- Bonjour, je…
- Bonjour, allez, on y va là s’il vous plaît parce que j’ai
un déjeuner avec mon producteur dans deux heures à l’autre bout de la ville et
il me reste encore trois types comme vous à voir alors vingt minutes pas plus,
d’accord ?
- Mais je…
- Ne me dites pas que vous n’êtes pas prêt ? Vous avez
préparé vos questions n’est-ce pas ? Des questions un peu plus fines que vos
prédécesseurs j’espère parce qu’on ne peut pas dire qu’ils ont révolutionné
l’art de l’interview…
- Elles sont prêtes oui… Vous répondrez à tout ? Peut-on
jouer la carte de la transparence ?
- Tant que vous restez respectueux je n’ai peur de rien.
- Très bien, allons-y… Simone, vous parliez tout à l’heure
des trois types comme moi que vous deviez encore voir, à propos de type, quel
est votre type d’homme ? J’imagine qu’il est assez éloigné de ces types qui
vous font perdre votre temps… ?
- Mais non… attendez… bon c’est en off ce que je vais vous
dire d’accord ?
- D’accord
- Excusez-moi pour cette généralité, je ne voulais pas vous
blesser mais mettez-vous à ma place, avant vous j’ai eu trois
pseudo-journalistes, deux concierges qui ne pensaient qu’à savoir avec qui je
dormais à l’hôtel pendant le festival et un lourdingue qui cherchait mon regard
pour me sourire comme un séducteur de salle de bains. Personne ne m’a parlé de
cinéma ou de choses intéressantes alors que la vie propose quand même autre
chose que des potins superficiels non ? On peut creuser un peu ou personne n’en
est capable ?
- C’est quoi un séducteur de salle de bains ?
- Un type qui se regarde dans le miroir et qui se sourit en
pensant qu’il est irrésistible.
- Très bien, on y retourne ? J’ai très envie de creuser avec
vous et le temps presse.
- Allons-y. Merci.
- Vous êtes ici pour un rôle de femme qui semble avoir été
écrit pour vous.
- C’est ce que je me suis dit quand je l’ai lu, un rôle
comme ça, ça passe rarement plusieurs fois dans une carrière. J’ai adoré la
justesse de ce que j’ai lu, cet auteur a une sensibilité particulière, je suis
tombée amoureuse de lui au bout de vingt pages.
- Parlons d’amour, du vrai.
- Mais j’ai aimé au point de fondre ! Vraiment !
- Vous êtes de ces femmes inaccessibles, dont la beauté
empêche tout élan de la part de quelqu’un d’ordinaire, quand on vous voit, on
se dit que pour avoir la chance de sentir votre regard amoureusement ému il
faudrait être un apollon, un comédien aussi célèbre que séduisant ou un homme
riche, au moins d’un pouvoir particulier. Comment un homme qui n’a rien de tout
cela mais des diamants plein le cœur quand il vous voit pourrait séduire la
femme extraordinaire que vous êtes ?
- Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Pourquoi je serais
une femme inaccessible ?
- Pardonnez-moi mais, si je vous écrivais une lettre qui
vous touchait au cœur par exemple et que…
- Vous ?
- Oui moi…
- Parce qu’on parle de vous là ? Vous essayez de me séduire
entre les lignes ?
- Pas du tout. Reprenons le fil s’il vous plaît. Je vous
écris une lettre qui vous bouleverse, qui vous emporte, je vous donne
rendez-vous dans un restaurant, et vous tombez sur moi, sur cette banale
réalité physique qui ne reflète en rien tout ce que je suis mais peu importe,
c’est ce que vous voyez à l’instant. Je vous emporte toujours autant ?
- Et pourquoi vous ne m’emporteriez pas ?
- Vous dites ça pour me faire plaisir… mais je vois bien que
je ne vous fais aucun effet, et croyez bien que je ne cherche pas à vous en
faire, c’est pour illustrer ma question. Votre beauté, votre classe, votre
destin aussi, vous rendent inaccessible, comment pouvez-vous reconnaître un
regard particulier parmi tous ces regards sur vous, qui sont tous forcément
particuliers puisque vous êtes si particulière, à leurs yeux et dans l’absolu ?
- J’allais sévèrement vous engueuler mon cher pour votre
insistance sur ce sujet et cette caricature de femme inaccessible alors que
vous ne connaissez de moi que l’image médiatique qu’on vous sert, visant
uniquement à nourrir des curiosités essentiellement superficielles, mais votre
question est intéressante.
- Merci
- Par contre, nous n’aurons pas le temps de continuer avec
d’autres questions puisque vous tenez à développer autant sur celle-ci.
- Très bien…
- Comment vous appelez-vous ?
