samedi 23 mai 2015

Simone fait de la pub : JAI


- Simone chérie, tu viens te coucher ?

- Vas-y sans moi Raoul, je suis sur un Everest de plaisir qui ne permet pas

qu’on en descende avant un certain temps…

- Qu’est-ce que cette histoire ? Et tu as autant de saveurs que je t’en propose

sur ton Everest

- JAI

- Tu as la qualité autant que la quantité ?

- JAI

- Un goût unique et l’exaltation de tous tes sens, tu n’as pas ça en haut de ta

montagne !

- JAI... évidemment

- Mais qu’est-ce qui te prend Simone, tu as tes vapeurs ou quoi ?

- Exactement, j’ai mes vapeurs, mais celles-là, quand tu les as, je peux te dire

que tu es d’une sérénité absolue… Comblée.

- Tu vas voir ailleurs c’est ça ?

- Ah non, avec ces vapeurs-là, tu ne vas pas voir ailleurs, tu peux être

tranquille, personne n’oserait tromper cette qualité de plaisir…

- Mais de quoi tu parles enfin ??? On dirait que tu parles d’un amant qui te fait

léviter dans des volutes magiques !

- C’est un peu ça oui…

- Il a du goût au moins ? Il est élégant ?

- Très. Il propose des goûts ronds et typés, hier il était un mélange de fruit de la

passion et de litchi d’Asie Orientale, et ce soir, il sera frais et douceur de

menthe avec un léger goût d’agrumes…

- Il est bien fait ?

- Je dirais plutôt ELLE est bien faite. Une élégante finition noire, un toucher

doux sur toute la longueur et une extrémité lumineuse.

- Pardon

- …et elle dure beaucoup plus longtemps que les autres avec une promesse de

300 bouffées intenses…

- Mais des bouffées de quoi ???

- De bonheur Raoul, de bonheur… et puis elle est discrète au bout des doigts

comme au bout des lèvres… et elle se glisse dans toutes les poches, ce qui

représente un gros avantage, un de plus.

- Dans toutes les poches, mais de quoi tu parles ?

- De JAI ! La nouvelle cigarette électronique !

- Aaaaah !!! Oh la peur que j’ai eue… Je ne comprenais pas pourquoi tu me

disais « J’ai » tout le temps…

- C’est JAI, en trois lettres, sans apostrophe.

- J’ai tellement cru que tu me trompais…

- Mais enfin chéri, comment peux-tu penser une chose pareille…

- Tu as tout ce qu’il te faut pour être heureuse ?

- JAI

- Tu l’écris comment là ?

- Avec une apostrophe bien sûr…



Franck Pelé



Découvrez l'univers JAI ici : https://www.jaivaping.com/francais/home



jeudi 14 mai 2015

Blue Hotel



- Bonjour, je…

- Bonjour, allez, on y va là s’il vous plaît parce que j’ai un déjeuner avec mon producteur dans deux heures à l’autre bout de la ville et il me reste encore trois types comme vous à voir alors vingt minutes pas plus, d’accord ?

- Mais je…

- Ne me dites pas que vous n’êtes pas prêt ? Vous avez préparé vos questions n’est-ce pas ? Des questions un peu plus fines que vos prédécesseurs j’espère parce qu’on ne peut pas dire qu’ils ont révolutionné l’art de l’interview…

- Elles sont prêtes oui… Vous répondrez à tout ? Peut-on jouer la carte de la transparence ?

- Tant que vous restez respectueux je n’ai peur de rien.

- Très bien, allons-y… Simone, vous parliez tout à l’heure des trois types comme moi que vous deviez encore voir, à propos de type, quel est votre type d’homme ? J’imagine qu’il est assez éloigné de ces types qui vous font perdre votre temps… ?

- Mais non… attendez… bon c’est en off ce que je vais vous dire d’accord ?

- D’accord

- Excusez-moi pour cette généralité, je ne voulais pas vous blesser mais mettez-vous à ma place, avant vous j’ai eu trois pseudo-journalistes, deux concierges qui ne pensaient qu’à savoir avec qui je dormais à l’hôtel pendant le festival et un lourdingue qui cherchait mon regard pour me sourire comme un séducteur de salle de bains. Personne ne m’a parlé de cinéma ou de choses intéressantes alors que la vie propose quand même autre chose que des potins superficiels non ? On peut creuser un peu ou personne n’en est capable ?

- C’est quoi un séducteur de salle de bains ?

