vendredi 14 février 2014

Lovely day



- Je t'aime ma chérie... Tu es belle comme le jour... J'ai une chance formidable de t'avoir...

- Ah on est déjà le 14 ?

- Quoi on est déjà le 14 ? Comme si je ne te disais ça qu'à la Saint Valentin...

- Bah écoute mon amour, tu me le dis de temps en temps mais rarement comme ça... On sent qu'il y a une motivation spéciale là, on dirait un petit garçon qui fait une surprise à sa mère parce que sa maîtresse lui a dit comment il fallait faire la veille...

- Sauf que je ne suis pas un petit garçon et qu'on n'a pas parlé de toi avec ma maîtresse la veille ! Si j'avais su, je serais parti bosser sans te réveiller tiens... Au moins j'aurais pas été contrarié...

- Oh il est contrarié mon bébé... Viens là... Allez viens... Mais si, tu as bien fait... Et puis si tu étais parti sans rien me dire, tu sais bien que je t'aurais appelé au bureau pour te pourrir et je t'aurais fait la tête toute la soirée et toutes celles de la semaine sans faute...

- Tu vois que c'est bien cette journée, on tombe un peu les masques, on se dit tout... Tu n'aurais jamais avoué tout ça un autre jour qu'aujourd'hui...

- On tombe les masques ou on les met ? Pourquoi on se dit des belles choses une fois par an si c'est le jour où on tombe les masques ? On joue à ne plus rien cultiver toute l'année sous prétexte que tout est acquis ? Tu ne crois pas que c'est toute l'année qu'il faudrait tomber les masques ?

- Je ne suis pas sûr non. On est dans le vrai toute l'année. Quand tu fais la vaisselle avec l'éponge des lavabos et des chaussures, ça me gonfle, quand tu casses quelque chose tous les trois jours parce que tu ne fais jamais attention à ce que tu fais, ça me gonfle, quand tu me jettes mes journaux que je n'ai pas encore lus ou que tu effaces mes enregistrements parce que tu ne comprends rien aux télécommandes alors que je t'ai expliqué mille fois, ça me surgonfle ! Quand les assurances auto nous coûtent un bras et une jambe parce que tu conduis n'importe comment, je suis au bord de l'explosion, quand dès que j'ai envie de toi tu es trop fatiguée et que je dois le comprendre alors que si c'est moi qui ne suis pas disposé quand tu as envie, ça veut dire que je ne te regarde plus, que je t'aime plus, que j'ai envie de la voisine, etc... j'explose ! Et dans ces cas-là, je n'ai pas de masque, et je n'ai pas envie de te séduire ou de te dire les mots les plus romantiques qui soient Simone... Et pourtant je t'aime profondément.

- C'est vrai... Tu as raison... C'est vrai que quand tu laisses tes chaussettes et tes caleçons un peu partout dans la maison, je te les ferais bien bouffer en salade... Quand tu te mets dans ton fauteuil au moment où il faut ranger la cuisine, je t'aime à peu près autant qu'un fonctionnaire de la préfecture qui baisse son rideau juste quand c'est mon tour après deux heures d'attente... Quand tu me fais une scène parce que j'ai souri à mon voisin de droite au dîner alors que tu as fais une thèse sur les seins de sa femme toute la soirée, j'ai des envies de procès. Quand tu t'arrêtes juste avant mon orgasme pour me demander si j'aime ce que tu fais, j'ai envie de t'emplâtrer la tronche dans ton écran plat ! Et dans ces cas-là, c'est vrai, je n'ai pas de masque non plus, et je n'ai pas du tout envie de te séduire Raoul. Et pourtant je t'aime profondément.

- On est donc bien dépendant de cette journée de l'amour...

- On est con hein...

- A ce point, ça mériterait presque une consultation...

- C'est vrai que tu m'aimes profondément ?

- C'est bien simple, de toutes celles que j'ai connues, il y en a au moins... sept qui resteront gravées pour toujours. Et tu es dedans.

- Tu plaisantes là ?

- Quoi ? C'est bien sept... Attends, tu sais que j'ai connu beaucoup de femmes dans ma vie alors être dans les sept c'est quand même une méchante preuve d'amour !

