jeudi 11 octobre 2018

L'amour n'existe pas




- Alors c'est arrivé ? Tu ne trouves vraiment plus la force de m'aimer ? Mais alors tous ces mots qui promettaient, qui étaient tellement sûrs, tous ces mots qui disaient l'impossible, qui l'affaiblissaient jusqu'à l'éteindre ?

- Je sais... Si tu crois que ça ne me tue pas de prendre conscience de la nature éphémère de ces mots... Et pas seulement de ces mots, de ce sentiment... de ce putain de sentiment ! Tu crois que je ne m'en veux pas ? Que je ne lui en veux pas à ce serpent ? De prendre la couleur de la peau douce et aimante pour mieux enrouler son venin autour de cette main qui était faite pour toi ? Avant de le cracher dans la gorge encore chaude de l'amour hurlé ?

- Dis-le moi... Dis-moi que tu ne m'aimes plus, j'ai besoin de l'entendre...

- Que je t'aime, que je ne t'aime plus... Il n'y a pas d'amour bordel ! Ça n'existe pas l'amour ! Il n'y a que des preuves d'amour ! C'est comme le bonheur, il dure le temps de le vivre sans savoir qui il est. Et puis dès qu'on prend conscience qu'il pourrait être ce bonheur après lequel on court depuis toujours, il s'enfuit. Il se dissout à la seconde où on le reconnaît, l'amour c'est pareil. Il y a la tendresse, le plaisir, le manque, la passion, mais l'amour, est-il vraiment aussi divin qu'on le prétend ? Et si Dieu n'existait pas ?

- Mais pourquoi tu m'écrivais que j'étais l'âme de ta vie hier encore ?

- Hier encore j'avais vingt ans ! Mais nous ne sommes tous que de putains d'égoïstes... Bien sûr que tout l'amour que je t'ai donné venait directement du cœur, évidemment qu'aucun homme ne m'a touchée à ce point, mais tu ne vois pas à quel point je suis imparfaite et à quel point tu l'es ? Tu sais bien qu'un mirage viendra toujours troubler la réalité ! Celle qu'on vit ou celle qui s'offre ! On a voulu te prendre à moi, cette inconstante qui ne voulait de l'amour que pour s'y prélasser sans payer, cette superficielle qui te promettait la lune alors qu'elle était incapable de t'apporter un croissant, moi j'étais sûre, j'ai écrit ton nom partout, du soir au matin et du matin au soir, et puis...

- Et puis le jour est venu où tu n'avais plus d'encre... Tu vois, je ne croyais pas à toutes ces conneries, l'amour dure trois ans, l'amour n'existe pas, l'herbe n'est pas plus verte ailleurs, la lassitude gagne toujours, parfois ex aequo avec la routine... Je n'y crois pas forcément davantage aujourd'hui, parce que je ne croyais qu'en toi, je n'avais pas la place de croire en autre chose, comme je n'avais pas la place d'aimer quelqu'un d'autre. Moi aussi je me suis lassé de te faire confiance Simone, moi aussi je me suis posé des questions sur ta constance, je me suis dit mille fois "et si elle me disait tous ces mots pour ne pas être celle qui mettrait fin à cette histoire exceptionnelle ?" Et à chaque fois il suffisait d'une note de ta voix pour que je sache. Je te sais et je te saurai toujours. Tu me disais la même chose. Tu m'as dit, le jour où tu as trouvé ce "je t'aime" sous l'oreiller, que jamais ton cœur ne t'avait dit avec autant de justesse ce sentiment si rare. La force avec laquelle tu m'as dit son éternité m'a convaincu que tu étais celle qui comprendrait tout de ce qu'il faut se donner pour rester tout en haut. Le genre à se battre deux vies s'il fallait se battre une seule pour y arriver. Alors quand je te sens lâcher, toi, celle dont la nature même l'interdit, je me dis que tu as raison, si toi tu lâches alors l'amour n'existe pas. Celui en lequel j'ai toujours cru, malgré son incapacité à durer dans tous les livres qui racontent son existence, ou dans toutes les histoires dont le monde a pu être témoin. Pars Simone, vis, mange, prie, aime comme disait l'autre. Je te retrouverai. Ou tu me retrouveras. Si tu te perds, je serai ton repère. Et si je ne te retrouve pas alors l'amour aura perdu.