- Un type qui se regarde dans le miroir et qui se sourit en pensant qu’il est irrésistible.

- Très bien, on y retourne ? J’ai très envie de creuser avec vous et le temps presse.

- Allons-y. Merci.

- Vous êtes ici pour un rôle de femme qui semble avoir été écrit pour vous.

- C’est ce que je me suis dit quand je l’ai lu, un rôle comme ça, ça passe rarement plusieurs fois dans une carrière. J’ai adoré la justesse de ce que j’ai lu, cet auteur a une sensibilité particulière, je suis tombée amoureuse de lui au bout de vingt pages.

- Parlons d’amour, du vrai.

- Mais j’ai aimé au point de fondre ! Vraiment !

- Vous êtes de ces femmes inaccessibles, dont la beauté empêche tout élan de la part de quelqu’un d’ordinaire, quand on vous voit, on se dit que pour avoir la chance de sentir votre regard amoureusement ému il faudrait être un apollon, un comédien aussi célèbre que séduisant ou un homme riche, au moins d’un pouvoir particulier. Comment un homme qui n’a rien de tout cela mais des diamants plein le cœur quand il vous voit pourrait séduire la femme extraordinaire que vous êtes ?

- Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Pourquoi je serais une femme inaccessible ?

- Pardonnez-moi mais, si je vous écrivais une lettre qui vous touchait au cœur par exemple et que…

- Vous ?

- Oui moi…

- Parce qu’on parle de vous là ? Vous essayez de me séduire entre les lignes ?

- Pas du tout. Reprenons le fil s’il vous plaît. Je vous écris une lettre qui vous bouleverse, qui vous emporte, je vous donne rendez-vous dans un restaurant, et vous tombez sur moi, sur cette banale réalité physique qui ne reflète en rien tout ce que je suis mais peu importe, c’est ce que vous voyez à l’instant. Je vous emporte toujours autant ?

- Et pourquoi vous ne m’emporteriez pas ?

- Vous dites ça pour me faire plaisir… mais je vois bien que je ne vous fais aucun effet, et croyez bien que je ne cherche pas à vous en faire, c’est pour illustrer ma question. Votre beauté, votre classe, votre destin aussi, vous rendent inaccessible, comment pouvez-vous reconnaître un regard particulier parmi tous ces regards sur vous, qui sont tous forcément particuliers puisque vous êtes si particulière, à leurs yeux et dans l’absolu ?

- J’allais sévèrement vous engueuler mon cher pour votre insistance sur ce sujet et cette caricature de femme inaccessible alors que vous ne connaissez de moi que l’image médiatique qu’on vous sert, visant uniquement à nourrir des curiosités essentiellement superficielles, mais votre question est intéressante.

- Merci

- Par contre, nous n’aurons pas le temps de continuer avec d’autres questions puisque vous tenez à développer autant sur celle-ci.

- Très bien…

- Comment vous appelez-vous ?

- Raoul

- Vous dites ça parce que je vous ai parlé de l’auteur…

- Non, non, je m’appelle vraiment Raoul, je peux vous montrer ma carte d’identité si vous voulez

- Je vous crois. Raoul, c’est vrai que vous n’êtes pas tout à fait mon type mais si j’étais une petite infirmière de province vous ne seriez pas plus mon type, vous comprenez ? Je ne suis pas plus inaccessible qu’une autre, mais c’est vrai qu’on finit par se protéger un peu plus quand on est très sollicitée, et je passe peut-être à côté de regards qui brillent de ce qu’ils cachent à l’intérieur. De toute façon vous savez, je suis très fataliste, ce qui doit arriver arrive, tout est écrit, ou presque.

- Je pense exactement comme vous.

A ce moment précis, l’attachée de presse entre dans la chambre d’hôtel et lance à Simone :

- Simone, je sais que c’est très gratifiant de rencontrer celui qui a écrit votre rôle mais on a encore quatre journalistes qui attendent là !

- Pardon ??? (Elle regarde Raoul un long moment, interloquée, presque abasourdie. Il se lève, tend sa main pour prendre la sienne, elle lui tend sans dire un mot, il embrasse sa main) Vous… vous êtes ce Raoul là ? Pourquoi vous ne m’avez rien dit ?

- J’ai essayé mais vous étiez très pressée… Vous vouliez des questions, et ne pas perdre de temps, alors je vous ai posé des questions…

- Pourquoi vous m’avez posé cette question sur le regard ?

