lundi 17 juin 2013

Le rouge est mis




- Oh regarde ces feuilles Simone...

- Et bien ?

- Tu ne vois pas ?
...
(Raoul ouvre le sac à main de Simone, il travaille avec elle et essaie de la séduire depuis des mois. Il sort son rouge à lèvres, se retourne, s'agenouille près des feuilles et en habille deux du plus sémillant vermillon) - Et là tu vois ?

- Joli Raoul... Jolie trouvaille…

- La nature nous embrasse tous les jours et nous ne le voyons pas. Il faut qu’on se maquille pour attirer l’attention, sinon même les belles plantes ne se reconnaissent pas entre elles…

- Pardon ?

- Vous êtes passée devant ces feuilles sans artifices, et vous ne les avez pas vues. Elles existent seulement depuis qu’elles ont ce caractère qui les différencie des autres feuilles. Dommage que je sois un homme, si j’avais pu, j’aurais mis depuis longtemps du rouge à mes lèvres moi aussi, pour que vous me remarquiez.

- Vous me draguez Raoul ?

- Vous plaisantez Simone ?

- Non, pardonnez-moi mais…

- Mais quoi ? Je ne suis pas assez bien pour vous c’est ça ?

- Mais enfin, qu’est-ce qui vous prend ?

- Je vous bouffe des yeux depuis des mois, depuis la première seconde où je vous ai vue, je vous imagine les chevilles sur mes épaules, assise sur la photocopieuse, amoureuse transie en secret, je vous imagine épouse, mère, indissociable de moi, quand vous vous penchez j’hésite au sujet des courbes auxquelles je donnerais le titre de chef d’œuvre divin, la naissance de vos seins est la raison de vivre la plus évidente que je connaisse, la chute de vos reins précipite, j’en suis sûr, tous ceux qui en sont témoins dans un océan de béatitude et d’amour pur, le dessin de vos jambes traduit la sensualité de l’art, la musique de votre voix pleine de ce sourire à tomber devrait être jouée à tous les cœurs malades, je transpire tellement d’amour pour vous que j’ai parfois l’impression qu’une enseigne « Je crève d’amour pour Simone » clignote sur mon front, et vous, dont tout le monde connaît la qualité de psychologie, vous faites l’étonnée ?? Donc vous me prenez pour un con ! Je ne suis pas assez bien pour vous et vous ne savez pas comme me le dire !

- Raoul, calmez-vous ! Je n’ai jamais pensé à quoi que ce soit avec vous parce que…

- …parce que Madame est trop jolie pour moi ! Parce qu’elle est certaine de pouvoir taper dans le classieux et l’élégant à faire mourir de jalousie ses copines bourgeoises et rêveuses ! Parce qu’elle pense qu’elle ne pourra prendre son pied qu’avec un apollon de couverture alors que ce genre de mec ne fera que se regarder pendant que vous croirez qu’il vous donne quelque chose ! Vous ne serez qu’un miroir idéal ! Et bien ne te gêne, va te frotter aux tablettes de chocolat pendant que je vais manger les miennes en oubliant à quel point je saurais te rendre heureuse ! Mais tu t’en fous toi, tu te crois tellement belle et au-dessus des autres ! Madaaaaame la duchesse de mes genoux ! Mais moi je suis plus beau que toi moi ! Je ne te le fais pas sentir par respect et humilité, mais je suis largement plus beau que toi ! Je n’ai pas besoin de rouge à lèvres ou de décolleté pour endurcir l’incertain ! Je fais plaisir naturellement ! Je suis une nature qui embrasse et on le voit immédiatement si on se donne la peine de regarder ! Quand je regarde une femme, je sais si je lui plais, toi tu ne sais pas, la preuve ! Je te regarde depuis des mois et tu t’étonnes de me plaire alors que je me tue à te plaire ! Tu ne me mérites pas !

- Dis donc Alain Delon, tu me fais signe quand tu as fini avec ta tirade de capricieux là ? Tu réagis exactement comme l’Apollon que tu aurais été sans aucun doute si tu avais pris la peine de sculpter un peu ton corps plutôt que les pierres impolies que tu balances dans le jardin de tes fantasmes ! Quand on fait le difficile, il faut avoir les moyens ! Peut-être qu’à 30 ans, tu pouvais légitimement penser que tu étais irrésistible mais depuis, y’a de l’eau qu’est passée sous les cons ! Le problème quand on a été pas mal à un moment de sa vie, c’est qu’on vieillit sans remettre en question ce charme qu’on croit gravé dans le marbre et dans l’éternité des regards sur vous. Tu n’es plus le jeune loup, tu es son père !

- Donc je ne suis pas assez bien pour toi, c’est ce que je viens de dire ! Et bien sache que beaucoup de femmes aimeraient être à ta place ! Je sais que si je disais la moitié de ce que je viens de t’avouer à certaines, elles seraient heureuses à vie !

- Et pourquoi, tu ne leur dis pas ? Elles ne sont pas assez bien pour toi ?

- Heu… non… pas du tout. Elles ne me bouleversent pas, c’est tout, il m’arrive d’être charmé, attiré, entraîné, porté par un moment, une éclipse, un chemin qui s’ouvre… mais toi, tu me bouleverses ! Tu m’emportes à chaque fois ! Ta présence c’est comme un électrochoc sur ma poitrine ! Tu me fais vivre les choses en multipliant leur beauté, leur douceur, leur caractère. Avant toi, j’étais dans le coma.

- Tu vois Raoul, c’est exactement ce que je t’aurais répondu si tu m’avais demandé pourquoi je n’ai pas d’Apollon à mon bras, certains me charment, m’attirent, sont comme des chemins aventuriers, mais ils ne me bouleversent pas. Jamais. Je suis très difficile. Personne ne m’a jamais bouleversée. Jusqu’à toi.

- Mais… pardon ???

- Oui, jusqu’à toi, à l’instant. C’est vrai. Je ne t’avais pas vu. Mais ce n’est pas parce que tu n’avais aucune raison d’attirer mon regard, c’est parce que tu n’avais pas exprimé toute cette beauté en toi, tu n’avais pas encore été beau pour moi. On travaille ensemble, je ne me rendais pas disponible pour le discours amoureux, ni même son comportement. J’ai d’abord été surprise par tes mots tout à l’heure, puis au moment d’être en colère, de te faire ravaler ton verbe, j’ai vu à quel point ils étaient rares, et beaux. Et je t’ai vu aussi beau, aussi rare. Et tu m’as emportée.

- …

- Faut-il que je mette du rouge à mes lèvres pour que tu les distingues mieux ?

- Non, il faut que tu mettes les miennes, pour que je distingue Dieu…





Franck Pelé – Mai 2013 – textes déposés SACD

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