- Raoul, je crois que t'as raison, il va falloir qu'on consulte. Parce que je ne m'explique pas pourquoi j'ai quitté tous les hommes qui m'ont donné du plaisir ni pourquoi j'ai gardé le seul qui me le gâche avec une constance qui frise la rigueur professionnelle !

- Mais je plaisante mon trésor...

- Ne me touche pas ! On va redistribuer les richesses en fonction du mérite... T'as intérêt à t'acquitter d'un maximum d'amendes honorables si tu ne veux pas que le trésor devienne public ! Et si j'étais toi, je la jouerais pleine d'humilité et d'attention parce que j'ai toujours refusé aux contribuables intéressés de revenir vers moi mais si tu bouges UNE oreille, je peux te dire qu'il va y avoir une explosion des impôts sur le revenu !

- Pardon... Tu es l'amour de ma vie... j'y vais... bonne journée ma chérie... Je t'aime. Bonne fête...

- Oui c'est ça bonne fête.

Raoul met sa veste, son manteau, son chapeau, ouvre la porte de la porte de la chambre, sort et referme doucement derrière lui. Puis il ouvre la porte à nouveau et dit à Simone :

- Et puis franchement tu es dans les trois, sûr.

Simone saisit alors le vase sur sa table de chevet et le balance avec vigueur en direction de Raoul qui l'évite de justesse en fermant promptement la porte et en hurlant :

- Faudrait que je revoie les deux autres pour voir comment elles ont vieilli mais je suis sûr que tu peux jouer l'or ! Bonne journée mon amour !

Dix minutes plus tard, Simone appelle sa sœur au téléphone pour lui raconter l'anecdote, c'est à un certain moment de la conversation qu'elle a compris que l'exercice du couple était des plus délicats :

- Tu te souviens de Jean-Pierre ? Il était beau comme un Dieu... Je me demande comment il est aujourd'hui... Et Gérard... alors lui il m'a inventé le huitième ciel... A bien y réfléchir, je pense que Raoul est dans les trois... Tu crois qu'il va bien le prendre si je lui dis ? C'est vrai que c'est quand même flatteur d'être dans les trois...

- C'est fou qu'on ne puisse s'empêcher de prendre du recul sur certaines idées ou certains mots alors qu'on a exactement les mêmes... Tu vois Simone, si Raoul embrassait une autre femme, tu le comprendrais, et s'il était ton meilleur ami, tu lui dirais à quel point il a raison, mais en étant sa femme, tu trouveras mille arguments pour lui expliquer pourquoi son comportement est incompréhensible et digne du plus grand des salopards...

- Je sais. Et si j'embrassais un homme, mon meilleur ami me comprendrait, mon mari me salirait pendant des siècles... C'est fou comme le couple est de mauvaise foi...

- Un peu comme cette Saint Valentin...

- Tu sais quoi Paulette ? A partir de cette année, on fait le contraire. Je vais lui dire des mots doux tous les jours, il va me dire les siens tous les jours, et le 14 février, on vide nos sacs, on se pourrit jusqu'à l'os, je le laisse me mettre une fessée et lui il me laisse l'appeler Brad quand j'ai l'extase sur le palier, j'invite sa mère pour la recadrer et lui pourra se lâcher sur mes parents, je me gare au frein à main avec sa bagnole et il pourra s'acheter un disque dur plutôt que m'acheter une bague ! On va s'aimer violent ! On va s'aimer costaud ! On va ouvrir les vannes, lâcher les chiens, je vais a-do-rer la Saint Valentin !




Franck Pelé - textes déposés SACD - février 2014

mercredi 12 février 2014

Tailleur pour dame


 
 
- Je peux savoir ce que vous faites exactement ?

- J'essaie de mesurer votre beauté.

- Alors là bon courage...

- Serait-ce là un conseil plein de vanité ?

- Comment osez-vous penser une chose pareille ? Pas du tout, c'est un conseil plein d'amour et de lucidité.

- Plein d'amour ? Vous m'aimez Simone ?

- Pardonnez-moi de vous décevoir... Je parlais de l'amour exceptionnel que j'ai pour le seul qui sache mesurer ma beauté.

- Et comment s'appelle ce génie ?

- Raoul.

