mardi 14 juillet 2020

Sixties Covid & boules pour le chat


Simone descend du train, elle sait que dans quelques minutes elle va retrouver son amour, dans ce Paris délicieusement estival.

Il lui a dit qu’il l’attendait dans la petite rue sur le côté, sortie Mouchotte. La longueur du quai est déjà insupportable.

Elle ne sait pas que Raoul a déjà remonté tout le quai et l’attend, au détour d’un panneau publicitaire. Ils se voient, même avec un masque ils se reconnaîtraient entre mille, deux regards aussi intenses l’un pour l’autre ça n’arrive qu’une fois.

Ils s’étreignent, enfin, tout est tellement puissant, à la seconde où ils se retrouvent un extraordinaire sentiment d’idéal inonde les corps et les cœurs, c’est comme si toutes les parties incomplètes du monde se complétaient en même temps, comme s’ils inventaient un monde parfait à chaque fois qu’ils étaient ensemble.

Ils s’embrassent, le temps est suspendu à leurs lèvres, à leur flamme, l’amour d’une vie est démasqué, pas un seul virus n’oserait défier leur fièvre, quand on s’aime à une telle température, on est immunisé contre toute attaque extérieure.

Ils montent dans la dauphine bleu canard de Raoul. Il l’emmène pour la première fois dans son nouvel appartement dont il a refait la déco. À deux pas de la place de Catalogne.

Dans l’escalier qui essaie de tourbillonner aussi fort que la magie du couple qui l’emprunte, Simone palpite, elle oublie tous les soucis laissés en province, elle revit, Raoul lui, explose d’un bonheur auquel il a osé rêver quelques fois, sans jamais y croire vraiment.

Cet amour-là, c’est un peu comme si vous aviez la preuve que Dieu existe juste après votre mort. Ou même avant. C’est une croix dans une case qui n’est quasiment jamais cochée dans une vie. C’est un cadeau fait à ceux qui n’ont jamais cessé d’y croire, même après l’enfer de l’injustice, après les déceptions de l’injustesse.

Raoul donne la clé à Simone :

- à toi l’honneur chérie...

- Ooooh mais c’est ravissant ! J’adore !!

- Tu aimes ? J’adore la déco années 60... J’ai trouvé plein de choses d’époque.

- En même temps on est en 62...

- Oui pas faux... Tu veux un thé ?

- Un thé ? Non je veux un rhum arrangé... ou je vais peut-être t’arranger un peu avant de reprendre de l’énergie pour déranger les voisins...

- Les voisins sont partis depuis trois semaines avec la Covid... ils ont une maison à la campagne ils ont préféré travailler de là-bas...

- Ah ça y est ? Les parisiens se souviennent que c’est pas mal d’avoir un jardin et un horizon dégagé ? Bien les gens... La Covid ? On ne dit plus Le Covid chez vous ?

- Pas que chez nous, en fait après analyse la bonne formule c’est La Covid.

- Après analyse ?? T’imagines si après analyse alors que tu dis le contraire depuis des années on te dit « alors maintenant, et ce depuis la dernière analyse, on dit Le chaise, Le moutarde, La métro, Le bouche, Le baignoire » ? À part Jane Birkin ce serait invivable pour tout le monde !

- J’ai très envie de te prendre le bouche mon amour de ma vie...

- Je vais d’abord prendre le douche si tu veux bien mon bonheur florissant, parce que j’ai voyagé entre deux cousines du Gers dont j’aurais pas aimé être le masque...

- C’est comment dans le sud au niveau des distanciations sociales ? Et le professeur Raoult tu y crois toi ?

- Pfff... c’est n’importe quoi la politique de ce pays, on navigue à vue depuis le début. Ils viennent de nommer Pompidou Premier Ministre et on continue de faire n’importe quoi. Tu peux manger assis au restaurant sans masque mais si tu vas à la caisse ou aux toilettes tu mets ton masque ? Parce que si tu es assis le virus arrête de circuler ? C’est n’importe quoi... Aux toilettes encore, surtout si tu passes après les cousines du Gers je comprends que tu portes un masque, à oxygène ce serait mieux d’ailleurs, mais là c’est le flou artistique. Quant au professeur qui sait tout là, il a peut-être raison mais il est d’une arrogance qui annule toute envie d’y croire chez moi. Pourtant j’aurais adoré craquer pour le sauveur de l’humanité hein, Simone et Raoult ça claque, t’imagines les journaux ?

- Pourtant il a prouvé qu’il y avait moins de cas chez lui, il a répondu à la commission et a ridiculisé certains députés...

