mardi 11 septembre 2012

La fin des temps. Et le début d'un autre.


J'avais remarqué, depuis plusieurs semaines déjà, peut-être même des mois, que l'herbe ne repoussait plus. Plus personne ne tondait son jardin. Tout paraissait figé, triste, éteint. Les gens ne s'aimaient plus. Probablement parce qu'ils ne sortaient plus. Ils s'ignoraient, ils préféraient ignorer que l'amour n'était plus possible dans ces regards pleins du silence de leur cœur. Les ruches ne bourdonnaient plus depuis longtemps, on ne mangeait plus de fruits, seules les soupes en sachet étaient là pour nous rappeler le goût des légumes, les branches des arbres étaient nues, les couchers de soleil n'étaient plus colorés parce qu'on ne le voyait plus vraiment, on le devinait, comme une lumière au bout d'un tunnel. Quand il se levait le matin, c'était comme si un néon s'allumait au-dessus d'un couvercle de fumée. Les ventres des femmes ne s'arrondissaient plus puisque les hommes ne creusaient plus leurs désirs. Parfois, au détour d'une rue, on entendant un rire, probablement quelqu'un qui lisait les lignes d'un auteur qui avait vécu au temps de tous les possibles, de l'insouciance heureuse. Les rues étaient désertes, décorées de voitures rouillées par la rareté de l'essence. On entendait jamais de musique, nulle part, on entendait plus les poules de la ferme d'en face depuis qu'on ne mangeait plus d’œufs, et ça faisait un bail. Tous les rideaux des magasins étaient baissés, les gens n'avaient plus d'argent. Seul le grand hypermarché était ouvert, jour et nuit, il fallait faire la queue deux heures avant de pouvoir entrer douze minutes chrono et prier pour trouver quelques trésors qui nous feraient tenir une semaine sans s'inquiéter. Du beurre, de l'huile, des pâtes, de l'eau, du pain. Les jours ne duraient plus vingt-quatre heures mais quatorze. Parce que la Terre tournait de plus en plus doucement, comme si elle allait bientôt s'arrêter.

Et puis je l'ai vue. Comme une naissance divine. Un antidote à l'apocalypse. Ses incomparables yeux verts m'avaient fixé alors qu'elle sortait du grand magasin et que j'attendais pour y entrer. Plus personne ne regardait personne dans les yeux depuis que les gens les avaient baissés en même temps que le rideau sur l'espoir. Elle, les avait levés. Sur moi. Pourquoi ? Et pourquoi avais-je levé les miens à l'instant où elle me croisait ? J'ai quitté la file d'attente, elle a fait tomber son petit sac en papier avec ses quelques courses, j'ai pris sa main, j'aurais juré que la lumière se faisait plus forte. J'ai passé mes doigts entre les siens, nos mains se serraient, comme pour hurler la fin de leur calvaire d'avoir vécu les unes sans les autres, et on a couru. Plus on courait, plus les couleurs revenaient, partout, et plus les couleurs revenaient, plus on riait. Il était quatorze heures, la nuit allait tomber, mais elle ne venait pas. Plus on courait, plus le jour durait, comme si nous redonnions de la vitesse à la rotation terrestre, l'envie de tourner encore.

Près de ce vieux moulin, sous un arbre atone, je m'allongeai près d'elle. Je lui demandai son prénom. Simone me répondit-elle avant d'avancer ses lèvres vers les miennes. La sensation ressentie pendant ses lèvres était comme le cadeau d'une vie, la folie d'une ivresse, la découverte de tous les trésors de toutes les histoires du monde en même temps, la réponse à toutes les questions d'une âme. Pendant que la douceur de sa langue me faisait revivre, sur une branche, au-dessus de nous, un bourgeon commençait à éclore.




Franck Pelé - Septembre 2012 - Textes déposés SACD

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