- Alors Raoul a réussi... Mais comment a-t-il fait pour réussir ce qu'aucun homme n'avait réussi avant lui ?

- Il m'a écoutée, il a pesé mes mots, mon regard, mes pour et mes contre, il a sondé mes silences, mes non-dits, il a voyagé entre mes lignes, en apnée, jusqu'au plus profond de mon âme. Il a pris le temps de détailler chacune de mes couleurs et de les mélanger entre elles, puis aux siennes, il a compris mes vides, mes pleins, il a gravi mes sommets, il a ravi mes courbes, il a joué toutes les notes de ma voix, il sait les chanter, leur offrir le plus bel écho qui soit. Il a estimé toutes les distances entre mes doutes et mes certitudes, il a rapproché toutes mes zones d'ombre de la lumière, il a déchiffré toutes mes équations, résolu toutes mes énigmes. Voilà comment il a mesuré ma beauté. En la révélant.

- C'est là tout le génie de l'amour, comme de la beauté... Se laisser mesurer pour exister... Et surtout trouver son autre, qui saura prendre les mesures qui s'imposent. Quelle chance vous avez tous les deux...

- Ne cherchez pas à mesurer ce qui plaît à vos yeux, écoutez ce qui vous pousse à vous dépasser, suivez l'instinct qui vous emporte, voyagez sans réfléchir, laissez-vous porter par ce qui est écrit pour vous, jusqu'à la conscience du bonheur d'être arrivé. Vous mesurerez alors tout le chemin parcouru...
 
 
 
Franck Pelé - textes déposés - février 2014

mardi 11 février 2014

L'éternité du violon


- Mon Père... Je viens vous avouer quelque chose...

- Confessez-vous mon enfant...

- Non, seuls ceux qui croient se confessent, moi je viens avouer que je ne crois pas en Dieu.

- Pourquoi ne croyez-vous pas ?

- C'est de la connerie tout ça... C'est juste pour donner un peu d'espoir à l'humanité, pour éviter le chaos avant le vide éternel... Il n'y a personne. Que dalle !

- Chuuuut... Je respecte toutes vos idées mais soyez claire, douce, et respectueuse de l'endroit, même si vous ne croyez pas en Celui qui vous y accueille...

- Pardon... Il n' y a personne. On meurt, on crame ou on pourrit sous une pierre, bref, fin de l'histoire. La pluralité des religions discrédite la religion en général. Les livres comme la Bible, ce sont des bouquins écrits par des hommes parmi les plus grands manipulateurs de conscience de l'Histoire, non, il n'y a personne... Sinon ma mère serait encore en vie, après toute sa dévotion, sa foi inébranlable... Si Dieu existait, il n'y aurait pas de guerres, pas d'injustice. Non... On n'était rien avant la vie, on ne sera rien après la mort. Vous imaginez le bordel au Paradis depuis le temps ?

- S'il vous plaît...

- Le bazar pardon... On est du gaz, de l'énergie, de la physique, de la chimie, un heureux hasard a provoqué la vie mais après le show, c'est tout le monde au vestiaire, lumière éteinte. Et ça dure un moment... Je vais y aller parce que je vais pleurer là...

- Restez là...

- Non mais vous vous rendez compte ??? On n'existe plus jamais ??? Jamais !!! On s'emmerde à se faire belle, à s'accepter, à faire des efforts, on apprend à aimer, à faire des enfants, à les élever, à comprendre la vie, à supporter ses vices, à jouir de ses plaisirs, à vieillir sereinement, et quand on commence à maîtriser son jeu c'est la fin de l'histoire ? Non mais c'est horrible ! Et ne me parlez pas de la réincarnation hein... Je n'en ai rien à cirer de tout recommencer dans la peau d'une autre si je ne me souviens pas de tout ce que j'ai appris, et surtout de qui j'étais avant. Et encore, là, je parle de la peau d'une autre... Si je reviens en tant que tortue des Galápagos, faudra être costaud pour m'expliquer les avantages...

- Vous voulez bien m'écouter maintenant ?

- Vous allez me faire acte 2 scène III, merci, c'est bon...