- Il a aussi été prouvé qu’il avait menti en commission, que ses chewing-gums à la chloroquine là ça pouvait aussi tuer certains patients et nombre de grands professeurs qui ne sont pas liés au lobby de big pharma ont hurlé à la dangerosité de ses propos. Qu’il se lave les cheveux déjà et peut-être que j’écouterai avec un peu plus d’ouverture...

- Moi j’aime bien Raoult, il tape dans la fourmilière, il se bat contre les puissants, il résiste, c’est une sorte d’Astérix.

- Plutôt Hystérix non ? Ou Panoramix croisé avec schtroumpf grognon ?

- Bon on s’en fout... tu vas prendre ton douche ? Parce que j’ai très envie de mon beauté de femme... Are you « on » right now ?

- I’m always « on » with you... mais en attendant j’aimerais que tu ailles acheter du pain.

- Acheter du pain ? Mais il est plus de minuit chérie !!!

- Et bien tu fais comme si tu pensais que c’était possible d’en trouver, tu vas tourner un bon quart d’heure et tu vas te souvenir que rien n’est ouvert à cette heure-là mais tu vas t’en souvenir seulement dans un quart d’heure.

- Ne me dis pas que c’est encore ton trip d’avoir besoin d’être seule au monde quand tu vas aux toilettes...

- Je ne PEUX pas aller aux toilettes s’il y a quelqu’un dans un périmètre de cinquante mètres autour de moi ! Tu ne veux pas être responsable d’une occlusion intestinale ? Alors va chercher du pain Raoul s’il te plaît !

- Mais je sais que tout est fermé c’est complètement idiot !

- Qu’est-ce qui est ouvert à Montparnasse à cette heure-ci ?

- Les sex-shops...

- Alors va m’acheter des boules de geisha.

- Des quoi ?

- Tu demandes à la caisse ils vont t’aider.

- C’est pour mettre dans le thé ?

- Dans la théière plutôt... allez Raoul s’il te plaît !

- Mais quand on vivra ensemble il faudra que je sorte à chaque fois que tu veux trôner ?

- Non je vais gérer sur la durée, je vais travailler sur moi mais là s’il te plaît va acheter un radiateur, graver un cœur sur un tronc, compter les étages de la tour, ce que tu veux mais sors au moins dix-sept fucking minutes !

Raoul est parti rue de la gaieté, il est entré dans un sex-shop, il ne se souvenait plus du nom, il a demandé des boules pour le chat, le personnel a explosé de rire, il est remonté, Simone était délicieusement fraîche, douchée, prête à accueillir l’homme qui la faisait grimper en haut de la tour comme personne, ils ont fait l’amour jusqu’à ne plus en pouvoir...

Puis quelques minutes après, Simone regarde Raoul et lui dit :

- j’adore faire l’amour avec toi, j’adore rire, jouir, voyager, rencontrer du monde avec toi, en fait j’adore tout faire avec toi...

- Sauf...

Et ils partirent dans un fou rire aussi beau que tout ce qui les lie.

Simone et Raoul étaient de ces couples rares, intemporels, de ceux qui sont faits l’un pour l’autre, sur-mesure, et ont la chance de se trouver. Elle avait un peur de ces femmes qui ont été là avant elle, il avait un peu peur de ces hommes qui auraient pu être là à sa place, mais ils savaient qu’ils étaient arrivés à un tel sommet...

On ne descend jamais du sommet de l’amour.

Ils en avaient fait la promesse, the pinky one, comme une alliance indestructible.

Un jour l’alliance sera réelle, et son éclat illuminera jusqu’aux montagnes les plus perdues.



Franck Pelé

lundi 6 avril 2020

Tomber les masques



- Vous savez que je suis tombé amoureuse de vous en vous lisant ? Vous devez me prendre pour une folle...

- Absolument pas. Parce que je suis moi aussi tombé amoureux de vous en vous lisant. Et puis j'ai entendu votre voix au téléphone. Je suis alors tombé éperdument amoureux de vous. À présent vous êtes ici, à mon bras, je ne vois que vos yeux, et ils me disent déjà tout de votre bouche.

- Pourquoi m'avoir demandé de mettre ce masque ? Et pourquoi en portez-vous un ?

- Parce qu'il nous faut nous protéger. Nous ne devons pas nous embrasser.

- Je n'embrasse pas au premier rendez-vous vous savez.

- Et vous prenez souvent le bras de votre premier rendez-vous ?

- Non... Jamais.

- Je vais vous raconter une histoire. Vous savez les hommes sont parfois durs, mais les femmes peuvent se révéler incroyablement dures. Elles peuvent tout vous donner, vous amener au plus haut point de votre sensibilité amoureuse et de votre capacité à faire confiance, et en une seconde tout vous reprendre. Parce qu'elles estimeront que ce sera la clé de leur équilibre à ce moment-là. Même si elles vous auront juré quelques heures plus tôt que c'était vous la clé.

