lundi 30 décembre 2013

Les draps froissés




« Onze heures plus tôt, les draps étaient parfaitement bordés, lissés, vierges du moindre choix coupable, de la plus petite défaite de la raison. Onze heures plus tôt, je crevais d'envie de cet homme promis à une autre ...mais il était hors de question de m'offrir à lui. Ce n'était donc ni ma conscience, ni mon éducation qui avaient changé les draps la veille, comme ça, au cas où, comme une capitulation programmée devant un destin évident. Quand la sonnette a résonné dans l’entrée, c’est comme si on avait appuyé sur un bouton qui avait électrisé tous mes sens. Il est arrivé le regard franc et brillant, son sourire semblait un peu plus retenu, comme s'il était son propre juge. Il s'attendait au tournant. Il ne pouvait refuser d'aimer cette femme faite pour lui comme lui pour elle, mais si il cédait, il allait se tomber dessus pour un bout de temps, se détestant bec et ongles. »


Elle l'accueille avec une douceur magnifique. Elle lui demande ce qu'il veut boire, il ne sait pas, il n’a déjà plus soif tellement il a bu ses premiers mots. Il regarde discrètement ses courbes, il en est déjà fou, depuis le premier jour. Elle s’est habillée pour qu’il les regarde, pour qu’il les désire, mais leurs intentions doivent rester secrètes, c’est la règle, c’est ce qui sépare l’élégance de la vulgarité. Quand la complicité sera définitive, officialisée par des gestes adoubés par l’autre, quand la confiance sera totale, les extrêmes s’épouseront, la discrétion comme l’excès, la retenue comme l’interdit. La vulgarité sera d’une élégance folle. Le charme sera nu, fiévreux, retombant comme une vapeur d’Ô sur les délices de ce qu’il cache.


« Il pensait à l’autre, il ne pensait probablement qu’à elle autant qu’il pensait à moi. Je ne pensais aussi qu’à cette femme qui nous faisait coupables. Pourtant, quand il rentrera, quand il retrouvera sa vie près d’elle, c’est à moi qu’il pensera, dans le confort de sa raison. C’est avec moi qu’il sera tous les jours au jardin pendant que sa routine patinera les murs de son appartement. Il continuera d’aimer sans faille le plus beau choix de son cœur, sans comprendre que c’était le plus beau choix au moment où il l’a fait, sans comprendre que toutes les failles qui se creusaient depuis, toutes ces failles qu’il colmatait avec ses envies de moi, étaient les fruits du temps qui passe, comme des envies qui vieillissent parfois plus vite que ceux qui les ressentent. Ces failles étaient l’expression d’un vide grandissant, profond à donner le vertige, et moi j’étais son plein. Comme il était le mien. J’étais aussi la promesse faite à un autre. Validée. Définitive. Noble comme un serment. J’avais construit et pour un regard étranger, j’allais détruire. Pourquoi céder devant un regard étranger… Dans le mien, j’allais peindre mon chef d’œuvre, dessiner mon autre en repassant sur chacun de ses traits. Et il faudrait que je m’en prive parce que la vie m’a mise au bord de son chemin plus tard que d’autres ? Cette injustice est aussi cruelle que les lois qui la protègent. »




Il n’avait jamais autant nourri son émotion amoureuse qu’en regardant cette femme. Il la regardait sourire, parler, bouger, vivre et son éternité était palpable. Il était prêt à renoncer à chaque fois qu’une once de culpabilité venait alourdir ses ailes. Puis il prenait conscience du chemin parcouru, de celui qui l’avait mené jusqu’ici, à cet instant précis. Il savait qu’il ne blessait personne, il avait toujours protégé les siens. Il était en train d’aimer, il s’offrait le sentiment le plus entier, le plus profond, le plus grisant, parce qu’il ne pouvait se résoudre à l’ignorer, comme il n’ignorait pas que certains passent une vie entière à chercher cet or dans les yeux. Quand il l’a accompagnée dans la cuisine trop étroite pour que deux corps ne se frôlent pas, il ne savait pas encore ce qu’elle avait prévu au dessert. C’est au moment où elle s’est retournée, le regard profondément ancré dans le sien, qu’elle a posé délicatement ses lèvres sur les siennes. Le dessert était absolument divin. D’une douceur inouïe, exhalant les parfums les plus enivrants. Plus il l’embrassait, plus il découvrait les secrets de tous les jardins du monde.