- Non. Je ne suis pas un Père comme les autres. Je ne croyais en rien, comme vous. J'ai connu de belles histoires d'amour, j'ai surtout aimé une femme comme aucune autre, la mienne. Elle était toute ma vie. Je pensais l'avoir perdue à jamais quand elle est morte il y a cinq ans, déjà. Et puis un soir, alors que j'assistais à un concert, j'ai compris qu'il y avait quelque chose bien au-delà de la vie, j'ai compris la magie qui nous enveloppait en regardant un violon.

- Un violon ?

- Je regardais toute la partie des cordes de l'orchestre, les violoncelles, les contrebasses, les violons... Et en réfléchissant sur la magie du violon, j'ai compris qu'il n'y avait pas de hasard. A l'origine est le verbe, nous devons chercher les accords. J'écoutais la pureté de la musique jouée par le violoniste et je me disais que c'était le fruit d'une quête absolue. Le violon devait exister. Pourquoi a--il cette forme et pas une autre ? Pourquoi faut-il un archet et pas autre chose ? Pourquoi valider ces notes ? Les trouver justes ou non ? Aurait-on pu passer à côté du violon ? Je suis sûr que non. Le violon existe parce qu'il a été écrit, ou pensé, soufflé. Il n'est pas le fruit du hasard.

- Pourquoi ?

- Le hasard l'aurait moins bien réussi. Le violon ce soir-là, n'a pas eu de sanglots longs, il n'a eu que des sourires caressants, il a joué l'hymne à l'espoir, j'ai fêté avec lui la naissance de ma foi. Je me fous de savoir ce qui est écrit dans les livres, comment ou en qui il faut croire, Dieu c'est ce violon, cette musique, cette évolution divine qui offre les plus beaux frissons quand on en caresse les cordes avec confiance et maîtrise, avec amour et générosité. Le violon ce n'est pas une idée de génie qui trouve sa place dans les siècles parce qu'elle est géniale, l'idée de cet instrument voyage par delà les temps parce qu'elle est divine. Ne cherchez pas à trouver des réponses à vos questions, nous ne sommes pas équipés intellectuellement pour trouver des réponses qui remettraient en cause le principe même de la foi. La foi est un pari. Je n'ai pas fait celui d'un livre Saint. J'ai fait celui du violon, comme d'autres ont fait le pari d'un coucher de soleil, d'un sourire d'enfant ou de la beauté des étoiles pour expliquer l'irrationnel. Quand le violoniste a joué, quand sa musique m'a emporté jusqu'aux origines du monde, j'ai vu ma femme danser. Depuis je viens ici, pour dire aux gens comme vous qu'après le silence, il y aura de la musique.

- Merci mon Père...

- Appelez-moi Raoul.




 Franck Pelé - textes déposés SACD - février 2014

vendredi 7 février 2014

Mon manège à moi c'est toi



- Simone !

- Quoi ?

- J'ai un problème !!

- Quoi ???

- Je ne me souviens plus de la fin de la chorégraphie !

- Hein ? Mais on l'a répétée cent fois ! Tu me lèves les jambes d'un coup sec, tu me saisis à la taille quand je t'attrape aux hanches et tu me poses à l'endroit en me faisant basculer !

- Ah non j'y arriverai jamais... J'ai plus de forces... Je te lâche... t'es prête ?

- Mais t'es malade ? Je vais me fracasser sur un mur ou sur des gens !

- Si c'est un mur j'ai de l'aspirine, si c'est des gens tu feras peut-être une belle rencontre ? Qui sait... Tu es devenue trop lourde pour moi là...

- Trop lourde ? Raoul, si tu me lâches, ne rate pas ton coup, je te le conseille ! Parce que dès que j'atterris, c'est toi qui décolles ! Et t'auras quelques dents à déclarer à la douane !

- J'en peux plus...

- Remarque, je suis peut-être lourde mais toi t'es plutôt léger pour m'envoyer en l'air, pour une fois que je plane, je ne devrais pas me plaindre !

- Je vais te lâcher...

- Sur ta mère ! Lâche-moi sur ta mère ! Je vais soigner ma sortie comme ça ! Je vais lui faire une tronche de tatami !

- Qu'est-ce qu'elle t'a fait cette pauvre femme ?

