Simone descend du train, elle sait que dans quelques minutes elle va retrouver son amour, dans ce Paris délicieusement estival.
Il lui a dit qu’il l’attendait dans la petite rue sur le côté, sortie Mouchotte. La longueur du quai est déjà insupportable.
Elle ne sait pas que Raoul a déjà remonté tout le quai et l’attend, au détour d’un panneau publicitaire. Ils se voient, même avec un masque ils se reconnaîtraient entre mille, deux regards aussi intenses l’un pour l’autre ça n’arrive qu’une fois.
Ils s’étreignent, enfin, tout est tellement puissant, à la seconde où ils se retrouvent un extraordinaire sentiment d’idéal inonde les corps et les cœurs, c’est comme si toutes les parties incomplètes du monde se complétaient en même temps, comme s’ils inventaient un monde parfait à chaque fois qu’ils étaient ensemble.
Ils s’embrassent, le temps est suspendu à leurs lèvres, à leur flamme, l’amour d’une vie est démasqué, pas un seul virus n’oserait défier leur fièvre, quand on s’aime à une telle température, on est immunisé contre toute attaque extérieure.
Ils montent dans la dauphine bleu canard de Raoul. Il l’emmène pour la première fois dans son nouvel appartement dont il a refait la déco. À deux pas de la place de Catalogne.
Dans l’escalier qui essaie de tourbillonner aussi fort que la magie du couple qui l’emprunte, Simone palpite, elle oublie tous les soucis laissés en province, elle revit, Raoul lui, explose d’un bonheur auquel il a osé rêver quelques fois, sans jamais y croire vraiment.
Cet amour-là, c’est un peu comme si vous aviez la preuve que Dieu existe juste après votre mort. Ou même avant. C’est une croix dans une case qui n’est quasiment jamais cochée dans une vie. C’est un cadeau fait à ceux qui n’ont jamais cessé d’y croire, même après l’enfer de l’injustice, après les déceptions de l’injustesse.
Raoul donne la clé à Simone :
- à toi l’honneur chérie...
- Ooooh mais c’est ravissant ! J’adore !!
- Tu aimes ? J’adore la déco années 60... J’ai trouvé plein de choses d’époque.
- En même temps on est en 62...
- Oui pas faux... Tu veux un thé ?
- Un thé ? Non je veux un rhum arrangé... ou je vais peut-être t’arranger un peu avant de reprendre de l’énergie pour déranger les voisins...
- Les voisins sont partis depuis trois semaines avec la Covid... ils ont une maison à la campagne ils ont préféré travailler de là-bas...
- Ah ça y est ? Les parisiens se souviennent que c’est pas mal d’avoir un jardin et un horizon dégagé ? Bien les gens... La Covid ? On ne dit plus Le Covid chez vous ?
- Pas que chez nous, en fait après analyse la bonne formule c’est La Covid.
- Après analyse ?? T’imagines si après analyse alors que tu dis le contraire depuis des années on te dit « alors maintenant, et ce depuis la dernière analyse, on dit Le chaise, Le moutarde, La métro, Le bouche, Le baignoire » ? À part Jane Birkin ce serait invivable pour tout le monde !
- J’ai très envie de te prendre le bouche mon amour de ma vie...
- Je vais d’abord prendre le douche si tu veux bien mon bonheur florissant, parce que j’ai voyagé entre deux cousines du Gers dont j’aurais pas aimé être le masque...
- C’est comment dans le sud au niveau des distanciations sociales ? Et le professeur Raoult tu y crois toi ?
- Pfff... c’est n’importe quoi la politique de ce pays, on navigue à vue depuis le début. Ils viennent de nommer Pompidou Premier Ministre et on continue de faire n’importe quoi. Tu peux manger assis au restaurant sans masque mais si tu vas à la caisse ou aux toilettes tu mets ton masque ? Parce que si tu es assis le virus arrête de circuler ? C’est n’importe quoi... Aux toilettes encore, surtout si tu passes après les cousines du Gers je comprends que tu portes un masque, à oxygène ce serait mieux d’ailleurs, mais là c’est le flou artistique. Quant au professeur qui sait tout là, il a peut-être raison mais il est d’une arrogance qui annule toute envie d’y croire chez moi. Pourtant j’aurais adoré craquer pour le sauveur de l’humanité hein, Simone et Raoult ça claque, t’imagines les journaux ?