« Il m’embrassait comme je ne pensais plus que ce soit possible. Embrasser un homme c’est épouser ses lèvres, sa vie, pendant qu’un ange quelque part arrête le temps pour vous. Ou était-ce le diable ? Ce qui m’attendait après la fin des temps, ou au moins la fin du mien, ne m’intéressait absolument pas si je pouvais être au paradis le temps de sa bouche. Je me souviens de l’incroyable sensation de sa main sur mon sein. Je suis une femme assez sensible et j’ai connu quelques hommes dans ma vie mais quand sa main est entrée dans mon décolleté pour en caresser l’intérieur, j’avais l’impression d’être un diamant dans la main de celui qui l’avait taillé. J’étais à lui, comment pouvait-il en être autrement ? »


Onze heures plus tard, les draps respiraient encore. Chacun des plis était une ligne écrite par un couple magnifique. Ils racontaient un baiser, un désir, un élan, une alchimie, ils chuchotaient ses cheveux, son ventre, ses cuisses, ils murmuraient son dos, ses fesses, sa peau. Ils gardaient les empreintes d’une nuit extatique et douce, délicate et magique, pleine d’attentions, de patience et d’abandons jusqu’à l’ivresse. Quand elle a mis les draps dans la machine, elle hésitait entre la honte et le bonheur. Elle était là, assise devant le tambour qui tournait. Et plus il tournait, plus il effaçait les traces d’une histoire qui ne ferait aucun pli. Et plus il les effaçait, plus les empreintes de ce moment extraordinaire se gravaient au plus profond de sa mémoire, de son corps, de son cœur. 




 En embrassant son mari qui rentrait de son travail le soir venu, en voyant ses enfants qui jouaient sereinement dans ce cadre qu’elle avait mis tant de temps à rendre agréable, Simone a su qu’elle n’avait pas honte. Elle avait vécu. Un de ces moments qui restent au crépuscule d’une vie, bien après les larmes, les trahisons, les déceptions, les regrets ou les remords. De l’autre côté du fleuve qui coupe la ville en deux, Raoul avait un peu plus de mal à ne pas s’en vouloir devant l’amour magnifiquement pur de son épouse. Quelques jours plus tard, après quelques nuits trop froides, orphelines d’une flamme à laquelle on ne peut renoncer si elle vous donne toutes les énergies du monde, il s’endormit en serrant le drap dans son poing, la tête pleine de la vie qu’il ne vivrait pas. Le lendemain, en fin d’après-midi, sa femme allait changer les draps, et personne ne sut jamais pourquoi.


 Franck Pelé - textes déposés à la SACD - Décembre 2013

vendredi 27 décembre 2013

Simone connaît la musique




C'est un de ces matins dont la lumière solaire invite immédiatement à la bonne humeur. Simone s'étire les bras en l'air devant la fenêtre, le ciel est bleu azur, la cuisine sent bon le pain grillé, Raoul a dû se lever depuis quelques heures déjà. Si on n'était pas un 24 décembre, on jurerait une atmosphère estivale. Puis elle s'avance vers sa collection de 33 tours, elle choisit les Beach Boys et écoute "Surfer Girl", elle adore les Beach Boys. Elle prépare les titres d'après, dans l'ordre, Françoise Hardy, les Beatles, Bill Withers et Roberta Flack. Entre deux albums, elle a l'idée d'appeler sa sœur pour savoir si elle a fini ses courses de Noël. Elle décroche le vieux téléphone marron du salon et entend alors une conversation. C'était Raoul, il téléphonait du bureau et n'avait pas prêté attention au léger écho qu'on entend lorsque deux téléphones d'une même ligne sont décrochés en même temps. Elle allait s'excuser quand elle entendit un dialogue surréaliste :


- Vous êtes prête ?

- Oui, je ne suis pas très à l'aise, c'est la première fois que je fais ça, mais je suis prête...

- Maintenant vous enfoncez doucement vos doigts...

- Jusqu'au fond ?

- Le plus loin possible.

- Vous êtes sûr que ce sera bon ?

- Certain. Commencez avec deux doigts si vous avez peur de ne pas y arriver.

- C'est étrange cette sensation...


Simone porta sa main à sa bouche, le regard saisi par l'effroi, elle venait de reconnaître la voix de sa mère... Raoul la trompait avec sa propre mère ! Elle ne put s'empêcher d'intervenir :

- Dis donc Raoul, quand tu auras fini de faire l'éducation de ma mère, tu viendras en bas, j'ai deux mots à te dire... Quant à toi maman, avec tes jolis principes et des attitudes outrées au premier décolleté de l'année, tu me dégoûtes...

