Simone a dix-huit ans. Elle ne savait pas qu'une telle
douceur était possible, qu'une flamme aussi aboutie pouvait projeter sur la
toile de ses frissons, là, juste sous la peau, les ombres éternelles des
bonheurs qui dansent. Elle l'embrassait et c'est comme si plus rien n'avait de
sens, sauf son existence, son parfum, sa bouche. Son destin lié au sien. Elle
aurait pu l'embrasser deux heures, neuf heures, une semaine, c'était une
mélodie silencieuse que rien ne pouvait arrêter. Dans quelques années pourtant,
les mêmes lèvres s'épouseront et d'autres ombres danseront. Le silence aura
fini par régner, aucune mélodie ne sera invitée. Elle dérangerait le temps qui
passe comme un train qui se satisferait d'arriver à l'heure. L'autre ne sera
plus exceptionnel puisqu'on se sera habitué à sa présence, il fera partie du
décor.
Simone deviendra dure, comme si elle avait décidé que la
lente extinction de ses rêves était davantage la faute d'un autre plutôt que
celle de l'implacable et vicieuse réalité. Elle entrera en guerre, contre les
plus petites contrariétés, dont elle saura toujours nommer les coupables, elle
se posera des limites qui n'avaient pas besoin d'être et en franchira d'autres,
qui ressembleront étonnamment à celles qu'elle avait juré de ne jamais dépasser.
Elle trouvera la paix, parce qu'elle aura souffert, menti, compris, pardonné,
écouté. Parce qu'elle aura accepté la différence des autres, autant que celle
séparant la femme qu'elle a été de la femme qu'elle sera, et la femme qu'elle
aurait pu être de la femme qu'elle est devenue. Elle laisse la musique lui
dicter son rythme. Elle connaît la musique. Elle sait maintenant l'apprécier.
Parce qu'elle réserve toujours des moments suspendus, des harmonies parfaites,
des partitions idéales.
La guerre est finie. Simone a déposé les larmes. Elle s'est
rendue. A l'évidence. Elle ne cherche plus à compter les points. Quand on aime,
on ne compte pas. Alors elle aime. Elle réapprend à aimer comme avant, l'autre,
et elle-même. Elle se soumet à la tentation et se délivre du mal. Elle n'a pas
vieilli. Elle a vécu. Elle n'a pas de rides, elle a juste gardé une trace du
passage du temps, cet ami qui finalement lui voulait du bien. Simone a
quarante-cinq ans. Elle ne savait pas qu'une telle douceur était possible,
qu'une flamme aussi aboutie pouvait projeter les mêmes ombres éternelles des
bonheurs qui dansent, là, comme avant, juste sous la peau, sur la toile de ses
frissons. Elle l'embrassait et c'est comme si plus rien n'avait de sens, sauf
son existence. Cette existence-là était plus belle encore. Parce que si l'âge
de découvrir le sucre est le premier plaisir intense et inoubliable, l'âge de
savoir l'apprécier à sa juste valeur après les années de sel est le plus beau
sillon qui reste sur la souche.
Elle l'embrassait. Elle l'embrassait encore...
Franck Pelé - juillet 2015