Un cri extrêmement terrifiant résonna dans toute la maison.
Raoul sortit de la salle de bains et se précipita dans la chambre. Simone était
là, assise sur le lit, tremblante. Au moment où son mari est entré, elle a levé
la tête et l'a fixé longuement. Son regard était plein de questions, de peur et
d'incertitudes, sa peau frissonnait, elle n'arrivait pas à se reprendre. Raoul
est venu s'asseoir près d'elle, elle a d'abord eu un mouvement de recul, puis a
laissé ses mains la rassurer.
- C'est moi chérie... ça va... ça va... viens-là...
- Pourquoi devrais-je être rassurée par toi... Toi ou un
autre... Sais-tu toi-même qui tu es... ?
- Que se passe-t-il... Dis-moi...
- J'ai fait un rêve terrible... un cauchemar... je n'ai pas
de mots... De ces cauchemars dont tu ressors aussi fragile qu'après avoir livré
la bataille de ta vie.
- Tu veux me raconter ?
- Non. Je veux que toi tu me racontes.
- Que je te raconte quoi ?
- Nous. Je veux que tu me racontes nous. Est-ce que tu nous
racontes aussi bien qu'au début quand tu nous racontes ailleurs ? Est-ce que
notre histoire donne envie d'être heureux ou donne-t-elle envie de te rendre
heureux ?
- De quoi tu parles ? Où ailleurs ? Quel ailleurs ?
- Je ne sais pas, n'importe où ! Je ne parle de rien en
particulier, je veux juste savoir tu comprends ? Raoul... je ne veux pas te
rendre triste, sombre, menteur ou lâche, juste parce que tu voudrais me
protéger ou ne pas me faire de mal...
- Toutes les histoires ont deux façons d'être racontées, le
côté pile et le côté face. Pile, c'est pragmatique, face c'est romantique.
C'est l'humeur, la vie, le ressenti d'un moment, d'une chimie présumée
retrouvée ou perdue qui va faire tomber la pièce d'un côté ou de l'autre.
- Et le bonheur est forcément poignardé par le pragmatisme
? On ne peut pas être lucide et amoureux ?
- Que veux-tu savoir Simone ? Si je t'aime ? Oui,
profondément. Si je te regarde comme au premier jour ? Je crois qu'il y a des
jours avec et des jours sans, exactement comme toi. Si je me suis déjà lassé de
toi ? Je crois oui, mais je suis sûr que ça m'est arrivé moins de fois que toi.
Seulement, moi, à chaque fois que ça m'est arrivé, j'ai accepté que ça
m'arrive, toi je pense que tu as toujours cherché à reporter la culpabilité de
ta lassitude sur moi. De mon côté, j'ai toujours accepté l'érosion des falaises
les plus solides, mais je sais aussi qu'il est très rare de les voir
s'écrouler.
- J'ai vieilli, je sais que j'ai vieilli. Ton amour a
vieilli en même temps n'est-ce pas ?
- Non. Là aussi tu reportes assez injustement la
responsabilité de ton léger automne sur moi. Je me sens parfois responsable
de...
- De quoi ? De mes seins qui tombent ? De mes fesses qui
grossissent ? Vas-y, dis-le...
- Arrête ! Tu vois ? Regarde avec quelle agressivité tu me
demandes de parler de quelque chose dont tu es absolument consciente ! Et avec
beaucoup plus de sévérité dans le regard ! Pour moi tu es toujours parfaite !
Ta peau c'est TA peau, si tes seins tombent un peu ils seront encore plus
délicieux à relever en t'embrassant, mais il faudrait que tu arrêtes de me
faire sentir quand je les caresse que je pense ce que tu crois que je pense et
que je ne pense jamais ! Tu flippes toute seule Simone, et tu creuses la tombe
de toute légèreté dès que tu penses à ma place !
- Tu as embrassé d'autres femmes ? Tu as parlé d'amour à
d'autres femmes ?
- J'adorerais avoir confiance en ton recul sur les choses
et l'indépendance de ton intelligence pour pouvoir te dire une chose pareille
sans que tu penses que mon amour pour toi ait été une seule fois malhonnête.
- Comment puis-je croire que tu nous racontes comme
avant...
- Mais on ne raconte jamais les belles choses quand on veut
être aimé pour ce qu'on est ! Quand je cherche à être celui que tu ne vois plus
! Quand je persiste à penser que ton jugement d'un jour n'est pas la vérité de
mon être et qu'un autre regard donne parfois la force d'être plus fort !
- Mais d'être plus fort pour qui ?
- Mais on s'en fout de ton "pour qui" !!! D'être
plus fort ici !! Pourquoi laisses-tu toujours ta jalousie analyser les
situations ?!! C'est ta jalousie qui parle Simone ! C'est toujours possible
qu'un amour s'arrête, ou diminue doucement, c'est possible aussi qu'il fleurisse,
se fane, et fleurisse à nouveau, comme le sentiment naturel qu'il est, un fruit
de saisons. Et toi, me le dirais-tu si tu m'aimais moins ? Je ne crois pas. Je
crois que tu attendrais que ça m'arrive pour pouvoir me le reprocher.
- C'est comme ça que tu me vois ?
- Couvre-toi, tu as froid.
- Je n'ai pas froid, j'ai peur.
- C'était quoi ce rêve ?