- Mais ce n'est pas ce que tu crois ma chérie, c'est Raoul qui...

- ...qui quoi ? C'est Raoul qui t'a forcée ? Je te surprends les doigts dans le pot de confiture et tu vas dire que c'est Raoul qui te tient la main par téléphone ??? Je savais qu'il aimait la confiture maison et artisanale mais pas à ce point !!!

- Non mais ça va pas non ? Tu sais ce qu'il te dit le pot de confiture ??? Puisque c'est comme ça vous le ferez sans moi le repas de Noël !

- Ah ça je te le confirme oui ! Tu crois que je vais manger sereinement à côté d'un pervers qui téléguide les doigts d'une vicieuse prête à tout pour retrouver sa jeunesse ? Une vicieuse qui se trouve être ma mère ??? Tu es jalouse de mon bonheur c'est ça ? Respecte ton âge maman ! Et si tu as une libido sur le retour, tu fais comme les copines, tu t'achètes des jouets sur ton catalogue des Trois Suisses mais tu n'appelles pas mon mari pour qu'il t'apprenne à faire tes gammes !

- J'appelais Raoul pour ses conseils culinaires espèce de cruche ! Je voulais te faire la surprise et t'amener une dinde aux marrons faite maison ! Il était juste en train de me dire comment fourrer la dinde ! Il s'est isolé pour ne pas que tu entendes sinon ce n'était plus une surprise !

- Et tu crois que je vais avaler un truc pareil ???

- Et pourquoi pas ? Je l'ai parfaitement fourrée sur les conseils de ton mari, et maintenant je voudrais savoir comment la recoudre alors si tu pouvais nous laisser finir, que je puisse au moins profiter de cette dinde si ma fille parano n'en veut pas, ce serait très aimable !

- Je pensais que tu avais cicatrisé depuis longtemps moi ! Comme quoi, on se trompe sur les gens !

- Simone, raccroche immédiatement !


Simone raccrocha dans un geste de rage qui brisa net le combiné en deux, elle prit son manteau, sauta sur son vélo et pédala comme une forcenée jusqu'au bout de la rue. A droite, puis deuxième à droite, sa mère habitait là, au numéro 39 de la rue du Général Leclerc. Elle ouvrit la porte sans frapper, et se rua vers la cuisine. Là, elle vit sa mère sangloter le front sur la table et la main encore complètement enfoncée dans la dinde, et comprit sa terrible erreur d'interprétation. Elle caressa les cheveux de sa mère :

- Je suis désolée maman... excuse-moi... mais c'était tellement...

- Je sais... ce n'est pas pour ça que je pleure, ça me grattait l'œil et quand j'ai voulu me gratter, j'ai oublié que j'avais la dinde au bout du bras, je me suis défoncé le visage avec la bête... Regarde...


C'est au moment où Odette a relevé la tête, dégoulinante des marrons de la dinde et l'œil un peu noir, autant à cause du beurre du même nom que du regard qu'elle lançait à sa fille qui avait osé croire à l'indicible que Simone serra les dents pour ne pas laisser sortir cette immense énergie qu'elle sentait monter. Ses mâchoires se crispaient, elle voyait dans les yeux de sa mère le même tsunami arriver. Elles se regardèrent comme ça quelques secondes qui semblaient une éternité... et elles explosèrent de rire jusqu'à pleurer toutes les larmes de leurs corps, y compris celles qui avaient encore le sel des minutes précédentes...

Le repas de Noël qui suivit le soir venu fût un des plus drôles de tous, même si Raoul l'avait un peu mauvaise après la réaction de sa femme. Ce n'est qu'une fois au lit que Simone trouva les moyens de séduire à nouveau son mari en surfant sur les métaphores culinaires qui avaient failli leur gâcher le réveillon...



Franck Pelé - textes déposés SACD - décembre 2013

lundi 16 décembre 2013

Une belle rencontre c'est aimer deux fois




- Je veux te remercier Raoul.

- Me remercier ?

- Oui, te remercier de m'avoir offert mon plus beau visage, d'être celui pour qui j'ai le cœur plein.

- Tu as toujours eu ce visage, je ne suis que l'homme le plus chanceux du monde, celui qui voit s'endormir ce charme tous les soirs, qui reçoit le cadeau de ta beauté tous les matins. Quiconque se réveillerait une seule fois près de toi aurait réussi sa vie. Imagine la magie de mon destin, une vie près de ta peau qui dort...