- Vous n'aviez qu'à choisir une femme moins instable...

- Non ça n'a rien à voir avec l'instabilité. En fait peut-être un peu oui, parfois, mais vous avez surtout ce pouvoir de nous faire croire en un visage, en une voix, une douceur, un amour énorme, ce pouvoir de nous promettre la lune et de la décrocher quasiment devant nous, dont le coeur n'aura jamais été aussi battant. Puis de nous enterrer en deux phrases si ce que vous vivez ne vous arrange pas à un moment clé de votre réflexion. Les compliments se transforment alors en mots durs, presque insultants, et on ne sait plus qui a été travesti du compliment ou de l'insulte.

- C'est vrai. Oui c'est vrai. Nous avons cet égoïsme là. Peut-être parce que nous portons notre lutte en nous, peut-être parce que c'est notre force d'avoir ce pouvoir sur vous. Nous possédons ce pouvoir, en quelques tirades, avec une tonalité de voix, une intensité de regard et quelques mots choisis, de vous emporter. Et nous avons malheureusement celui de tout éteindre en quelques secondes, avec une froideur à glacer les plus grandes flammes. Nous savons trouver autant de raisons de tout éteindre que nous savions trouver mille raisons de vous laisser nous allumer toutes nos ampoules intérieures.

- Mais pourquoi vous autoriser un comportement si violent ?

- Je ne sais pas... L'amour est violent parfois. Il arrive si fort, de façon si imprévisible, si on n'y est pas préparée, si on n'a pas le place à ce moment-là, il prend quand même toute la place et alors tout peut exploser. On peut alors avoir l'indicible audace de sacrifier cet amour-là en l'habillant comme il ne le mérite pas pour le perdre et retrouver le déséquilibre d'avant. Ce déséquilibre avec lequel on avait l'habitude de vivre. Celui qu'on sait maîtriser. Un amour fou qui arrive sans prévenir c'est comme un camion sans frein qui descend les rues de San Francisco jusqu'en bas. On ne sait pas ce qu'il y aura en bas. On ne sait pas comment il va finir.

- Alors vous préférez étouffer cet amour et le précipiter dans un océan de douleur plutôt que de laisser la chance à l'exceptionnel ?

- Ce serait quoi l'exceptionnel ?

- LA rencontre. Ce serait laisser l'homme qui déclenche cet amour fou sauter dans ce camion et le maîtriser. À un point d'équilibre que vous ne soupçonnez pas.

- C'est exactement la raison pour laquelle je suis là aujourd'hui, près de vous, à votre bras. Je sais que vous êtes celui qui allez m'amener à ce point d'équilibre. Pourtant quand on vous voit, on ne jurerait pas de vos talents de pilote...

- L'habit ne fait pas le moine ma chère Simone, même si la légende vous dit adroite au volant... J'espère vous conduire aux quatre coins de notre monde exactement comme vous en rêvez, au rythme de votre ivresse.

- Je n'en doute pas une seule seconde. Et alors pourquoi ce masque vous ne m'avez pas dit ?

- Parce que la dernière fois que j'ai souri à une femme avec tout l'amour du monde, elle m'a dit "je suis folle de toi" puis elle m'a dit qu'elle rêvait que je l'emmène jusqu'à son rêve de robe blanche, puis elle a eu des mots magnifiques sur mon honnêteté, ma loyauté, ma générosité amoureuse, et quelques jours, quelques heures plus tard, je n'étais plus rien, le timing n'était plus bon, les chansons que je lui chantais n'étaient plus les plus beaux cadeaux d'amour du monde, j'étais imposteur, manipulateur, ou pire, elle disait on ne peut pas s'aimer sans se vivre, alors qu'elle jurait tout le contraire depuis des jours et des nuits, vous connaissez l'expression, quand on veut tuer son chien on dit qu'il a la rage.

- S'il y a bien un homme qui ne prend la place de personne c'est bien vous. Vous êtes à votre place et pas un seul ne saurait y rester. N'écoutez pas les impostures. Lisez les vraies postures. Vous pouvez tomber le masque Raoul, je sais bien que vous n'avez pas la rage, à part peut-être celle d'aimer comme aucun autre...