- Pourtant il a prouvé qu’il y avait moins de cas chez lui, il a répondu à la commission et a ridiculisé certains députés...
- Il a aussi été prouvé qu’il avait menti en commission, que ses chewing-gums à la chloroquine là ça pouvait aussi tuer certains patients et nombre de grands professeurs qui ne sont pas liés au lobby de big pharma ont hurlé à la dangerosité de ses propos. Qu’il se lave les cheveux déjà et peut-être que j’écouterai avec un peu plus d’ouverture...
- Moi j’aime bien Raoult, il tape dans la fourmilière, il se bat contre les puissants, il résiste, c’est une sorte d’Astérix.
- Plutôt Hystérix non ? Ou Panoramix croisé avec schtroumpf grognon ?
- Bon on s’en fout... tu vas prendre ton douche ? Parce que j’ai très envie de mon beauté de femme... Are you « on » right now ?
- I’m always « on » with you... mais en attendant j’aimerais que tu ailles acheter du pain.
- Acheter du pain ? Mais il est plus de minuit chérie !!!
- Et bien tu fais comme si tu pensais que c’était possible d’en trouver, tu vas tourner un bon quart d’heure et tu vas te souvenir que rien n’est ouvert à cette heure-là mais tu vas t’en souvenir seulement dans un quart d’heure.
- Ne me dis pas que c’est encore ton trip d’avoir besoin d’être seule au monde quand tu vas aux toilettes...
- Je ne PEUX pas aller aux toilettes s’il y a quelqu’un dans un périmètre de cinquante mètres autour de moi ! Tu ne veux pas être responsable d’une occlusion intestinale ? Alors va chercher du pain Raoul s’il te plaît !
- Mais je sais que tout est fermé c’est complètement idiot !
- Qu’est-ce qui est ouvert à Montparnasse à cette heure-ci ?
- Les sex-shops...
- Alors va m’acheter des boules de geisha.
- Des quoi ?
- Tu demandes à la caisse ils vont t’aider.
- C’est pour mettre dans le thé ?
- Dans la théière plutôt... allez Raoul s’il te plaît !
- Mais quand on vivra ensemble il faudra que je sorte à chaque fois que tu veux trôner ?
- Non je vais gérer sur la durée, je vais travailler sur moi mais là s’il te plaît va acheter un radiateur, graver un cœur sur un tronc, compter les étages de la tour, ce que tu veux mais sors au moins dix-sept fucking minutes !
Raoul est parti rue de la gaieté, il est entré dans un sex-shop, il ne se souvenait plus du nom, il a demandé des boules pour le chat, le personnel a explosé de rire, il est remonté, Simone était délicieusement fraîche, douchée, prête à accueillir l’homme qui la faisait grimper en haut de la tour comme personne, ils ont fait l’amour jusqu’à ne plus en pouvoir...
Puis quelques minutes après, Simone regarde Raoul et lui dit :
- j’adore faire l’amour avec toi, j’adore rire, jouir, voyager, rencontrer du monde avec toi, en fait j’adore tout faire avec toi...
- Sauf...
Et ils partirent dans un fou rire aussi beau que tout ce qui les lie.
Simone et Raoul étaient de ces couples rares, intemporels, de ceux qui sont faits l’un pour l’autre, sur-mesure, et ont la chance de se trouver. Elle avait un peur de ces femmes qui ont été là avant elle, il avait un peu peur de ces hommes qui auraient pu être là à sa place, mais ils savaient qu’ils étaient arrivés à un tel sommet...
On ne descend jamais du sommet de l’amour.
Ils en avaient fait la promesse, the pinky one, comme une alliance indestructible.
Un jour l’alliance sera réelle, et son éclat illuminera jusqu’aux montagnes les plus perdues.
Franck Pelé