- Mais rien ! Rien justement ! Elle n'a aucune émotion sur rien à part son petit garçon de 49 ans ! Regarde ! Tu ne trouves pas qu'elle a une tête de tatami en puissance ? Ca n'a aucune émotion un tatami, comme ta mère ! Vas-y bonhomme, donne-moi de l'élan, ça va swinguer dans les jupons de la reine !
 


 Franck Pelé - textes déposés - Février 2014

Psychose

 
 

 
- Raoul !!! Qu'est-ce que t'as fait !!!
 
- Quoi... J'ai laissé un peu de poils dans la baignoire ? Je n'ai pas remis le shampooing exactement à sa place ? J'ai déréglé le pommeau de douche de quelques millimètres ? Tu me gonfles avec ta psychose du propre et du détail Simone...
 
- Mais Raoul, qu'est-ce que tu as mis dans mon gel de douche intime ???
 
- J'ai mis du colorant bleu... Pour que tu vois la vie avec un peu plus de légèreté...
 
- De légèreté ? Mais c'est du colorant indélébile ! Tu as mis le colorant des maquettes du petit et c'est du colorant permanent !!!
 
- Quoi ?
 
 
 
 
- Regarde la tronche de ma toison ! On dirait la Schtroumpfette !!! Je vais être obligée de m'épiler complètement comme les femmes du futur !!! C'est de l'entretien Raoul ça ! C'est pas un fouillis hasardeux comme celui qui sert de nid à ta fierté ! Regarde-moi ça ! J'ai l'impression d'être un échantillon Mondial Moquette !
 
 
 


- Je suis désolé...

- T'es désolé ??? Est-ce que je touche à ta touffe moi ? Est-ce que je touche à ta touffe Raoul quand tu me gonfles avec tes psychoses ???

- En même temps ça change... C'est bleu électrique.

- Pardon ??? Ca change ??? Raoul, demain matin je te jure que tu te réveilles avec le flamand aussi rose que son environnement ! Fais tes adieux au lugubre, au petit matin t'auras le buisson ardent et le machisme en bandoulière ! Passe-moi ma serviette !

- Et avec du dissolvant, ça ne partirait pas ?

- Passe-moi ma serviette !!!





Franck Pelé - textes déposés SACD - février 2014




Invisible



L'homme invisible rentre chez lui, dans un trois-pièces avec terrasse qu'il partage avec sa femme, invisible elle aussi depuis une surexposition à des rayons gamma lors d'un séminaire sur les particules extraordinaires. Comme d'habitude, Raoul pose ses clés sur la console dans l'entrée et jette son manteau sur le fauteuil. Il entend alors la voix de Simone :

- Oh !!! Doucement là !

- Oh pardon... Je ne t'avais pas vue...

- Très drôle.

- Bon ça va comment je peux savoir aussi ? Je ne vais pas tâter tous les endroits de l'appar...t à chaque fois que je rentre pour voir si tu es là !

- Ouvre les yeux, ça ne marche pas nous deux.

- Pourquoi tu dis ça ? On est fait l'un pour l'autre plus que n'importe qui !

- Mais c'est ingérable ! C'est une relation de confiance impossible ! Je ne peux même pas me confier à ma meilleure amie au téléphone parce que je me demande si tu es là. Je sais que tu me le dirais mais avec le cynisme ambiant, tout est possible...

- Oui enfin quand tu lui as raconté que tu faisais tes courses à poil pour profiter de cette folle liberté permise par l'absence de regards sur toi tu t'es quand même pas mal confiée...

- L'enfoiré... J'en étais sûre... C'est bon je me tire...

- Rrrrooo... arrête un peu, je plaisante, ça va... C'est la seule conversation que j'ai entendue et c'était complètement par hasard, je te jure.

- Non, ça ne sert à rien Raoul. De toute façon, on ne se voit jamais...

- Peut-être mais l'avantage c'est que tu ne me diras jamais que je ne te regarde plus comme avant...

- Moi j'ai envie de voir ta tête, tes artifices, ton image, ta moue, tes grimaces, tes larmes, ton sourire, ton regard, tu comprends ? J'en ai marre de tout sentir, de tout ressentir, j'en ai marre de ton être, je veux ton paraître, je veux l'expression de toi, je veux te voir merde ! T'es comme un rêve qui me parle et je ne te vois jamais, je ne me réveille jamais, j'aime une voix, une présence mais je ne sais pas à quoi tu ressembles !