- Je marchais nue, dans un jardin sombre, un homme m'a
invité à le suivre jusqu'au milieu d'une clairière, il portait une torche. Au
milieu de cette clairière, il y avait un puits. Il m'a dit de faire un vœu et
de ne rien dire, j'ai pensé très fort que je voulais savoir comment tu
m'aimais, j'ai souhaité connaître la couleur de ton âme. J'ai plongé ma main
dans le puits, et elle est ressortie noire, terriblement salie.
- Je suis le grand méchant loup n'est-ce pas ? Je suis le
coupable de tous les maux... Tu ne t'es jamais demandée si tu faisais tout ce
qu'il fallait toi ? Tu n'as jamais eu envie d'avoir un autre regard sur toi
quand le mien ne t'allait pas ? Je parle d'un regard, pas d'une main. Tu n'as
jamais eu la sensation de te tromper en me jugeant sans pour autant t'arrêter
de vider des sacs d'une injustice rare ?
- Arrête...
- Tu n'as jamais pensé que l'amour pouvait être singulier
et unique avec moi mais que l'état séduit pourrait tout à fait fleurir à ton
balcon sans que j'y sois pour quelque chose ?
- Arrête !!! Oui j'ai déjà eu envie d'être aimée ailleurs
quand je me suis sentie seule ! Oui j'ai déjà parlé d'amour à d'autres ! Oui je
sais que je te juge mal et qu'il m'est plus facile de te rendre responsable de
ce que je ne veux pas voir ! Je n'ai pas fini de te raconter mon rêve ! Quand
je suis repartie vers le jardin, je regardais ma main en pleurant, quand
soudain l'homme a crié que je m'étais trompée de puits. Je me suis retournée,
et j'ai vu mon nom écrit en lettres blanches, peintes sur le puits dans lequel
je venais de tremper ma main ! Plus loin, sur la gauche, il y avait un autre
puits, avec ton prénom dessus. Et des enfants venaient y remplir des
bouteilles. J'ai vu Simone sur le puits qui a sali ma main, tu comprends ???
C'est mon âme qui est noire !!! C'est là que j'ai hurlé...
- Simone... Simone !!! (Il la relève, la prend dans ses
bras et lui parle doucement) Simone, mon amour... C'est ta culpabilité qui t'a
entraînée dans ce puits. Parce qu'elle est vicieuse, parce qu'elle aime prendre
le pouvoir et nous voir nous affaiblir jusqu'à nous agenouiller devant elle.
J'ai déjà eu l'impression d'avoir plongé ma main dans une noirceur semblable,
et à chaque fois que je t'ai embrassée, à chaque fois que j'ai regardé ton
amour droit dans les yeux, je me sentais pur, vrai, moi-même. Tu as le droit
d'aimer ce que tu veux, qui tu veux, de te tromper, de partir, de revenir, de
tomber, de te relever, mais tu n'as pas le droit de ne pas croire, même une
seconde, à la vérité de mon amour pour toi. Tu n'as pas le droit de ne pas
croire à la fraîcheur de ton âme, à la qualité de tes choix, au sens de ton
éducation, à ce que tu fais de la morale et de l'interdit. Je n'ai pas le
droit, là, maintenant, de ne pas te dire que je t'aime justement parce que tu
es la femme la plus entière, la plus droite, la plus délicieuse, la plus
honnête dans ses folies, la plus magique dans ses envies qu'un homme puisse
rencontrer, et nous, nous n'avons pas le droit de faire semblant, de ne pas
accepter que les choses soient, qu'elle puissent être sans que l'un ou l'autre
en soit responsable. Je suis le premier témoin de ton existence, mais ça ne me
donne pas le droit de l'orienter vers un chemin qui m'arrange, et toi non plus.
Chacun accompagne l'autre, il ne le dirige pas, c'est là l'un des plus fameux
secrets des amours heureuses.
- Pourquoi ton eau était si claire... tout le mal que tu as
pu me faire, même sans le vouloir, avec des mots ou des silences, des
indifférences et des absences, tous ces crocs venimeux au creux de notre
histoire, toute cette souffrance n'était que le seul fruit de ma noirceur ?
- Mon eau était claire dans ton rêve parce qu'au fond de
toi, tu sais que je ne suis pas noir. Tu me vois sombre quand la nuit tombe sur
nous, mais si j'avais été là, dans ton rêve, j'aurais plongé ma main dans mon
propre puits, jusqu'au fond, là où le noir dort, et j'aurais réveillé les eaux
troubles. Chacun a sa façon de lester ce dont il veut se débarrasser. Mais si
on remuait tous les puits du monde, en allant à chaque fois jusqu'au fond,
aucune pureté n'y résisterait. Avant toi, je n'avais jamais été sûr qu'une
telle pureté pouvait couler en moi, sur moi. Tu es mon eau vive, mon eau
précieuse, ma rivière sans retour. Tu es les plus belles chutes du monde...
- Je veux me baigner avec toi dans toutes les couleurs
possibles, je veux flotter, plonger, couler, remonter, nager, dériver, naviguer
avec toi... J'ai horreur de te salir Raoul, et j'ai encore plus peur d'être
sale...
- Tu ne seras jamais responsable de la moindre pollution de
quoi que ce soit ou de qui que ce soit. Ton puits n'est rempli que d'amour, et
il est sans fond.
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