- Si les rencontres faites dans une vie disent quelque chose de nous au moment d'une de ces rencontres, le recul permet de savoir celles que nous méritions et celles que nous ne méritions pas. Si nous sommes bons, un visage inoubliable est offert, soyons seulement beaux et les feux d'artifice brûleront notre horizon.

- Les plus belles rencontres arrivent au moment de nos vérités les plus bouleversantes. De celles qui font mûrir, grandir, comprendre. Je me souviens de toutes les rencontres qui m'ont fait devenir meilleur, de toutes les rencontres qui m'ont été offertes pour que je donne le meilleur, et pour vivre le plaisir unique d'être élu par la grâce d'un idéal. Je n'ai pas oublié les rencontres qui m'ont fait souffrir, ni celles que j'ai gâchées, elles ont donné naissance à de magnifiques morceaux de vie, des fruits savoureux qui ont poussé sur des terres aux cicatrices profondes dans lesquelles on jurait que plus rien ne pousserait.

- Chaque rencontre de ma vie était une heure précise, un rendez-vous pris ou manqué. Pour quelques minutes ou quelques années, trop tôt ou trop tard, j'ai bouleversé le décor, ou j'ai gardé l'ancien, celui qui faisait bien pour l'époque.

- Si les rencontres faites dans une vie disent quelque chose de nous au moment de l'une d'elles, je me souviens avoir été timide, trop jeune, trahi, sans voix, sans mots, sans faim, généreux, tendre, gourmand, envié, envieux, jaloux, peureux. Je me souviens surtout avoir été formidablement heureux, incroyablement chanceux, éperdument amoureux. Et quand ces sentiments me caressent, je ne me souviens que d'une seule femme. Tu es ma seule empreinte Simone.

- C'est exactement la raison pour laquelle je suis ici. Si on a les miroirs qu'on mérite, je veux remercier celui qui a eu les yeux assez brillants pour refléter mon sourire, celui qui m'a renvoyé une image imparfaite pour que je la corrige, celui qui m'a donné tout son amour sans réfléchir. Celui-là m'a fait fléchir. A genoux devant l'amour, je regardais ses yeux, tes yeux. Ils absorbaient tous mes artifices et renvoyaient l'être le plus entier que je n'avais jamais été. Je voulais charmer un homme de plus, j'étais hypnotisée par l'homme de ma vie. Telle éprise qui croyait prendre...

- Mes yeux étaient pour toi parce qu'ils ont reconnu ton âme, ta force, ton sourire dans les tiens. Et plus encore, cette formidable capacité à me lire. Une magie exceptionnelle, unique, comme si j'avais été créé par toi et que je te retrouvais, plusieurs vies après. Une belle rencontre c'est quelqu'un qui sait vous lire. Comme personne. Tu es la plus belle rencontre de toutes mes vies. Ta beauté n'a laissé que des miettes à toutes les autres.

- Je ne suis belle que depuis toi. Une belle rencontre c'est aimer deux fois. L'autre pour la première fois, et soi-même quand on n'y croyait plus.




Franck Pelé - textes déposés à la SACD - Décembre 2013

dimanche 15 décembre 2013

Rage dedans



Simone et Raoul étaient en vacances chez des amis communs depuis une dizaine de jours. Ils ne s'étaient jamais croisés avant ce séjour réunissant une dizaine de très bons amis. La veille, ils avaient refait le monde jusque tard dans la soirée. Les constats étaient durs, sombres, mais la conversation avait fini dans les rires chaleureux et les regards complices.

Il est un peu plus de trois heures du matin quand Raoul descend dans la cuisine. Au moment de se servir un verre d'eau, il aperçoit Simone, debout près de la fenêtre du salon.


- Qu'est-ce que tu fais debout à cette heure-là Simone ?

- Je n'arrive pas à dormir...

- Tu es malade ?

- De ce monde oui... J'ai tellement de stress qui s'accumule que je suis pleine de rage.

- Alors toi aussi...

- Quoi moi aussi ?

- Je me suis levé parce que j'ai la même rage. Quand je pense à la tristesse de ce siècle... je ne veux pas faire de politique ni céder à des désirs d'anarchiste révolutionnaire mais... j'ai la bave aux lèvres, je ressens comme une explosion imminente.