- Je ressemble exactement à l'idée que tu te fais de moi.

- C'est marrant... J'ai l'impression d'avoir déjà vécu cette scène... Tes mots à l'instant, le ton de ta voix, tout ça...

- On appelle ça le "déjà-vu" je crois... Et j'avais un visage dans cette scène ?

- Oui...

- Tu vois qu'on peut tout voir.

- Peut-être que j'ai fait disparaître ton image dans ma réalité... Pour mieux te garder... Tu vois ce que je veux dire ?

- Je vois juste que tu voulais partir il y a deux minutes parce qu'on ne se voyait jamais... T'es chiante Simone...

- Oui mais je ne vieillis jamais... Tu me quitterais si tu me voyais vieillir ?

- Pour une plus jeune qui ne pourrait voir sa beauté se refléter dans mes yeux ? Pour une visible qui ne ferait que se montrer pendant que je me tuerais à lui démontrer que je serais toujours là pour elle même si elle ne me sent pas ? C'est très improbable.

- J'aurais préféré impossible...

- Te regarder est impossible. C'est pour ça que je t'aime, c'est pour ça que je veux te garder. Tu es mon absente omniprésente. Tu es la beauté du vide. La magie du mystère. Tu es la voix du silence. Tu es les contours de mes rêves. Tu n'existes pas à mes yeux, et si tu n'existais pas, mes yeux ne verraient plus rien. Tu es nulle part et tu es partout. Je ne te vois pas, je ne te verrai jamais, mais je pourrais te dessiner les yeux fermés...

- Embrasse-moi...

- Où es-tu ?

- Comme d'habitude, là où tu ne m'attends pas...



Franck Pelé - textes déposés SACD - février 2014

La moitié d'un autre




En entrant dans la pièce, je n’ai vu que son sourire. Dans une foule de détails, d’informations, de gens, je n’ai vu que le sourire de cette femme que je ne connaissais pas. C’était un dîner d’anniversaire, plusieurs tables étaient dressées au milieu d’un grand loft loué pour l’occasion. On fêtait les quarante ans d’un ami d’enfance, je le retrouvais quinze ans après notre dernière rencontre. Il avait pris un peu d’épaisseur comme une souche s’épanouit sous les sillons dessinés par le temps, mais je voyais toujours le pote de lycée avec son sac US et son keffieh de rebelle qui écoutait Michel Delpech et Enigma. Le plan de table était un très bon plan. C’est ce qu’il se serait dit à ma place. Moi je me suis dit qu’il n’y avait pas de hasard. J’ai surtout pensé que j’allais devoir livrer un rude combat à la raison.

J’étais à la table de son frère, que je connaissais un peu. En face de lui, à ma droite, se tient celle qui se présente comme sa moitié. C’est profond de parler de moitié, ça vous pose un engagement, une certitude. Ils étaient ensemble depuis trois petites années, et elle se disait moitié. Au bout de combien de temps avait-elle conclu à un tel amour deux-pièces ? Pourquoi serait-elle la moitié d’un autre et pas la mienne ? Pourquoi ne saurais-je avoir confiance en l’évidence de notre accord profond en moins de trois minutes ? En me parlant de moitié, ses yeux en demandaient une autre. J’aurais pu éviter d’interpréter ce regard dans le sens des hypothèses les plus heureuses mais elle était tellement plus belle dans mes yeux que dans ceux de son mari. Elle le voyait, elle le sentait, j’en étais intimement convaincu. Nous engageons la conversation et son sourire défait toutes mes tentatives de distance, elle est belle à tomber, à se relever, à partir. Je voudrais remonter le temps jusqu’à son mariage, juste avant qu’elle dise oui, la regarder sans un mot, avec un sourire qui dit tout, sentir son monde raisonnable s’effondrer autour de nous pendant qu’elle m’embrasse et partir en courant en l’entraînant par la main comme Dustin dans « Le Lauréat ». Mais oser détruire les châteaux de cartes et rebattre le jeu d’une vie que seul le hasard a écrit, ça n’arrive que dans les films. Je sens son décolleté qui m’invite à y plonger, je sais ses jambes délicieuses qui sauraient dessiner toutes les courbes de ma croissance, mais je reste sage, je ne donne aucune information, je n’exprime qu’une esquisse de l’expression de ma déstabilisation, comme on voudrait attirer l’attention sur un bouleversement intérieur tout en jurant que tout va bien. Comment cette femme peut-elle être promise à un autre ? Tout d’elle est fait pour moi, elle est pour moi, elle est moi. Elle et moi. Entendez-vous la force de la formule ? Elle et moi. On a tous connu cette impression d’entendre parfaitement tout ce que l’autre ne dit pas, comme cette impression de se dire qu’on se fait des films et finalement, quand par bonheur le couple se forme, l’autre confirme la bonne lecture des signaux envoyés. Et on se sent aussi fort qu’un faiseur de destin.