- Parce que je voulais savoir si j’avais une chance d’être aimé par une femme qui ressentait l’impression rare qu’on avait écrit pour elle ou si mon physique ordinaire pouvait vous empêcher de prendre le temps de voir la couleur de mes yeux.

(Elle s’approche des yeux de Raoul et les regarde fixement

- Ils sont magnifiques vos yeux…

- C’est un peu tard Madame, et presque trop facile après la chute du masque du journaliste curieux des frissons de la diva…

- Vous me prenez pour une diva ?

- Non, vraiment pas, je plaisantais. Simone, j’ai écrit ce rôle en pensant à vous, vous pourrez trouver des défauts chez moi, mais aucun qui dit du mal de vous.

- Je ne vais pas vous faire le coup de l’encre de vos yeux mais maintenant que je sais qui vous êtes, je vois la couleur de vos mots dans votre regard, et c’est très troublant. Aussi troublant que séduisant.

- Vous n’auriez pas pu la voir avant de savoir qui j’étais ?

- Je ne sais pas… Peut-être. Peut-être pas. Qui sait… ?

- Je vous laisse… Quelques questions sans intérêt vous attendent (Il sourit) Vous savez, il faut toujours prendre le temps d’observer ce qui danse dans le regard des autres, pas le regard qui insiste, mais celui qu’on cache, celui qu’on empêche de briller de peur de voir son éclat ne pas trouver de réponse, celui qui dit beaucoup de l’âme et des frissons.

- Raoul, qu’est-ce qui vous fait croire que je suis une femme aussi particulière ? Qu’est-ce qui vous fait croire que je pourrais être la femme de votre vie ? Que vous seriez l’homme de la mienne ?

- Parce que c’est écrit. Je suis comme vous Simone, je pense exactement comme vous, je vous l’ai dit tout à l’heure, je crois que tout est écrit. Mais concernant votre beauté, votre élégance, votre sensualité idéale, votre féminité absolue, concernant le fait que vous êtes la femme de ma vie et moi l’homme de la vôtre, j’en suis sûr, parce que là, c’est moi qui l’ai écrit.


Il se lève après un sourire tendre, Simone est séduite, le regard dans le vague, encore fixé sur la chaise désormais vide en face d’elle. Un journaliste vient s’asseoir sur cette chaise.


- Bonjour Madame... c’est un honneur pour moi d’être ici, quel est votre meilleur souvenir pendant ce festival ?

Simone, encore complètement sur une autre planète :

- Je viens de faire la plus belle interview de ma vie et elle ne sera jamais publiée…

- C’est votre plus beau souvenir ?

- Pardon ? Vous êtes ? Vous dites ? Excusez-moi je dois vraiment vous laisser là, je dois justement le rattraper...

Simone se lève

- Rattraper qui ?

- ...mon plus beau souvenir !!!

- Mais enfin Simone, on vient à peine de commencer !!! Et quel est ce souvenir ? De quoi on parle là ???

Simone met son manteau, ouvre la porte, passe devant son attachée de presse et les autres journalistes qui attendent et lance vers l’homme désormais seul dans la pièce :

- Du jour où j’ai rencontré l’homme de ma vie !!!





Franck Pelé – textes déposés SACD – Mai 2015

mardi 5 mai 2015

Le balcon



Raoul vivait dans cet appartement parisien depuis l'été précédent. En ces premiers jours de saison douce, il attendait l'éclosion d'une fleur particulière. Elle ne pousse pas cette fleur, elle surgit, elle vit, elle respire, elle parfume quiconque est témoin de sa présence. On peut la voir sur un balcon, là-bas, juste en face. Il l'avait vue pour la première fois l'année dernière, dans les derniers jours de l'été. Il regardait par la fenêtre, entre curieux et rêveur, et elle est apparue. Il avait alors ouvert sa fenêtre pour s'accouder à la balustrade et fumer une cigarette, feignant de l'avoir vue. Mais à l'instant où il avait levé les yeux pour la voir d'un peu plus près, elle était rentrée chez elle. Et les trois fois suivantes, ce fût le même scénario, à chaque fois qu'elle sortait il ouvrait la fenêtre pour fumer, et à chaque fois elle rentrait.

