lundi 17 juin 2013

Le fruit défendu




En ce 15 juin 1967, il faisait une chaleur étouffante à Paris. Simone avait vingt-cinq ans, cinq de plus que sa sœur, Paulette, une belle blonde un peu naïve et très sensible, à moins que ce ne soit l'inverse. C'est au moment d'aller cherch...er un verre d'eau dans la cuisine que Simone vit sa sœur pleurer discrètement dans le salon.

- Qu'est-ce qui se passe ma bichette ?

- Rien...

- Arrête... Dis-moi...

- C'est ce morceau de Procol Harum... Il veut dire beaucoup pour moi depuis le week-end dernier. Et en l'écoutant, j'ai craqué...

- Une histoire de cœur c'est ça ? Raconte-moi...

- Non, je n'ose pas. Et puis tu vas te fâcher...

- Pourquoi veux-tu que je me fâche ? Paulette enfin... Dis-moi... Un flirt qui a mal fini ? Tu n'as pas osé embrasser un garçon et il est parti plus tôt que prévu ?

- Non... Je l'ai embrassé... En fait, on a fait plus que ça... On a fait l'amour.

- Hein ??? Paulette !!! Tu t'es fait sauter le bouchon et tu ne me dis ça que maintenant ???

- Tu vois tu te fâches...

- Mais non ! Mais non chérie... Mais je suis surprise ! Et ravie ! Oh ma petite sœur...

- Pourquoi "sauter le bouchon" ?

- C'est une expression de Raoul, un truc qu'il m'a dit pendant un de ses séminaires chez Ruinart, une métaphore un peu mousseuse je te l'accorde mais parfois on pétille tellement...

- Et ça veut dire quoi ?

- Et bien que... ton copain est entré dans tes 22... qu'il a aplati dans ton en-but... tu connais un peu le rugby ?

- Non.

- Bref, et alors ? C'était comment ?

- Il me promettait depuis des semaines que si on le faisait, je serais la femme de sa vie... Et on l'a fait... Sur cette musique...

- Et ?

- Hier matin je suis allée au marché des Abbesses avec Constance, et on l'a vu, avec ses copains, il me montrait du doigt et il m'imitait en train de crier, puis il mettait des mains au fesses des filles qui étaient autour de lui...

- Bon, bah lui il va manger chaud d'abord, puis avec une paille pendant quelques mois...

- Non Simone, laisse-le.

- Comme tu veux. Mais si tu veux que je lui dégonfle l'idée qu'il se fait de lui et qu'il donne aux autre, je te promets qu'après ça il n'aura plus que les photos de "Jours de France" pour s'exciter !

- Je suis dégoûtée... C'est ça l'amour alors ? Les hommes ?

- Tout est question de choix ma chérie. Tu as deux styles d'homme, et si tu veux que ton système d'exploitation soit optimisé pour avoir du bonheur à haut débit, il te faut absolument éviter le Mac.

- C'est quoi le Mac ?

- Le Mac, le proxo, le macho, le bourrin, le cowboy, le connard supérieur, le petit chefaillon, le donneur de leçon, celui qui pense être au-dessus des femmes parce qu'il a une mèche entre les cuisses au lieu de l'avoir joliment balayée sur le front. Comme nous, les femmes, qui préférons exprimer l'élégance dans la vérité de l'allure plutôt que dans l'artifice de pompes bicolores ou d'un gros portefeuille plein de cette virilité qu'ils n'ont même pas en magasin !

- C'est à dire ?

- Ils sont incapables de l'exprimer avec leur corps ! Je ne parle même pas de leur cœur, c'est à se demander s'ils n'ont pas à la place un triste petit muscle à la palpitation monotone qui ne sert qu'à alimenter en sang les veines de leur vanité. Le problème du Mac c'est qu'il se croit capable de faire exploser de plaisir n'importe quelle femme alors qu'il ne sait que faire exploser son ego. D'ailleurs, là aussi il est précoce en général. Il n'a même pas commencé à séduire son auditoire qu'il l'a déjà éclaboussé de tout son "moi".

- Mais alors que dois-je faire ? Comment reconnaître le bon ?

- Tu le sens tout de suite dès qu'il s'allonge sur toi et qu'il te regarde dans les yeux.