- Pareil. J'ai envie de défoncer les portes fermées depuis trop longtemps, secouer ceux qui nous ignorent ostensiblement et leur demander de regarder au fond de nos yeux comme on regarderait la vérité qui dérange...

- ...monter sur le bureau d'un seigneur du système et chanter jusqu'au bout sa musique intérieure, pisser dans les violons de ceux qui nous endorment, leur mettre le nez dedans jusqu'à ce qu'ils se réveillent...

- C'est ça Raoul ! Interdire ceux qui interdisent le rêve !

- Cracher sur la tombe de Boris Vian pour lui rendre hommage, brûler un billet de 500 en écoutant le requiem pour un con, mettre une claque au politiquement correct, une bonne grosse baffe dans sa gueule bien lisse. Faire des vagues sur un lac, gueuler sur un arbitre, secouer le cocotier !

- Corriger ceux qui font des fautes, ne pas supporter qu'on maltraite la lettre, dire à la jeunesse que le respect de la grammaire n'est pas l'apanage du grand-père !

- Saucer son assiette, rouler à 128 sans avoir la sensation qu'un hélico peut surgir à tout moment pour vous enlever le droit de conduire, de voyager, de rêver. Voter pour quelqu'un qui aurait un programme, planter des arbres, suivre quelqu'un qui vient de vider son cendrier ou de jeter son sac Mc Do par la fenêtre de sa voiture et inviter tous les gens de la ville à vider leur poubelle dans sa chambre !

- Faire réviser leurs leçons à ceux qui en donnent, aider tous ceux qui ne sourient plus à retrouver leur sourire, écouter et respecter les anciens, surtout les bons, parce qu'un con qui vieillit à statistiquement beaucoup plus de chance de devenir un vieux con.

- Aider cette dame à traverser la route, aider cet enfoiré à traverser un mur, ne pas avoir peur d'avoir du talent, savoir choisir ceux qui connaissent votre humilité quand vous parlez de vous, emmerder ceux qui vous collent des étiquettes, ne plus perdre de temps à chercher à leur plaire. Plaire à cette femme qui vous attire...

- Plaire à cet homme qui vous emporte. Lui dire qu'on l'aime, sans passer par les années censées valider les sentiments...

- L'amour n'a jamais eu besoin de temps pour naître. Il n'en a besoin que pour durer...

- Mais alors cette vague immense qui nous empêche de dormir...

- Ce n'est pas exactement de la rage...




Franck Pelé - textes déposés à la SACD - Décembre 2013

mercredi 4 décembre 2013

L'amour vache




J'allais monter dans ma voiture au moment où je l'ai vue. Je suis sûr que certains signaux précèdent les rencontres essentielles. Comme si des éclaireurs du destin avaient le pouvoir de vous faire lever le regard sur votre évidence. Elle était belle... à tomber, à croquer, à ne plus croire qu'en une seule étoile, une seule direction possible. Le moindre trait de son visage conduisait au charme le plus subtil, à la classe la plus naturelle, ses cheveux, ses yeux, ses mains, ses jambes, son allure et tout ce qu'elle laissait deviner d'idéal me faisaient perdre toute notion du temps et de l'espace. Oui, c'est ça, j'étais en train de goûter à l'éternité, ces moments uniques et rares où le temps de votre vie se suspend à une émotion exceptionnelle.

Elle met les courses dans son coffre, si je ne fais rien, je ne la verrai plus jamais. Je vais lui demander si je peux l'embrasser, un truc du genre "excusez-moi, je peux vous embrasser ? On ne pose jamais cette question en 2013 parce qu'on trouve ça con mais finalement on n'essaie jamais...", non, complètement fou… elle va me regarder avec un air désolé en soufflant, les yeux au ciel et je me sentirai ridicule comme jamais... Je vais l'embrasser, directement, mes lèvres lui parleront et la surprise laissera place à la certitude… et je me faire gazer sur un parking ou je me retrouverai en garde à vue...   Mais elle va partir là ! J'y vais...
 
- Excusez-moi... je crois que vous êtes la femme de ma vie.

- Pardon ?

- Non, j'en suis sûr en fait. Pardonnez ces phrases creuses, elles sont beaucoup plus riches d'habitude mais devant votre beauté, je suis nu, pauvre, spectateur hypnotisé...

- Votre regard...

- Quoi mon regard ?

- Vous avez raison... Embrassez-moi...
 
- Vous plaisantez ?