Aujourd'hui c'était samedi, un des premiers du mois de mai, il ne l'avait pas vue de l'hiver. Quand elle est sortie, il n'a pas ouvert sa fenêtre, il est resté debout, derrière la vitre, et il l'a regardée, emporté par un plaisir silencieux qui aurait pu être frère avec celui qu'on ressent au moment de retrouver le soleil. Il était subjugué par sa beauté, par son charisme, par elle. Elle a vu qu'il la regardait, elle n'a pas esquivé cette attention particulière, elle l'a fixé à son tour, sans bouger, sans sourire, comme pour demander la raison de cette insistance. Il a souri. Pas elle. Ou à peine, comme un réflexe poli qu'elle aurait retenu si elle avait pu. Il est allé dans son salon, a ouvert un tiroir dans le meuble près de la porte, a pris une feuille blanche et à écrit au marqueur noir "Pourquoi vous ne souriez pas ?". Il s'est approché de la fenêtre, l'a ouverte et a présenté ses mots à sa voisine d'en face. Elle a failli sourire mais est restée en maîtrise. Elle est rentrée chez elle. Il a refermé sa fenêtre, a posé sa feuille, puis a commencé à casser des œufs pour son omelette aux lardons du samedi. Il jetait un œil régulièrement en face. Puis il s'est arrêté de respirer, elle était là, sur le balcon, avec une feuille entre les mains, on pouvait lire "Pourquoi devrais-je sourire ?". Elle fait alors glisser une feuille par-dessus celle de devant qui disait "Pourquoi me regardez-vous ?" S'engage alors un dialogue écrit entre eux :

- "Je vous regarde parce que la lumière attire toujours"

- "Est-ce que vous pouvez parler plus fort ?" (toujours par voie écrite avec de grosses lettres sur une feuille blanche, plusieurs feuilles se succédant s'il le faut)

Il repart dans le salon, ajoute trois points d'exclamation, et réapparaît avec sa pancarte :

- "Je vous regarde parce que la lumière attire toujours !!!"

Elle plisse les yeux, c'est difficile de lire à cette distance, elle rentre chez elle et revient avec une paire de jumelles. Elle lit. Elle sourit. Elle rentre à nouveau, écrit sur une feuille et brandit un "merci" écrit en grosses lettres. Il plisse les yeux, faisant mine d'avoir mal lu, rentre chez lui, revient aussi avec des jumelles, il les met sur son nez et regarde attentivement le panneau qu'elle lui tend. Très attentivement. En voyant les jumelles bouger de haut en bas, elle comprend qu'il la regarde. L'angle de l'inclinaison indique clairement qu'il regarde ses jambes, ses courbes sont idéales, fondantes, il remonte sur son visage qui cette fois est complètement fermé. Elle prend une feuille, écrit nerveusement, et lui montre un "J'arrive" avec autorité. Il pose les jumelles, la regarde quitter le balcon, assez incrédule, il regarde dans la rue, attend quelques secondes, et elle apparaît, d'un pas plus que décidé. Elle s'arrête au milieu de la rue et lui crie :

- C'est où ?

- Troisième droite, au 42, la porte marron devant vous.

- Votre nom ?

- Il n'y a qu'un appartement au troisième à droite...

Elle entre dans l'immeuble. Il se dirige vers l'entrée, il entend ses pas dans l'escaliers, ses chaussures claquent chaque marche avec un élan vrament décidé. Elle frappe à la porte de Raoul. Il ouvre, avec un sourire hésitant, il ouvre la bouche pour dire bonjour, il n'a pas le temps :

- Je ne vous dérange pas là avec vos jumelles ? Vous voulez que je remonte ma jupe pour vous faire un avis précis ? Mais peut-être que vous connaissez déjà tout ce qu'elle cache depuis votre perchoir... vous m'épiez la nuit ? (elle hausse le ton) Est-ce que vous m'avez déjà observée avec vos jumelles pendant que j'étais chez moi ???

- Vous ne voulez pas entrer pour qu'on en parle ? On sera mieux... et puis il y a des voisins ici...

- Non ! Que vos voisins sachent qui vous êtes !

- Arrêtez enfin... c'est vous qui avez commencé avec les jumelles, j'ai trouvé le jeu amusant et vous m'avez fait penser que j'en avais aussi, je les ai prises pour vous faire sourire, comme pour insister sur mon étonnement à l'endroit de votre merci...

- C'est étonnant que je dise merci ???

- Un peu oui... C'était votre premier mot gentil...

- Je rentre mais deux minutes. Parce que j'ai froid.

- Je m'appelle Raoul, enchanté.

