jeudi 27 mars 2014

Le temps long



Raoul lisait son journal comme tous les matins, sur le banc du parc juste en face de chez lui. Quand un jeune couple vint s'asseoir près de lui, il n'y prêta pas d'attention particulière. Leurs premiers mots échangés dans un ton plutôt complice éveillèrent à peine sa curiosité. C'est un moment particulier de leur conversation qui retint son attention.


- Je te promets que je me ferai pardonner... On se fera un restaurant à mon retour. D'accord ?

- C'est pas tout à fait la même chose un restaurant à ton retour. C'est la deuxième fois que tu n'es pas là pour mon anniversaire, et tu seras là pour des amis qui ne s'en souviendront pas dans dix ans. Moi je me souviendrai que tu n'étais pas là pour mes 34 ans.

- Ce ne sont pas des amis ce sont des investisseurs. Et l'essentiel est d'être là pour tes 35 ans non ? Tu ne préfères pas ?

- Non, je ne préfère pas non ! J'aimerais fêter avec toi tout ce qui doit se fêter, et toi tu préfères fêter des signatures de contrat !

- Oui et bien ces signatures de contrat que tu abordes avec dédain ce sont celles qui te permettent de t'habiller comme tu aimes !

- Je préfèrerais que tu me déshabilles comme j'aime ! Mais tu ne me regardes plus ! Je suis comme un tableau que tu as accroché avec fierté que tu ne regardes plus ! C'est à peine si tu fais la poussière de temps en temps !

- Parlons-en du tableau ! Ce serait pas mal qu'il garde ses couleurs vives le tableau ! Parce qu'elles ont tendance à passer avec le temps ! Tu es terne !

- Mais parce que c'est toi qui allonges mon temps ! C'est la seule chose que tu sais allonger avec une régularité déconcertante ! Je ne trouve pas le temps long, c'est toi qui l'inventes ! Aime-moi et nous n'aurons jamais assez d'heures pour remplir une journée de bonheur ! Aime-moi ! Tu comprends ça ?

- Mais toi aussi aime-moi ! Tu ne peux pas attendre que tout vienne à point pour satisfaire tes manques au moment exact de tes caprices ! C'est un tout ! Tu te rends compte de ton exigence ? Et comment ce sera quand on sera vieux ?

- Et bien justement ! Ce sera comme ça ! Alors puisque tu es si difficile, profite du moment où je peux te plaire ! Parce que si tu prends autant de distance avec mon enveloppe trentenaire, Dieu sait où tu seras quand ma peau sera aussi froissée qu'une boule de papier qu'on défait après des années de repli sur elle-même !

Raoul regardait en direction du couple depuis quelques minutes déjà. Il prit alors la parole :

- Pardonnez-moi jeunes gens de m'introduire dans votre conversation ainsi mais je veux absolument vous offrir quelques réponses à vos questions hurlantes...

- Je... je vous en prie... Nous avons un peu crié c'est vrai, excusez-nous...

- J'étais à votre place il n'y a pas si longtemps. Le couple que je formais avec ma femme ressemblait au vôtre. Vous savez, les lendemains sont parfois beaucoup plus proches que ce qu'il n'y paraît. Je vais prendre un exemple qui vous semblera sans doute étonnant mais il a le mérite de bien définir ce que je veux vous dire. Pensez à tout ce que vous gardez pour plus tard. Les livres qu'on achète pour les lire plus tard, les films qu'on regardera plus tard, les voyages qu'on voudrait faire un jour, cette vaisselle qu'on sort pour les moments particuliers qui n'arrivent jamais, quand ce temps-là arrive, il est souvent trop tard. Ma femme s'appelait Simone. Il est arrivé qu'on oublie de s'aimer, qu'on se lasse de s'aimer, qu'on installe la paresse sur le trône de notre quotidien et qu'on cède à son influence totalitaire. Le roi paresseux est vicieux, il vous fait toujours croire que c'est l'autre qui ne fait rien, qui prend ses distances, qui dépose les armes fleuries du combat que mérite l'amour, le couple. Vous profitez alors de ces arguments déformants pour nourrir votre propre abandon. Et vous allongez le temps, c'est vrai, vous l'allongez ensemble, vous l'étirez jusqu'à ce qu'il casse. Sa rupture vous donne un élan nouveau, dans un sens opposé, avec une vitesse grisante qui change la perception des choses. Mais juste après le mur d'arrivée, au moment de vous relever, peut-être des années plus tard, vous vous souviendrez de ces temps bénis de la jeunesse qui n'avaient besoin que de votre légèreté. Pas du poids de vos angoisses. Levez-vous tous les matins comme si c'était votre dernier jour ensemble. Vivez chaque jour comme s'il devait être l'écrin de l'héritage que vous vouliez laisser à l'autre. Aimez-vous, sur une peau lisse ou froissée, peu importe. Quand une lettre rencontre un regard qui sait la lire, elle n'a pas besoin d'enveloppe, elle ira loin. Et on la lira longtemps. Même après la fin du regard. Vous ne pouvez pas savoir comme son regard me manque...