- Je n'ai jamais été aussi sérieuse, embrassez-moi, je veux vos mains sur moi... oui, comme ça… N’ayez pas peur de me pincer un peu...

- Vraiment ?

- Aïe !!! Mais aïe euuuuuh !!! Mais t'es complètement malade qu'est-ce qui t'arrive ?


J'entendais ce qu'elle me disait mais je continuais, jusqu'au moment où une énorme baffe me réveillait. Je vis alors le visage rouge de colère de ma femme :

- T'es complètement malade de me pincer le sein comme ça à trois heures du matin ???

- Pardon, je rêvais !

- Tu rêvais ? Et tu rêvais de quoi, raconte un peu...

- Un truc complètement banal… J'étais à la ferme de mes grands-parents et j'essayais de traire une vache...

- Foutue comment la vache ? Du genre la vache de ta vie non ?

- De quoi tu parles ?

- De ce que tu racontes à haute voix depuis une heure ! Je me fous que tu rêves d’une nana sur un parking, mais si tu commences à rêver de ses seins et que tu joins le geste au rêve pendant que tu dors ça veut dire que tu es prêt à passer l’acte !

- Mais je… ça va… c’était juste un rêve… c’était peut-être toi je ne sais pas…

- Si c’était moi, tu m’aurais laissée toute seule galérer à mettre mes courses dans le coffre et tu serais resté planqué dans ta bagnole ! Ou tu aurais peut-être rêvé d’une vraie vache va savoir… Le quotidien grossit tellement les caricatures…

- Mais arrête ton cinéma Simone ça va ! Tu es toujours aussi belle et j’adore toujours autant tes pis… tes seins !!!

- Dis donc Papy Brossard, tu veux qu’on parle boudoir ? Au niveau du pis, y’a concours ! Et je te signale que si moi je n’ai plus l’âge de donner du lait, je… je vais m’arrêter là je vais devenir vulgaire…

- Tu ne vas quand même pas me faire une crise parce que je t’ai pincé le sein alors que j’étais complètement inconscient ???

- Mais si Raoul ! Si ! Parce que moi j’étais tout à fait consciente de ton inconscient au bout de vingt minutes de monologue clairement exprimé ! Et tu ne m’as pas pincé le sein, tu m’as défoncé le sein alors que j’étais en plein sommeil, que je suis crevée par mes journées de malade, et que tu le pinçais en rêvant que c’était celui d’une autre !!!

- Qui te dit que ça ne se passait pas en 1992 ??? Arrête un peu avec ta jalousie, j’ai une vie aussi moi, tu ne vas pas me condamner pour des rêves maintenant !

- Ecoute-moi bien Raoul, demain je vais m'offrir un petit rêve nocturne où je serai toute seule dans mon foin avec un jeune taureau plein de fougue, ne t'inquiète surtout pas si je prends les commandes pendant que tu dors et que je ne t'appelle pas par ton prénom. Par contre, si tu me réveilles parce que je te fais mal, je te jure que je t'enfonce les ongles dans le joystick jusqu'à ce que tu t'éjectes de l'appareil ! Maintenant, tu te rendors, tu retournes sur ton parking, tu mets ton jeton dans ton caddie, tu le remplis de tes envies de consommateur compulsif et tu me lâches le téton !

- Voilà, tu es vulgaire…

- Et si tu cherches la carte de fidélité c’est moi qui l’ai. J’en ai besoin pour demain, j’ai un invité à dîner…






Franck Pelé – textes déposés SACD – Décembre 2013

mardi 3 décembre 2013

Les épines sont sourdes





- Si tu dis ce que tu penses, tu es trop franc, si tu penses ce que tu dis, tu es inconscient, si tu ne dis pas ce que tu penses, tu es hypocrite, si tu ne penses pas ce que tu dis, tu es un menteur manipulateur...

- Alors que reste-t-il ? On ne parle plus ? On attend que ça se passe ?

- Si, on parle, mais si nous voulons que nos mots soient entendus plutôt que jugés, il faut privilégier la qualité d'écoute, pas l'image ou l'importance du récepteur.

- C'est à dire ?

- La bêtise est la surdité des âmes piquantes. Il ne faut pas changer parce qu'une épine donne un conseil sur des mots qu'elle n'aura pas su entendre, il ne faut jamais arrêter d'être soi-même. Nous devons échanger avec les regards qui ont de l'oreille, ce sont ceux qui parlent le mieux.