Il lui tend la main, elle l'ignore superbement en rentrant directement dans le salon. Au moment où il allait l'inviter à s'asseoir, elle a déjà pris place autour de la table. Il la rejoint, s'assoit à son tour, et au même moment elle se lève, et se dirige vers la fenêtre.

- Alors c'est ici votre poste de garde...

- Mais pas du tout... Vous ne regardez jamais dans la rue vous ?

- Si, ça m'arrive, mais je ne harcèle personne !

- Je vous harcèle maintenant ? Bon, je crois que vous n'êtes pas très objective là... Ou alors prisonnière d'une mauvaise expérience qui me fait passer pour ce que je ne suis pas...

- Ecoutez-moi bien RAOUL, les petits voyeurs comme vous ne m'intéressent pas, les concierges d'immeuble en général ils sont tout en bas, c'est pour ça que j'aime prendre de la hauteur, je vous ai trouvé sympathique au début de cet échange écrit, ça me rassurait un peu par rapport à l'idée que je me faisais de ce voisin mateur, mais quand j'ai vu que vous me dévisagiez avec vos jumelles, déculottiez serait plus juste, je peux vous dire que vous avez eu de la chance de ne pas avoir été à portée de pot !

- Ecoutez-moi bien madame qui ne daigne même pas se présenter ! Je vous regarde parce que vous êtes ce qu'il y a de plus lumineux, élégant, ravissant à des kilomètres à la ronde ! Vous éclairez tout le gris de cette rue à chaque fois que vous apparaissez ! La première fois que nos regards se sont croisés je vous ai souri, vous n'avez même pas répondu ! Et à chaque fois que j'ouvrais ma fenêtre, vous refermiez la vôtre ! C'est interdit d'être séduit par vous ? On doit tourner la tête et se réfugier dans la cave quand vous sortez prendre l'air ? Vous aimez prendre de la hauteur au point de vous croire supérieure à tout et à tout le monde ? Oui j'ai baissé mes jumelles, pas pour contenter une nature perverse mais pour regarder le tableau dans son ensemble, je n'ai pas pu m'en empêcher. Je voulais voir vos jambes, vos chaussures, comment vous les portiez, si vous aviez des bas, ce que disaient vos courbes de vous, je voulais voir votre bouche plutôt que la deviner, je voulais être sûr de la couleur de vos cheveux, presque sentir la douceur de votre peau. Ce qui est un poil plus élégant que cette intention déculottée que vous avez imposée sans discussion !

Il se lève, la prend par la main et la ramène vers la porte. Il ouvre la porte et sur sa lancée :

- ...mais je dois mettre fin à cette entrevue parce que j'ai peur que vous ne finissiez par m'accuser d'espionnage de vos traits si je devais céder à la tentation de m'y perdre plus de dix secondes. Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin, essayez de ne pas trop exprimer votre contrariété sur le bois des marches de ma défaite, vous serez bien aimable... J'aurais rêvé que vous puissiez les monter un jour, sûre de votre succès, que j'aurais confirmé d'un regard, d'une main dans vos cheveux, d'un sourire vainqueur, mais j'ai compris que vous étiez la seule à pouvoir décider de ce qui vous rend belle, à décider des heures d'ouverture au public pendant lesquelles tout regard sur votre beauté est autorisé. Je vous trouve moins belle à présent, dormez tranquille.

Il claque la porte. Il n'entend pas un bruit pendant quelques secondes, puis des pas, lents, expressifs, presque interrogatifs, dans cet escalier devenu une métaphore beaucoup plus longue à descendre que le bois dont elle se chauffait avait été facile à monter.

Elle ne s'est pas montrée de la semaine sur le balcon. Même les jours ensoleillés. Pas l'ombre d'une fleur. Pris de remords, Raoul est allé glisser une lettre dans sa boîte. Mais ne connaissant pas son nom, il l'a laissée dans la boîte de la concierge, avec sur l'enveloppe "à la jeune femme brune du troisième". Il lui a écrit ces mots :

"Chère inconnue, je dois partir pour quelques jours dans le sud de la France, je veux vous présenter mes excuses pour la façon dont j'ai exprimé ma colère, vous vous étiez tellement trompée sur moi. J'aimerais qu'à mon retour nous dînions ensemble, je pars au moins deux semaines, je vous laisse mon adresse pour que vous puissiez me répondre avant mon retour à Paris. Si vous ne me répondez pas, je resterai probablement plus longtemps. Peut-être toujours. La vue ici est magnifique et elle ne me fait aucun procès d'intention. Merci."