- Simone. Je vous aime. J'ai trop souffert de l'avoir dit et d'y avoir cru sans avoir jamais imaginé que le masque cachait autre chose que la bouche de ma vie. Comme je vous l'ai déjà écrit la semaine dernière, l'exceptionnel existe, j'en suis convaincu. Mais il faut deux volontés exceptionnelles pour qu'il dure. Vraiment. Si l'un des deux lâches prise, tout s'écroule. L'amour rare est un édifice qui demande une architecture comme on n'en fait plus, une formidable mécanique de précision. C'est d'ailleurs pour cette raison que les couples ne tiennent plus, on ne peut pousser les murs qu'à deux. Alors voilà, si vous êtes d'accord, je voudrais que pour la première fois de ma vie, la femme que j'aime le plus au monde tombe le masque devant moi. Et je voudrais être le premier témoin, à jamais, de la qualité de son sourire, de son bonheur d'être là, avec moi, de son éternité radieuse. Avoir la chance et le bonheur de voir que sous le masque c'est votre âme qui m'attend.

- Raoul, je vous préviens, je n'ai jamais été aussi sûre de vouloir le tomber ici, avec vous, devant vous, pour vous. Vous ne verrez rien d'autre que ce que vous sentez depuis la première seconde. Je ne vous ferai jamais faux bond, je resterai la même, mon amour sera constant, même si je vous volerai quelques fois dans les plumes, je ne suis pas de celles qui crient "j'ai tout de suite su" et qui disparaissent, ni de celles qui vous enterrent juste après avoir vous avoir dit quel trésor vous étiez, je serai la même, je ne déguise aucun mot, je les assume tous, ce que je suis est l'exact reflet de ce que je vous dis, de ce que je vous écris, je ne serai instable que si je me casse un talon. Mais je vous préviens, en enlevant ce masque, je prends le risque d'être contaminée par votre amour s'il est dangereux, alors soyez vous aussi fidèle à ce que vous me dites ressentir pour moi, sans jamais trahir votre intensité et la beauté de votre intérieur.

- Je vais tomber le masque Simone. Et je vais vous embrasser des heures. Des semaines. Puis des années. Sans jamais être immunisé contre ce virus dont je veux bien mourir un jour tellement je l'aurai embrassé à pleine bouche. Votre amour.

- Maintenant que je suis démasquée, comment me trouvez-vous ?

- Tellement belle. Belle comme une promesse tenue...


Franck Pelé

mercredi 26 février 2020

Une énigme à résoudre



Avant de rencontrer Raoul, Simone a vécu une histoire avec un homme qui a osé la trahir.

Si elle avait elle-même connu le sentiment interdit, celui qui fleurit à un moment où le cœur est censé être pris, elle n’avait jamais menti avec le cœur, elle avait tu les choses, mais les maquiller jusqu’à mentir effrontément, jamais.

Ce jour où tout a basculé, un jeudi pluvieux, elle était rentrée plus tôt d’un séminaire à Francfort.

En rentrant dans leur appartement, elle a remarqué une chemise qu’elle ne connaissait pas, une cravate qu’elle ne connaissait pas et une boîte, vide, portant la même marque que la cravate.

Elle s’est demandé si sentir une chemise était un réflexe féminin en la portant à son nez.

Elle a respiré profondément le col, l’intérieur des pans de la chemise, elle aurait juré qu’un parfum de femme flottait encore sur ce tissu qu’elle détestait déjà mais elle n’était sûre de rien.

Quand son homme est rentré, il s'appelait Pierre, elle n’a pas pu tenir bien longtemps après leur étreinte officiellement heureuse pour lui demander à qui appartenait cette chemise et d'où sortait cette cravate neuve.

Il lui a montré son visage le plus étonné devant cette question, lui a dit qu’il s’était effectivement fait un petit plaisir en s’achetant une chemise et une cravate et a tourné les talons pour aller prendre une douche.

Alors qu’il se prélassait sous l’eau chaude, Simone restée dans la chambre, a enlevé son haut, enfilé la chemise, noué la cravate, ajusté le tout puis en regardant le miroir, elle a senti qu’il y avait quelque chose d’anormal.

Alors qu’elle venait de dénouer la cravate et de retirer la chemise, en posant le tout sur le lit, soudain elle comprit. Ivre de colère silencieuse, elle a ravalé un océan de déception et a quitté la scène.

Quand Pierre est sorti de sa douche, Simone avait disparu, jamais il ne la reverrait.

Ce n’est pas une question de taille de chemise qui a fait comprendre à Simone qu’elle avait été trompée, Pierre était aussi fin qu’elle, mais un détail qu’elle avait d’abord remarqué sans vraiment y faire attention, en faisant un geste qu’on fait des milliers de fois dans une vie.

Puis en se regardant dans le miroir, qui reflétait toute la pièce, allez savoir si cette dernière précision est une diversion, elle a compris. En fixant son regard à un endroit, et en prenant conscience de ce geste familier qui avait eu soudain une douloureuse signification.

Franck Pelé – Février 2020