- Il fermait les yeux... Il ne m'a jamais regardée... Il ne pensait qu'à gémir et il voulait que je lui dise que j'adorais ce qu'il faisait...

- Voilà. Bah là tu es sous Mac.

- Et toi alors, c'est quoi ton système d'exploitation ?

- Moi je tourne sous PC.

- PC ?

- Prince Charmant. C'est un peu vieille France, mais c'est une valeur sûre qui sait exploiter à fond toutes mes ressources. Bien sûr il a des défauts, il rame un peu au démarrage, il faut même parfois le redémarrer, mais sous airs de Mac qu'il aime parfois se donner pour être au goût du jour et ne pas trop se faire distancer par ses concurrents, c'est un vrai gentil. Il répond parfaitement à mes attentes. Tu vois, moi, si j'écoute le titre sur lequel j'ai entonné mon hymne à la joie pour la première fois, mon disque dure... Autant que mes sourires... Quand je suis sous Raoul, je suis connectée à mon idéal, à mon destin de femme, à la vérité de mes sens.

- Tu as de la chance...

- N'oublie jamais Paulette, toujours sous PC ! Il s'appliquera toujours à être performant et à te rendre heureuse. Moi j'adore les applications de Raoul, et si parfois la routine le guette, je lui fais une petite mise à jour, il adore ça. Et il repart pour un tour.

- Mais comment être sûre de ne pas tomber sur un Mac ?

- C'est très facile de reconnaître un Mac. Il ne pense qu'à sa pomme.




Franck Pelé - Juin 2013 - textes déposés en ligne à la SACD.

Le rouge est mis




- Oh regarde ces feuilles Simone...

- Et bien ?

- Tu ne vois pas ?
...
(Raoul ouvre le sac à main de Simone, il travaille avec elle et essaie de la séduire depuis des mois. Il sort son rouge à lèvres, se retourne, s'agenouille près des feuilles et en habille deux du plus sémillant vermillon) - Et là tu vois ?

- Joli Raoul... Jolie trouvaille…

- La nature nous embrasse tous les jours et nous ne le voyons pas. Il faut qu’on se maquille pour attirer l’attention, sinon même les belles plantes ne se reconnaissent pas entre elles…

- Pardon ?

- Vous êtes passée devant ces feuilles sans artifices, et vous ne les avez pas vues. Elles existent seulement depuis qu’elles ont ce caractère qui les différencie des autres feuilles. Dommage que je sois un homme, si j’avais pu, j’aurais mis depuis longtemps du rouge à mes lèvres moi aussi, pour que vous me remarquiez.

- Vous me draguez Raoul ?

- Vous plaisantez Simone ?

- Non, pardonnez-moi mais…

- Mais quoi ? Je ne suis pas assez bien pour vous c’est ça ?

- Mais enfin, qu’est-ce qui vous prend ?

- Je vous bouffe des yeux depuis des mois, depuis la première seconde où je vous ai vue, je vous imagine les chevilles sur mes épaules, assise sur la photocopieuse, amoureuse transie en secret, je vous imagine épouse, mère, indissociable de moi, quand vous vous penchez j’hésite au sujet des courbes auxquelles je donnerais le titre de chef d’œuvre divin, la naissance de vos seins est la raison de vivre la plus évidente que je connaisse, la chute de vos reins précipite, j’en suis sûr, tous ceux qui en sont témoins dans un océan de béatitude et d’amour pur, le dessin de vos jambes traduit la sensualité de l’art, la musique de votre voix pleine de ce sourire à tomber devrait être jouée à tous les cœurs malades, je transpire tellement d’amour pour vous que j’ai parfois l’impression qu’une enseigne « Je crève d’amour pour Simone » clignote sur mon front, et vous, dont tout le monde connaît la qualité de psychologie, vous faites l’étonnée ?? Donc vous me prenez pour un con ! Je ne suis pas assez bien pour vous et vous ne savez pas comme me le dire !