Tous les matins, dans son petit village varois, il ouvre sa boîte aux lettres, avec un petit pincement au cœur, et il ne trouve rien. Rien de ce qui ressemble à ce qu'il attend. Il se demande si elle a aimé sa lettre, peut-être a-t-elle été encore plus contrariée, peut-être a-t-elle été touchée ? Ce jeudi-là, au moment de prendre son courrier, il ne s'attendait vraiment pas à cette enveloppe d'un bleu particulier, le cachet était parisien, l'adresse écrite avec élégance, c'était elle. Il ouvre l'enveloppe, le cœur battant, il déplie la lettre pliée en trois. Une seule phrase. Début de déception. Il la lit : "Bonjour Raoul, je ne viendrai pas chez vous. Mais vous saurez bientôt comment je m'appelle." Déception totale. Elle avait mal pris l'ironie légère de son voisin dans sa lettre d'excuses. Il fait une boule de papier avec la lettre et la lance dans la poubelle du jardin comme on voudrait mettre un panier. Raté... Il souffle, rentre la tête un peu basse, sourit en pensant qu'il avait été une fois de plus optimiste quant à la nature des âmes qu'il aime, puis remonte dans son appartement avec une vue imprenable sur la mer et les pins, sans trop de vis-à-vis, un havre de paix. Il se prépare un café, ouvre sa fenêtre, s'accoude à la balustrade de son balcon et regarde la mer, sa tasse à la main.

Soudain, la porte-fenêtre du balcon de l'appartement d'en face, légèrement sur la gauche, s'ouvre. Une femme apparaît. Il se redresse, n'en croit pas ses yeux. C'est elle... Elle a une feuille blanche dans la main droite, elle s'avance vers le bout de sa terrasse, face à Raoul et elle brandit sa feuille sur laquelle on peut lire "Simone".

Puis elle parle, sans crier, le silence permet une écoute idéale :

- Je vous avais promis que vous sauriez comment je m'appelle... Et je vous avais dit que je ne viendrais pas chez vous... alors j'ai pris un petit chez moi. Pour le dîner, vu le temps, on peut manger sur le balcon non ?



Franck Pelé - textes déposés SACD - mai 2015

(Photo André Kertesz - Paris 12 juillet 1975)

samedi 2 mai 2015

Plus douce sera la chute




- Vous faites vraiment très très bien la planche

- Merci...

- Vous pourriez me la prêter ?

- Ah non je suis désolée... ça fait trois fois que je la prête depuis le début de l'année et à chaque fois les gens tombent...

- C'est parce qu'ils ne maîtrisent pas... Ils tombent comment ?

- Amoureux.

- Ah... là... c'est vrai que je ne garantis pas d'éviter ce genre de chute... Et vous n'avez jamais eu envie de laisser tomber ? Je veux dire de laisser quelqu'un tomber amoureux ?

- Mais à chaque fois qu'il y en a un qui tombe raide dingue, à chaque fou amoureux, ça tombe sur moi ! Je ne veux pas de ces cascadeurs qui se voient tomber plus beaux qu'ils ne sont, ces hystéros du frisson qui bouillonnent dès qu'un battement particulier dérègle leur horloge alors qu'ils ne sont jamais à l'heure ! Moi je veux un amoureux qui tombe en douceur, élégamment, légèrement, profondément, lentement mais sûrement, je veux qu'il tombe amoureux de moi, pas qu'il tombe sur moi, comme on aime par hasard... Alors là oui, je le laisserais tomber, et aucun homme n'aura jamais été aussi heureux qu'on le laisse tomber...

- Madame... Prêtez-moi votre planche s'il vous plaît. Je vous jure que je ne tomberai pas.

- Je ne sais pas comment je dois le prendre...

- Prenez-le comme vous voulez, il faut se méfier de certaines attractions, parfois on croit tomber alors qu'on se redresse. Et même en amour ce n'est pas forcément une mauvaise nouvelle. Allez savoir si ce n'est pas vous qui vous lèverez amoureuse quand je vous aurai retiré ce poids derrière lequel vous vous cachez...

- Vous me plaisez. Vous êtes ?

- Raoul

- Simone... Si je vous prête ma planche, vous m'emmèneriez faire un tour ?

- Aussi loin que vous voudrez... mais vous n'auriez pas peur qu'on tombe tous les deux ?

- Je prends le risque...




Franck Pelé - Mai 2015 - textes déposés