Franck Pelé - décembre 2013 - textes déposés SACD

dimanche 1 décembre 2013

L'aile ou la cuisse




Alors que le Commandant de bord et son copilote se sont éclipsés quelques minutes pour se restaurer, Simone et sa sœur se sont discrètement introduites dans le cockpit, légèrement allumées par le champagne qui a coulé à flot en première classe...

- Regarde-moi cette vue Paulette...

- Viens Simone, ça craint là... Allez viens on retourne s'asseoir, on pourrait nous expulser pour un truc pareil...

- Tu crois qu'ils vont ouvrir la fenêtre avec ce temps ? Respire chouchou, ça fait combien d'années qu'on n'a pas ri ensemble comme on riait il y a 20 ans ? On ne rit plus depuis des années ! Stop à la sinistrose en perfusion, stop aux règlements qui tuent la spontanéité, stop à la rigidité qui étouffe la moindre liberté, on se fait plaisir bordel !

- Simone, tu es un peu vulgaire là...

- Oui pardon... J'ai un peu bu je crois...

- C'est quoi ça ?

- C'est le micro ! Donne !

- Ah non !!! Simone !!!

- Ferme la porte à clé...

- Mais tu es folle !!!

- Mesdames et Messieurs les passagers, c'est la maîtresse de votre commandant de bord qui vous parle, je m'appelle Simone et je vous emmène au pays des illusions perdues, la température est délicieuse et le temps est clair. Pour ceux qui ont mangé les petits sandwiches au saumon à midi, sachez qu'ils sont faits avec les restes des assiettes de la première classe. Je voudrais dire aux femmes qui voyagent avec leur mari que la longueur du vol est idéale pour leur dire tout ce qu'elles ont envie de leur dire depuis longtemps, leur dire qu'elles aimeraient être regardées comme un rêve qu'on met au pied du sapin plutôt qu'ignorées comme un vieux jouet qui fait partie du décor. Messieurs, il est souvent plus intéressant de changer les piles de son jouet préféré que d'opter pour un nouveau jouet plus récent qui se démodera tout aussi vite... Il est aussi temps pour vous Messieurs de dire à votre femme tout ce qui tue votre désir et toutes les petites choses qui sont devenues insupportables chez elle... Et les ados, c'est le moment d'avouer que vous fumez des pétards ou que vous couchez avec votre coloc depuis des mois.

- Simone arrête !

- Oh mais c'est toi arrête Paulette ! Arrête avec tes peurs maladives de ton éducation judéo-chrétienne ! Sois folle un peu ! Mets du piment dans ta vie ! Mets-toi sur les genoux, mange à toute heure, bois de la vodka, hurle au balcon, n'aie pas peur de tes seins dans le miroir, arrête de croire que le bouton de la radio est le seul à donner du plaisir, dis des mots interdits à Pierre ! (Elle approche sa bouche du micro) Pierre, Messieurs dames, est le mari de Paulette, un type sympa mais aussi coincé que sa femme, alors vous imaginez l'ambiance dans le lit de ma sœur, c'est pas vraiment Saturday Night Fever mais plutôt un documentaire sur le pèlerinage de fidèles en fin de vie à Lourdes en novembre, juste après les inondations, au moment où on leur annonce qu'on ne pourra pas leur trouver de chambre de substitution...

- N'importe quoi, je ne suis pas coincée ! Je suis réservée, nuance !

- Paulette, tu es aussi coincée qu'un doigt de bonne sœur dans la Bible ! Et tu sais à quel point j'aimerais que les femmes aient une vision de la divinité des plus larges...

- On peut très bien faire l'amour sur le dos sans être coincée.

- Ah oui, comme on peut très bien aller tous les étés à Mantes la Jolie sans s'ennuyer, regarder tous les jours Questions pour un Champion et l'intégrale de Julie Lescaut en VHS sans savoir qu'on rate des films magnifiques au cinéma, ou manger sa petite salade composée et son fromage blanc sans avoir jamais goûté un tournedos Rossini ou une sole meunière à se damner, c'est vrai...

Le commandant tambourine à la porte en hurlant aux occupantes du cockpit d'ouvrir immédiatement.