- Raoul, calmez-vous ! Je n’ai jamais pensé à quoi que ce soit avec vous parce que…

- …parce que Madame est trop jolie pour moi ! Parce qu’elle est certaine de pouvoir taper dans le classieux et l’élégant à faire mourir de jalousie ses copines bourgeoises et rêveuses ! Parce qu’elle pense qu’elle ne pourra prendre son pied qu’avec un apollon de couverture alors que ce genre de mec ne fera que se regarder pendant que vous croirez qu’il vous donne quelque chose ! Vous ne serez qu’un miroir idéal ! Et bien ne te gêne, va te frotter aux tablettes de chocolat pendant que je vais manger les miennes en oubliant à quel point je saurais te rendre heureuse ! Mais tu t’en fous toi, tu te crois tellement belle et au-dessus des autres ! Madaaaaame la duchesse de mes genoux ! Mais moi je suis plus beau que toi moi ! Je ne te le fais pas sentir par respect et humilité, mais je suis largement plus beau que toi ! Je n’ai pas besoin de rouge à lèvres ou de décolleté pour endurcir l’incertain ! Je fais plaisir naturellement ! Je suis une nature qui embrasse et on le voit immédiatement si on se donne la peine de regarder ! Quand je regarde une femme, je sais si je lui plais, toi tu ne sais pas, la preuve ! Je te regarde depuis des mois et tu t’étonnes de me plaire alors que je me tue à te plaire ! Tu ne me mérites pas !

- Dis donc Alain Delon, tu me fais signe quand tu as fini avec ta tirade de capricieux là ? Tu réagis exactement comme l’Apollon que tu aurais été sans aucun doute si tu avais pris la peine de sculpter un peu ton corps plutôt que les pierres impolies que tu balances dans le jardin de tes fantasmes ! Quand on fait le difficile, il faut avoir les moyens ! Peut-être qu’à 30 ans, tu pouvais légitimement penser que tu étais irrésistible mais depuis, y’a de l’eau qu’est passée sous les cons ! Le problème quand on a été pas mal à un moment de sa vie, c’est qu’on vieillit sans remettre en question ce charme qu’on croit gravé dans le marbre et dans l’éternité des regards sur vous. Tu n’es plus le jeune loup, tu es son père !

- Donc je ne suis pas assez bien pour toi, c’est ce que je viens de dire ! Et bien sache que beaucoup de femmes aimeraient être à ta place ! Je sais que si je disais la moitié de ce que je viens de t’avouer à certaines, elles seraient heureuses à vie !

- Et pourquoi, tu ne leur dis pas ? Elles ne sont pas assez bien pour toi ?

- Heu… non… pas du tout. Elles ne me bouleversent pas, c’est tout, il m’arrive d’être charmé, attiré, entraîné, porté par un moment, une éclipse, un chemin qui s’ouvre… mais toi, tu me bouleverses ! Tu m’emportes à chaque fois ! Ta présence c’est comme un électrochoc sur ma poitrine ! Tu me fais vivre les choses en multipliant leur beauté, leur douceur, leur caractère. Avant toi, j’étais dans le coma.

- Tu vois Raoul, c’est exactement ce que je t’aurais répondu si tu m’avais demandé pourquoi je n’ai pas d’Apollon à mon bras, certains me charment, m’attirent, sont comme des chemins aventuriers, mais ils ne me bouleversent pas. Jamais. Je suis très difficile. Personne ne m’a jamais bouleversée. Jusqu’à toi.

- Mais… pardon ???

- Oui, jusqu’à toi, à l’instant. C’est vrai. Je ne t’avais pas vu. Mais ce n’est pas parce que tu n’avais aucune raison d’attirer mon regard, c’est parce que tu n’avais pas exprimé toute cette beauté en toi, tu n’avais pas encore été beau pour moi. On travaille ensemble, je ne me rendais pas disponible pour le discours amoureux, ni même son comportement. J’ai d’abord été surprise par tes mots tout à l’heure, puis au moment d’être en colère, de te faire ravaler ton verbe, j’ai vu à quel point ils étaient rares, et beaux. Et je t’ai vu aussi beau, aussi rare. Et tu m’as emportée.

- …

- Faut-il que je mette du rouge à mes lèvres pour que tu les distingues mieux ?

- Non, il faut que tu mettes les miennes, pour que je distingue Dieu…





Franck Pelé – Mai 2013 – textes déposés SACD