- Raoul
- Vous dites ça parce que je vous ai parlé de l’auteur…
- Non, non, je m’appelle vraiment Raoul, je peux vous
montrer ma carte d’identité si vous voulez
- Je vous crois. Raoul, c’est vrai que vous n’êtes pas tout
à fait mon type mais si j’étais une petite infirmière de province vous ne
seriez pas plus mon type, vous comprenez ? Je ne suis pas plus inaccessible
qu’une autre, mais c’est vrai qu’on finit par se protéger un peu plus quand on
est très sollicitée, et je passe peut-être à côté de regards qui brillent de ce
qu’ils cachent à l’intérieur. De toute façon vous savez, je suis très
fataliste, ce qui doit arriver arrive, tout est écrit, ou presque.
- Je pense exactement comme vous.
A ce moment précis, l’attachée de presse entre dans la
chambre d’hôtel et lance à Simone :
- Simone, je sais que c’est très gratifiant de rencontrer
celui qui a écrit votre rôle mais on a encore quatre journalistes qui attendent
là !
- Pardon ??? (Elle regarde Raoul un long moment,
interloquée, presque abasourdie. Il se lève, tend sa main pour prendre la
sienne, elle lui tend sans dire un mot, il embrasse sa main) Vous… vous êtes ce
Raoul là ? Pourquoi vous ne m’avez rien dit ?
- J’ai essayé mais vous étiez très pressée… Vous vouliez des
questions, et ne pas perdre de temps, alors je vous ai posé des questions…
- Pourquoi vous m’avez posé cette question sur le regard ?
- Parce que je voulais savoir si j’avais une chance d’être
aimé par une femme qui ressentait l’impression rare qu’on avait écrit pour elle
ou si mon physique ordinaire pouvait vous empêcher de prendre le temps de voir
la couleur de mes yeux.
(Elle s’approche des yeux de Raoul et les regarde
fixement)
- Ils sont magnifiques vos yeux…
- C’est un peu tard Madame, et presque trop facile après la
chute du masque du journaliste curieux des frissons de la diva…
- Vous me prenez pour une diva ?
- Non, vraiment pas, je plaisantais. Simone, j’ai écrit ce
rôle en pensant à vous, vous pourrez trouver des défauts chez moi, mais aucun
qui dit du mal de vous.
- Je ne vais pas vous faire le coup de l’encre de vos yeux mais
maintenant que je sais qui vous êtes, je vois la couleur de vos mots dans votre
regard, et c’est très troublant. Aussi troublant que séduisant.
- Vous n’auriez pas pu la voir avant de savoir qui j’étais ?
- Je ne sais pas… Peut-être. Peut-être pas. Qui sait… ?
- Je vous laisse… Quelques questions sans intérêt vous
attendent (Il sourit) Vous savez, il faut toujours prendre le temps d’observer
ce qui danse dans le regard des autres, pas le regard qui insiste, mais celui
qu’on cache, celui qu’on empêche de briller de peur de voir son éclat ne pas
trouver de réponse, celui qui dit beaucoup de l’âme et des frissons.
- Raoul, qu’est-ce qui vous fait croire que je suis une
femme aussi particulière ? Qu’est-ce qui vous fait croire que je pourrais être
la femme de votre vie ? Que vous seriez l’homme de la mienne ?
- Parce que c’est écrit. Je suis comme vous Simone, je pense
exactement comme vous, je vous l’ai dit tout à l’heure, je crois que tout est
écrit. Mais concernant votre beauté, votre élégance, votre sensualité idéale,
votre féminité absolue, concernant le fait que vous êtes la femme de ma vie et
moi l’homme de la vôtre, j’en suis sûr, parce que là, c’est moi qui l’ai écrit.
Il se lève après un sourire tendre, Simone est séduite, le
regard dans le vague, encore fixé sur la chaise désormais vide en face d’elle.
Un journaliste vient s’asseoir sur cette chaise.
- Bonjour Madame... c’est un honneur pour moi d’être ici, quel
est votre meilleur souvenir pendant ce festival ?
Simone, encore complètement sur une autre planète :
- Je viens de faire la plus belle interview de ma vie et
elle ne sera jamais publiée…
- C’est votre plus beau souvenir ?
- Pardon ? Vous êtes ? Vous dites ? Excusez-moi je dois
vraiment vous laisser là, je dois justement le rattraper...
Simone se lève
- Rattraper qui ?
- ...mon plus beau souvenir !!!
- Rattraper qui ?
- ...mon plus beau souvenir !!!
- Mais enfin Simone, on vient à peine de commencer !!! Et quel est ce souvenir ? De quoi on parle là ???
Simone met son manteau, ouvre la porte, passe devant son
attachée de presse et les autres journalistes qui attendent et lance vers
l’homme désormais seul dans la pièce :
- Du jour où j’ai rencontré l’homme de ma vie !!!
Franck Pelé – textes déposés SACD – Mai 2015
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