- Bon, le commandant a envie de reprendre les commandes, ce qui est normal pour un commandant... Je vais devoir vous laisser. Je voudrais dire à la passagère du siège 17b que son mari m'a chauffée toute la matinée à l'aéroport, au mari que vu son profil, c'est d'une vanité rare de prétendre à plus que ce qui vous a déjà été offert par la vie, je voudrais aussi vous dire que là, on est pieds nus sur le tableau de bord avec Paulette et qu'on a tellement tout déréglé que je ne sais pas du tout où on va, mais je suis sûr que vous serez ravis, tout le monde rêve d'être invité à "Rendez-vous en Terre Inconnue", et bah voilà, je vous invite tous, c'est pour moi ! Je vous embrasse, on retourne en première, si vous voulez du saumon, je veux bien donner mes restes, je vous laisse parce qu'on a une aile en feu à l'instant et ça sent pas très bon cette histoire... Inutile de hurler hein, on va tous y passer à un moment ou un autre, autant qu'on se fasse plaisir non ? Ah oui ça crame sérieusement quand même... tuuuuuuuuut....

Le commandant force enfin la porte et immobilise Simone pendant que son copilote maîtrise Paulette.

- Mais vous êtes complètement malade ! Tout le monde hurle dans l'avion !

- Mais c'est bien... ça vit un peu... c'était terne ce voyage non ? Il vous va super cet uniforme...

- Qu'est-ce qui vous a pris de dire que l'aile était en feu ? Vous êtes complètement irresponsable !

- Je me suis trompée... c'est ma cuisse qui est en feu...  ça vous embêterait de sortir votre train d'atterrissage pour que je me pose en catastrophe ?

- Excusez-la mon commandant, elle est un peu pompette...

- Mon commandant !!! Paulette à l'armée ! Tu ne veux pas faire dix pompes pour t'excuser ma chérie??? Aaaaaaaaaaaaahahahahahaaaaa Mon commandant !!! Chef oui chef !!! Le chef qu'est assis là, il veut du à l'ail !!! Vous avez du à l'ail ??? Et puis pompette... franchement Paulette... tu ne peux pas dire bourrée une fois dans ta vie ?

Simone saisit le micro à nouveau :

- Mesdames et Messieurs, veuillez m'excuser, c'est ma cuisse qui est en feu, mais le commandant s'en occupe et la situation est sous contrôle. Comme me l'a fait gentiment remarquer Paulette, je suis un peu pompette. Reprenez une respiration normale et regardez le film qui vous est proposé avec Bruce Willis, un excellent suspense psychologique, Sixième sens. En fait à la fin vous comprendrez qu'il est mort depuis le début, il voit les morts parce qu'il est mort lui-même, un truc de dingue, c'est vraiment bien foutu. Je vous laisse parce que c'est moi qui appelle ça va me coûter un bras... D'ailleurs c'est dingue qu'on ait autant de réseau ici, on est dans les nuages et on capte super bien alors que chez moi, il faut limite que je grimpe sur le toit pour avoir une petite barre à la noix...

- Veuillez sortir Madame et regagner votre place. Vous vous expliquerez avec les autorités locales en arrivant...

- Et si je grimpe sur toi, j'aurai combien de barres ? Tu sais que c'est ça le secret du point G ? C'est la mesure de la connexion idéale. On s'en fout de le trouver le point G, il vibre tout seul dès que l'appel entrant est parfaitement connecté. Je suis sûre que je capterai en 4G une fois connectée avec vous Mon Commandant...

- Attachez cette femme à son siège jusqu'à destination !

- Tu as vu Paulette comment il faut faire avec les commandants ? Il a compris quelle genre de femme j'étais...

Elle arrache le micro des mains du commandant et hurle une dernière fois :

- Mesdames et Messieurs, attachez vos ceintures, je vais faire décoller le commandant dans quelques instants, ça va secouer comme jamais ! Message perso pour la passagère du 17b, si vous voulez venir voir la route du septième ciel pour y emmener votre mari, je vous invite à mon petit atelier, ça va vous changer la vie !

- On est où là ? Vous nous avez déroutés ! Vous avez rentré quoi dans l'ordinateur de bord ?

- Votre GPS là ? On a rentré Buenos Aires, on avait envie d'Argentine...

- Mais on allait à Barcelone ! Vous êtes complètement folles ! On n'aura jamais assez de carburant, on est au-dessus de l'Atlantique là !

- Et avec le nombre d'avions qui traversent l'océan par jour, il n'y a pas une seule station-service sur le trajet ? Ah bah bravo les mecs... Champions du monde... Bon, vas-y c'est bon, je vais conduire... c'est où la marche arrière dans ce truc ?




Franck Pelé - décembre 2013 - textes déposés à la SACD