- Merci Monsieur...



Franck Pelé - textes déposés SACD - Mars 2014

jeudi 13 mars 2014

Les diamants sont éternels




- Oui chérie...

- Raoul, je suis rentrée un peu plus tôt et je voulais te dire que j'avais envie de passer du temps avec toi...

- J'adorerais moi aussi mais je travaille là...

- Quel film ?

- Les diamants sont éternels. Et on commence à peine une scène qui devrait être assez longue.

- Joli titre... C'est quoi ce bruit d'eau ?

- Je suis dans une baignoire.

- Avec de l'eau ?

- Evidemment avec de l'eau pas avec du lait. Remarque ça aurait fait le même bruit...

- Et tu es nu ?

- Simone, quand tu prends un bain tu mets un tailleur ?

- Non mais je veux dire complètement nu ?

- Bien sûr que non, j'ai un maillot de bain.

- Que tu as acheté ?

- Non on me l'a fait.

- Qui "on" ?

- La costumière.

- Du "sur-mesure" ?

- Toujours oui. Je représente l'élégance british je ne vais pas m'habiller en Tex.

- Et pourquoi pas puisque personne ne le verra à l'image ton maillot ? Ah ! Grillé le british !

- Mais parce que même entre les prises je me dois de rester élégant ! On ne reste pas dans la peau du personnage par intermittence !

- Et avec combien de femmes tu tournes ? Enfin tu tournes... façon de parler...

- Arrête cette ironie... Ce sont des actrices, elles sont deux, Jill et Lana.

- Je penserai à toi quand je vais enfiler mon petit gilet en laine tiens...

- Simone, arrête merde !

- Bah alors James, qu'est-ce que c'est que ce langage ?

- C'est quoi cette jalousie de province ???

- Cette jalousie de province ? Et toi ? C'est quoi ce comportement de veau de ville ?

- Mais c'est toi qui fait du théâtre là !

- Non, non, veau comme un veau, V.E.A.U.   Et pourquoi elle doit durer longtemps cette scène de bain ?

- Parce qu'elle va nécessiter plusieurs prises et qu'on enchaîne avec trois scènes dans la chambre.

- Bah tiens... Et là aussi y'aura plusieurs prises évidemment... Tu me prends pour une truffe Raoul ? Moi quand j'ai envie que tu rentres dans la peau de mon personnage, c'est une seule prise, à chaque fois ! Et j'ai même pas dit moteur que t'as déjà clapé !

- Quoi j'ai déjà clapé ?

- Le clap de fin !

- Mais tu dérailles complètement ma pauvre chérie, tu me dis toi-même que tu adore tout, la mise en scène, les décors, le scénario, l'interprétation, la production ! Le montage ! Alors tu mens ?

- Tu mens quand tu joues ?

- Bah non, j'incarne.

- Et bien moi pareil, j'incarne. Donc oui, j'adore tout le film quand je joue la fille qui adore tout le film. Même les effets spéciaux. Mais là, je joue la fille qui a un peu de mal à accepter que son mec passe la journée à se taper un gilet en laine...

- Jill et Lana... Et je ne me les "tape" pas, je joue la comédie avec eux.

- ...voilà si tu veux... je joue donc la fille qui a un peu de mal à accepter que son mec passe la journée à jouer la comédie avec Jill et Lana pendant qu'elle attend chez elle bien sagement qu'il ait fini avec ses fantasmes... Tout en espérant qu'il lui restera un peu de désir pour elle après avoir tout donné à ses copines de jeu !

- Mais c'est mon métier bordel ! Je joue la comédie, je suis acteur ! (Il tape dans l'eau de colère et s'en met partout, éclaboussant toute la pièce et l'accessoiriste) Qu'est-ce qui te prend ? Tu as toujours compris qui j'étais, ce que je faisais, tu as toujours su compartimenter comme je sais le faire, c'est quoi ton problème ???

- Et ben là j'ai plus envie de compartimenter ! J'ai envie d'être toute seule dans le train ! Avec toi qui conduis ! Et qui m'emmène vers le bonheur !!! T'en as qu'un, un diamant Raoul ! Un seul ! Et il ne tient qu'à toi qu'il soit éternel ! Alors soit tu rentres tout de suite soit je débarque sur le plateau et je m'occupe de tes copines à un point que tu n'imagines pas ! Je peux te dire que ça va être très compliqué pour elles d'être raccord pour les scènes qui vont suivre ! A moins qu'on rajoute une tigresse en furie dans le scénar ! Et ta costumière, si je la croise c'est moi qui lui fais le maillot !

- Mais je ne peux pas abandonner le tournage d'un James Bond parce que tu fais un caprice !!!

- Raoul, je te préviens, si tu n'es pas là dans une heure, je te dirai non à tout ! Notre couple ce sera James Bond contre Docteur No ! Ce sera zéro zéro sexe !!!




Franck Pelé - textes déposés SACD - mars 2014