de me pincer un peu...

- Vraiment ?

- Aïe !!! Mais aïe euuuuuh !!! Mais t'es complètement malade qu'est-ce qui t'arrive ?


J'entendais ce qu'elle me disait mais je continuais, jusqu'au moment où une énorme baffe me réveillait. Je vis alors le visage rouge de colère de ma femme :

- T'es complètement malade de me pincer le sein comme ça à trois heures du matin ???

- Pardon, je rêvais !

- Tu rêvais ? Et tu rêvais de quoi, raconte un peu...

- Un truc complètement banal… J'étais à la ferme de mes grands-parents et j'essayais de traire une vache...

- Foutue comment la vache ? Du genre la vache de ta vie non ?

- De quoi tu parles ?

- De ce que tu racontes à haute voix depuis une heure ! Je me fous que tu rêves d’une nana sur un parking, mais si tu commences à rêver de ses seins et que tu joins le geste au rêve pendant que tu dors ça veut dire que tu es prêt à passer l’acte !

- Mais je… ça va… c’était juste un rêve… c’était peut-être toi je ne sais pas…

- Si c’était moi, tu m’aurais laissée toute seule galérer à mettre mes courses dans le coffre et tu serais resté planqué dans ta bagnole ! Ou tu aurais peut-être rêvé d’une vraie vache va savoir… Le quotidien grossit tellement les caricatures…

- Mais arrête ton cinéma Simone ça va ! Tu es toujours aussi belle et j’adore toujours autant tes pis… tes seins !!!

- Dis donc Papy Brossard, tu veux qu’on parle boudoir ? Au niveau du pis, y’a concours ! Et je te signale que si moi je n’ai plus l’âge de donner du lait, je… je vais m’arrêter là je vais devenir vulgaire…

- Tu ne vas quand même pas me faire une crise parce que je t’ai pincé le sein alors que j’étais complètement inconscient ???

- Mais si Raoul ! Si ! Parce que moi j’étais tout à fait consciente de ton inconscient au bout de vingt minutes de monologue clairement exprimé ! Et tu ne m’as pas pincé le sein, tu m’as défoncé le sein alors que j’étais en plein sommeil, que je suis crevée par mes journées de malade, et que tu le pinçais en rêvant que c’était celui d’une autre !!!

- Qui te dit que ça ne se passait pas en 1992 ??? Arrête un peu avec ta jalousie, j’ai une vie aussi moi, tu ne vas pas me condamner pour des rêves maintenant !

- Ecoute-moi bien Raoul, demain je vais m'offrir un petit rêve nocturne où je serai toute seule dans mon foin avec un jeune taureau plein de fougue, ne t'inquiète surtout pas si je prends les commandes pendant que tu dors et que je ne t'appelle pas par ton prénom. Par contre, si tu me réveilles parce que je te fais mal, je te jure que je t'enfonce les ongles dans le joystick jusqu'à ce que tu t'éjectes de l'appareil ! Maintenant, tu te rendors, tu retournes sur ton parking, tu mets ton jeton dans ton caddie, tu le remplis de tes envies de consommateur compulsif et tu me lâches le téton !

- Voilà, tu es vulgaire…

- Et si tu cherches la carte de fidélité c’est moi qui l’ai. J’en ai besoin pour demain, j’ai un invité à dîner…






Franck Pelé – textes déposés SACD – Décembre 2013

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