J’ai eu la chance de connaître de belles histoires dans ma vie, je ne me suis jamais marié mais je me suis engagé à chaque promesse, à chaque regard. J’ai rarement été séduit au point de perdre mes moyens. Quand ça m’arrive, quand je rencontre mon idéal féminin, quand je fais face à la beauté qui me bouleverse, qui m’emporte et me laisse groggy à quelques mètres de mon corps encore en place, assis devant ses yeux, je me sens désarmé. Lamentablement impuissant. Même si cette femme était seule, libre, même si elle me disait son amour, je n’oserais croire que je suis pour elle. Je n’oserais croire qu’elle pourrait ne jamais se lasser de moi, alors que j’ai souvent eu la prétention d’oublier que je pouvais en lasser d’autres qui me plaisaient moins. J’autoriserai le type le plus fade à croire qu’il est plus légitime que moi pour épicer la vie de ma princesse. Mon corps resterait sage devant tout l’or du monde alors qu’il crèverait d’envie de le faire tinter, briller, de faire hurler sa richesse. Je n’oserais ériger le moindre désir devant une femme pour qui je ne voudrais offrir que la perfection. Jamais je ne pourrais prendre le risque d’être celui qui pourrait la décevoir, la trahir, la lasser, la laisser, seule, avec ses regrets de m’avoir choisi, un jour où j’aurais été fort. Je voudrais lui bander les yeux pour être sûr qu’elle ressente ce que je veux lui donner, pour pouvoir la regarder sans qu’elle me juge, je voudrais prendre le temps de sa peau, du pouvoir gigantesque de son charme absolu, je voudrais être le seul homme possible, le seul qu’elle sache capable de combler son cœur, son corps, son âme.

Nous avons parlé de tout et de rien, puisque nous ne pouvions parler de notre amour certain, nous avons parlé de toutes les histoires incertaines qui ont façonné nos cœurs d’aujourd’hui, nos certitudes et nos doutes. A chaque sourire, à chaque connexion alchimique je voulais lui prendre la main, l’embrasser dans le cou, lui souffler mon amour au creux de l’oreille. A chaque minute qui passait, la frustration de savoir que ma moitié était la moitié d’un autre rendait cette soirée insupportable. Plus tard, bien plus tard, longtemps après avoir dansé, après avoir senti l’extase de mes mains sur sa taille, longtemps après avoir aperçu son mari terrassé par l’alcool sur une banquette aussi molle que lui, je suis allé dans la chambre chercher mon manteau. Elle était allongée sur le lit, les yeux fermés et le cœur grand ouvert. Je me suis mis à genoux, je l’ai regardée cent ans, sans bouger, puis j’ai posé ma tête sur sa cuisse, rien de plus. Je l'ai sentie se redresser un peu, en prenant soin de laisser ma tête à sa place. Je ne sais plus si j’ai eu envie de pleurer avant qu’elle passe sa main dans mes cheveux ou juste après, je ne sais plus si cette larme était heureuse ou la signature d’un regret immortel. Je sais juste que j’ai rencontré ma moitié ce soir-là, nous nous le sommes dit à demi-mots, et depuis, depuis que je me suis relevé sans un bruit, sans un mot, depuis que je suis parti après avoir délicatement reposé sa main sur sa jambe orpheline, le vide reste entier.

Elle s'appelait Simone.



Franck Pelé - textes déposés SACD - février 2014