dimanche 1 février 2015

L'heure des choix

 
 
 
 
- Qu’est-ce que vous faites là vous deux, tout le monde vous cherche depuis une heure !
- Simone veut me quitter…
- Pas du tout. C’est toi qui interprètes ça à ta sauce comme d’habitude…
- Tu ne m’as pas dit que si tu me quittais je serais plus heureux ?
- Bon, bah je vous laisse, quand vous aurez fini, on vous attend en bas.
- Ah oui, ça je te l’ai dit. Enfin pas tout à fait non, je t’ai raconté ce qu’une amie de Paulette avait dit à Paulette à propos de son mariage et j’ai trouvé ça très intelligent. J’ai hésité à te le dire parce que je savais que, comme d’habitude, ton orgueil battrait ton intelligence à plate couture mais je n’ai pas pu m’empêcher d’être optimiste. Et je te l’ai dit… Et j’ai été TRES optimiste !
- Comment veux-tu que j’interprète le fait que ma femme me dise que je serais plus heureux si elle me quittait ?
- Comme une preuve d’amour.
- Donc si tu me quittais tu me donnerais une preuve d’amour ?
- Oui.
- Et c’est impossible d’imaginer un bonheur simple comme une femme qui me donnerait une preuve d’amour en m’aimant tous les jours ? En vivant chacun de ces jours ensemble ?
- Ah si tu peux l’imaginer si… je parlais juste de quelque chose d’un petit peu plus profond que ton nombril.
- Plus profond que mon nombril ? Mais tu ne vas quand même pas me dire que je suis égoïste parce que j’ai envie que la femme de ma vie me prouve qu’elle m’aime en restant plutôt qu’en partant ?
- Non, mais je trouve insupportable l’idée que je puisse avoir l’honnêteté de penser que je pourrais être égoïste en restant et que cette honnêteté me soit reprochée et mal interprétée ! Il vaut mieux mentir et dire ce que l’autre veut entendre pour que l’amour soit sauf ! Sauf que l’amour dans ces cas-là, excuse-moi mais c’est une espèce de petit feu gentillet qu’on regarde en tricotant ou en lisant son journal !
- … de petit feu gentillet ?
- Oui, ça crépite de temps en temps, ça fait joli, ça réchauffe quand il fait froid, on pourrait même y allumer un cierge sans se brûler tellement sa danse est monotone. Et si tu ne remets pas de bûche, tu passes ta vie à souffler doucement sur les braises pour entretenir quelques flammes…
- Parce que je mets pas de bûche moi peut-être ?
- Mais là n’est pas le problème Raoul… Le problème n’est pas de mettre du bois ou d’avoir envie d’en mettre, le problème est dans ce que dit le feu.
- Je ne comprends pas.
- Excuse-moi mais notre feu n’a pas tout à fait l’énergie d’un feu d’artifice depuis quelques mois, tu ne crois pas ?
- Mais tous les couples du monde vivent ces moments de calme et ce n’est pas pour ça qu’ils explosent ! Un couple n’explose pas parce que la bûche n’a pas fait assez d’étincelles dans le foyer !
- Et ben moi j’aimerais bien que la bûche fasse des étincelles dans le mien !
- Mais c’est toi qui es toujours fatiguée !
- Pas toujours non, tu as aussi une petite collection d’excuses, mais c’est vrai que je suis souvent fatiguée en ce moment. Surtout quand tu veux allumer ce feu que je connais trop. Ce feu qui ne nous ressemble plus.
- Mais je devrais faire quoi ???
- Mais rien, justement ! Pourquoi toujours vouloir être coupable ? Ou victime ? Je sens bien que mon regard sur toi s’est usé, et pourtant je t’aime comme au premier jour ! Et quand je vois toutes ces femmes qui te regardent avec une flamme immense dans les yeux, je me dis que je n’ai pas le droit de te laisser te dessécher par ma faute, tu comprends ? Tu vas te dessécher avec moi, et moi je t’aime, et je n’ai pas le droit de t’enlever la possibilité d’être heureux comme tu le mérites avec une femme qui te rallumera la flamme comme je l’ai moi-même allumée. C’est mal de penser une chose pareille ? C’est mal d’oser la vérité ?