Simone est partie. Elle a vécu. Longtemps, trop longtemps loin de Raoul pour que leur lien unique n'en soit pas abîmé. Et pourtant. Quelques saisons avant le crépuscule de sa vie palpitante, elle a compris qu'elle n'avait fait que remplir du vide avec des semblants de plein, avec des mains incertaines, des bouches menteuses, des peaux qui avaient plus la moiteur du profit et du vice que celle de la fièvre unique. Un jour elle a écrit à Raoul :

Je te sais. Je ne savais pas que je te savais à ce point. Je ne savais pas la vérité de ton amour à ce point. Oui j'avais envie d'autre chose, oui j'avais envie d'être adorée par tous les hommes rares du monde, oui je voulais être belle dans tous les yeux qui cherchent l'or, mais je n'ai jamais été aussi belle que dans tes yeux, quand tu étais en moi, mon visage dans tes mains, et que ton sourire dessinait exactement l'amour dont on rêve. J'ai vécu, peu importe si j'ai bien ou mal vécu, j'ai vécu. Et ce temps sans toi, s'il a semblé parfois souriant, aujourd'hui je sais qu'il n'a été que du sable triste, ceux dont on fait les dunes qui cachent l'horizon. Je ne viendrai pas te chercher, tu as forcément trouvé une âme qui a su lire la tienne, mais tu me manques. Samedi, j'irai m'asseoir sur la plage, à Biarritz, face au rocher. Et je cracherai au ciel, ce serpent, tout le venin dont il se gargarise à longueur de prières juste après l'avoir embrassé. Qu'il sache le goût laissé par l'absence de ta bouche.

Le samedi suivant, Simone était assise face au rocher, pas loin du casino à Biarritz. Le temps était indien, comme l'été qui se prolongeait follement. Raoul ne viendra pas, parce que l'amour comme on en rêve n'existe pas. Seul le timing qui l'empêche existe. Elle a regardé le ciel, a souri à chaque souvenir heureux d'elle et lui, elle a maudit ce ciel puis s'est retournée, balayant la ville du regard, personne n'avait d'égard pour sa solitude. Elle a alors eu un geste presque adolescent. Elle, l'élégance incarnée, a brandi son majeur comme on présenterait aux forces invisibles sa rage intérieure. Elle a marmonné quelque chose, disant en substance "je t'emmerde avec ton île des possibles...". Elle s'est levée, a essuyé une larme qu'elle aurait justifiée par un vent sec si elle avait été accompagnée, puis elle est repartie vers sa voiture. Au moment où elle a ouvert son sac pour chercher ses clés, des mains se sont posées sur ses yeux, et cette voix... Une voix qu'elle reconnaîtrait entre mille, la seule dont la musique se propage partout en elle :

- Mon avion a eu du retard... Si tu m'aimes un tout petit peu, est-ce que tu peux juste faire tomber tes clés... Je ne voudrais pas que le plaisir de ta voix soit éteint par un non assassin...

Simone a laissé tomber ses clés, son sac, sa tristesse et tous les regrets du monde et a soufflé un "mon amour..." salvateur avant d'étreindre son autre.

Ils savaient exactement comment appeler le sentiment qui a irradié partout quand ils se sont embrassés. Mais ils n'ont jamais dit son nom. Ils ont même fait semblant de ne pas voir qu'il était partout, en eux, autour d'eux, dans les yeux de ceux qui les regardaient s'aimer si joliment. Puis ils ont roulé, roulé, et se sont arrêtés à chaque village basque qui offrait un décor pour s'aimer. Sur une hauteur qui offrait un panorama unique, Raoul et Simone ne se lassaient pas de s'embrasser.

Juste avant que le soleil ne disparaisse derrière la montagne, il quitta sa bouche, la regarda dans les yeux et lui dit :

- C'est quand même fou d'arriver à dessiner à deux avec une telle précision un sentiment qui n'existe pas...

Les yeux de Simone étaient alors pleins de ce sourire qui ne peut être donné que par un cœur qui sait, et reçu par un autre qui a toujours su.

Franck Pelé - 11 octobre 2018