mardi 12 février 2013

Fin de course



- J'adore cette ville...

- Tu sais chéri, ça fait une semaine que je suis à New-York, et j'ai l'impression que ça fait dix ans... Elle est incroyable cette ville... Quelle énergie ! Et quelle liberté en même temps... C'est un paradoxe vivant cette ville, elle est vraiment faite pour moi. Ses buildings l'emprisonnent mais ils s'élèvent si haut dans le ciel qu'ils semblent dessiner un chemin vers la liberté. On est dans une espèce de labyrinthe tout en hauteur qui débouche toujours sur un espace plein d'horizons. Tout est grand et majestueux, et puis Central Park... J'ai l'impression que le cheval de Donna, dans Hair, pourrait surgir à tout moment.

- Oui, et puis ces couleurs... regarde ! L’Amérique... On se croirait vraiment acteurs dans un film. Acteurs de nos vies.

- Nous le sommes un peu non ?

- Quoi ?

- Acteurs de nos vies...

- Pourquoi dis-tu ça Simone ?

- Tu as aimé ce dîner ce soir chéri ?

- Heu... oui sans plus enfin c'était sympa.

- C'était insupportable.

- Faut toujours que tu exagères...

- C'est le mot le plus faible que j'ai trouvé. Cette représentation en société d'un personnage astiqué depuis des années sur le miroir de leur vanité par ces deux convoyeurs de vide là... Et leurs femmes ! C'est marrant à quel point les connards ont les verrues qu'ils méritent...

- Simone je t'en prie !

- Quoi ? La transparence t'ennuie ? Je veux juste t'expliquer à quel point on est acteurs de nos vies ! Je veux t'expliquer que je joue un rôle depuis longtemps, trop longtemps, et que le film dans lequel je joue n'a pas du tout les moyens de mes ambitions !

- Trop petit budget pour Madame c'est ça ?

- Pas du tout. Tu n'as aucune confiance en ton projet. Et tu ne lui donnes aucun moyen de réussir ! Je ne parle évidemment pas de moyens financiers ici...

- Mais de quel projet tu parles ???

- Celui de m'aimer ! De savoir le faire !! Le projet de m'aimer comme mon envie d'être aimée mérite qu'on m'aime !

- Pardon ?

- Je vis dans un monde parallèle mon pauvre ami...

- Ah ça, c'est pas moi qui le dis hein...

- Non, non, tu ne me comprends pas. Je vis dans un monde parallèle au mien. C'est à dire à côté. Je ne vis pas sur le chemin sur lequel je devrais être, je vis sur un chemin parallèle, probablement détournée du droit chemin par un imposteur qui m'a promis mon idéal avec une justesse étonnante comme le manipulateur sait donner le change sans avoir de monnaie...

- Simone, tu me cherches là ?

- Non je ne te cherche pas chéri. Je ne te cherche plus. Je ne t'ai jamais trouvé finalement...

- Qu'est-ce que tu racontes ?

- Je vis depuis neuf ans avec toi.

- Et ? j'ai tout raté pour la grande Simone c'est ça ? Tu es malheureuse comme les pierres ? Tu as tout et tu n'es pas contente ? Tu te lasses de tout ?

- Voilà... Tu vois, il y a neuf ans, tu ne m'aurais jamais parlé comme ça, sur ce ton là...

- Mais parce que tu ne m'aurais jamais fait ton "acte 2 Scène 3" là en m'expliquant que mes amis sont des cons et que tu t'emmerdes avec moi !

- Je n'ai jamais triché avec toi. Je t'ai toujours rendu ce que tu me donnais. De la vérité au début, du superficiel et paresseux ensuite, du vide, longtemps. Je me suis toujours dit que je serais incapable de partir, de te quitter. Même si tu me trompais d'ailleurs.

- Parce que je t'ai trompée maintenant ?

- J'espère que tu l'as fait ! Et élégamment ! J'espère que tu as au moins su aimer ailleurs !

- Oui j'ai su ! Et avec des femmes qui savent recevoir !

- Aucune n'a voulu vivre avec toi ?

- On n'a jamais parlé de ça...

- Pourquoi ? Parce que tu m'aimes ? Tu préférais me garder pour ne pas trop déséquilibrer ton schéma ?

- .... exactement !

- Je suis amoureuse. De cet homme avec qui je corresponds depuis des mois. Nous sommes allés plusieurs fois au restaurant.

- Tu as couché avec lui ???

- Non.

Il souffle...

- Pffff... regarde-toi... Tu as l'air rassuré parce que je n'ai pas couché avec lui... Et bien tu as tort parce que c'est ce qui va me faire partir.

- Bon, ça suffit, tu es trop fatiguée, on va se coucher...

- Je te quitte. Pour un homme avec lequel je n'ai pas couché. L'embrasser m'a suffi. La profondeur et la vérité de son regard m'ont suffi, sa voix, sa façon de penser, de rire, d'être ému m'ont suffi. Sa façon de me bouleverser sans rien faire m'a suffi. Cinq déjeuners et deux dîners m'ont suffi pour être certaine d'être devant l'homme de ma vie. Celui avec lequel je suis bien, tout le temps, avec lequel même une engueulade me nourrira, me fera avancer, cet homme qui saura me faire l'amour exactement comme j'en rêve, sans caricaturer le moindre geste comme si tu devais obtenir une note technique à la fin, quelqu'un qui saura me faire vivre, me faire frissonner, me rendre fière, de lui, de moi. Je veux passer mes jours et mes nuits dans le jardin de ses envies. Je te quitte. Tu es en noir et blanc, et il est en couleurs... Il s'appelle Raoul.



Simone ouvrit la porte du taxi qui venait de s'arrêter au feu rouge de l'hôtel Intercontinental. Elle regarda une dernière fois cet homme triste, pas triste touchant, triste sombre. Sombre comme la situation dont il venait de prendre conscience. Puis elle déploya la grâce de ses courbes et partit sans se retourner. Il ne verra plus jamais cette femme magnifique, comme il la voyait il y a deux minutes encore. A sa place, il voyait une porte. Celle qui venait de claquer. Plus jamais il n'arrivera à l'ouvrir.





Franck Pelé - Février 2013 - Textes déposés

1 commentaire:

  1. Some great lines in there:
    "C'est le mot le plus faible que j'ai trouvé."
    "Et leurs femmes ! C'est marrant à quel point les connards ont les verrues qu'ils méritent..."
    "De la vérité au début, du superficiel et paresseux ensuite, du vide, longtemps."

    Very good, Franck, you make me (L M Shaw) smile at work...reading things that I should not be reading while working...didn't we just confirm this conversation awhile back? At least I'm not on Facebook at work. :)


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