- Et tu crois que mon regard sur toi ne s’est jamais usé ? Tu crois que je n’ai jamais vu d’allumettes qui ne demandaient qu’à craquer ? Moi aussi je pourrais me dire que si je partais tu serais plus heureuse ! Surtout toi ! Avec cette saleté d’indépendance qui met tout le monde à distance quand ça te chante !
- Et pourquoi tu ne le fais pas ?
- Mais parce que je t’aime !
- Mais moi aussi je t’aime !
- Mais pas assez pour affronter le froid quand le feu est mort !
- Mais t’es insupportable je te dis que je t’aime, tu m’exaspères à la fin !
- Non c’est moi qui t’aime ! C’est toi qui es insupportable ! Je te déteste de ne pas faire l’effort de m’aimer comme tu avais promis de le faire !
- C’est moi qui te déteste de penser qu’on doit aimer juste pour tenir une promesse ! Y’a pas de garantie, pas de service après-vente dans l’amour ! Pourquoi ne pas accepter que les choses puissent avoir une belle fin sans demander la pendaison de la personne responsable des beaux débuts ? Pourquoi quand les choses ne vont plus comme l’un veut c’est l’autre qui doit forcément payer ? Pourquoi quand on ose un choix de vie faut-il se taper un tribunal des vannes lancées et des idées reçues ?
- Vas-y.
- Quoi vas-y ?
- Tu es libre de tes choix. Tu as raison. Je t’aime, plus que tout au monde, et je n’ai aucune raison de t’empêcher de faire ce que tu veux. J’ai le droit d’être triste, anéanti, seul, perdu, bouleversé, mais je n’ai pas le droit de te forcer à regarder notre petit feu gentillet… Je te laisse y aller.
- Raoul… Mon amour… Je n’ai jamais dit que je voulais partir, j’ai dit que si je partais, tu serais peut-être plus heureux.
- Tu n’as pas dit peut-être.
- Mais peu importe, j’ai dit « si je partais… » c’était du conditionnel, je n’ai jamais décidé une chose pareille.
- Simone, ne tourne pas autour du pot, si j’étais ton feu sacré tu n’aurais jamais été tentée par le moindre conditionnel. Mais là, avec tes si, tu m’as mis en bouteille. J’espère maintenant que quelqu’un trouvera le message quand je serai arrivé à bon port. Si j’y arrive…
- Raoul…
- Quel était le fin mot de l’histoire de l’amie de Paulette ?
- Paulette s’est posé la question de quitter Pierre, et elle a appelé cette amie pour lui demander conseil.
- Et ?
- … et bien elle lui a dit qu’elle avait trouvé les « pourquoi » et qu’elle devait maintenant réfléchir sur les « comment »
- et donc toi tu as réfléchi sur les « pourquoi tu devais me quitter » et tu en es arrivée à penser qu’il fallait réfléchir sur les « comment tu devais me quitter »…
- C’est un peu réducteur…
- Simone, tu vas sortir d’ici, te promener dans la rue, prendre l’air, le large, le temps, tu vas sonder les regards, scruter les horizons, semer au vent, gonfler les voiles, tu vas chercher du bois, abattre une forêt, mettre le feu au monde, et quand tu reviendras, dans trois heures, je serai là, je n’aurai pas bougé. Et tu me diras ton choix. Je le respecterai.
 
Simone partit sans un mot, comprenant que le seul choix qui ne lui était pas permis était celui de faire autrement. Quand elle revint trois heures plus tard, il était difficile de déterminer ce qui avait le plus marqué son visage, les traits profonds de sourires sereins ou les larmes à peine sèches qui faisaient briller ses joues. Elle trouva Raoul à la même place, le regard grave, presque résigné mais avec cette lueur d’espoir qui le rendait si différent.
- Je t’écoute…
- J’ai réfléchi.
- Sur quoi ?
- Sur les pourquoi et les comment.
- Et ?
- Et après chaque regard que j’ai croisé, je me suis demandé pourquoi je l’aimerais…
- Et ?
- Et j’ai compris comment je t’aimais.
- Et ?
- Et je suis revenue.
 
 
Franck Pelé – février 2014 – textes déposés SACD


1 commentaire:

  1. Fin, jouissif, truculent et spirituel... tout ça pourrait être une ébauche de texte théâtral. On entend les personnages, on sourit et on veut que ça continue.
    Alors? Ca continue?...

    Jean-Marie Juan

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