jeudi 18 janvier 2018

Sous-entendus





Jeudi c'est tartare frites dans cette petite brasserie près du Louvre. Depuis bientôt sept ans, Simone et Raoul ont ce petit rituel, toujours la même table, la petite ronde au fond à droite, près de la baie vitrée.

Raoul peut regarder les formes pulpeuses qui passent pendant les brefs moments où Simone oublie de faire semblant de ne pas le voir, et Simone peut critiquer la démarche, la coiffure ou les vêtements d'autres femmes pour justifier son regard sur la rue, alors qu'aucun homme digne de ce nom n'échappe à son faisceau spatial. Parce que c'est le genre à trouver un extra-terrestre avant tout le monde Simone.

A côté d'eux, il y a une femme, elle s'appelle Nathalie. Quadragénaire, elle a manifestement les mêmes habitudes, de table et de passe-temps. Mais elle n'a jamais personne à qui parler. Simone et Raoul parlent beaucoup au restaurant. Ils sont à l'opposé de ces couples dont nous avons tous été témoins au moins une fois. Cette scène surréaliste où deux personnes qui ont choisi d'être ensemble, probablement pour une raison qui avait attrait à une certaine complicité, n'ont pas UN SEUL mot à se dire. Tu les regardes, tellement que tu en oublierais de parler toi-même avec ton autre, et tu te dis que c'est impossible d'être aussi neutre, aussi triste, aussi silencieux, aussi muet dans une table de deux. Tu as l'impression que c'est le fruit d'un bug de site de rencontres, le pire que tu voulais en face de toi, tu l'as. Sauf que là ce sont des gens qui se sont rencontrés dans la vraie vie et mariés dans cette même vie ! Ahurissant... On imagine la scène :


"- Si tu veux on se fait un resto ce soir...

- Ah oui bonne idée, mais... y'a pas Danse avec les stars ce soir ?

- Tu me dis qu'on sort jamais et quand je te propose tu prends ça comme une obligation d'aller à une réunion de parents d'élève !

- Oh mais pas du tout arrête... Portables éteints hein ?

- Bah oui... Enfin vibreur en cas d'urgence mais interdiction de jouer à Candy Crush ou autre entre deux plats..."


Et le soir venu, après avoir rapidement devisé sur la déco du restaurant, dit à l'autre qu'il avait une petite mine et jeté au moins sept regards à 360 degrés pour étudier la faune locale et l'attitude qui dit tout du bipède, le puits de la conversation est désespérément vide, un puits sans fond dans lequel résonne le plus grand désintérêt pour l'autre. Chacun regarde ailleurs, et de se demander alors quel plaisir ils prennent à être ensemble, ici et ailleurs...

Lui il regarde le cul de la serveuse et elle, elle cherche les gens connus, elle adore faire ça quand elle va à Paris. Elle ne pense qu'à ça. D'ailleurs si c'était une star en face d'elle, à sa table, à la place de son mec, elle aurait probablement de la conversation. Elle, c'est "pense avec les stars". Lui, on a dû mal à l'imaginer dire quelque chose d'intéressant, c'est pas très sympa de caricaturer oui on le sait, mais on le place quelque part entre Trump et Ribéry. Compliqué pour philosopher.

Ce jour-là il n'y a pas ce genre de couple autour de Simone et Raoul. Exceptionnellement, ils sont même un peu silencieux, ils regardent attentivement leur menu. Surprise, à côté d'eux la quadragénaire habituée n'est pas seule. Elle est accompagnée d'une amie qui lui raconte sa dernière rencontre, son nouveau boulot et son épilation maillot. Elles parlent doucement mais on entend tout. Pourtant parfois elles chuchotent presque. Comme cette fois où l'une dit à l'autre "franchement au prix de l'épilation maintenant, je laisse un peu pousser, ça me rappelle les années 70, tu savais que ça revenait à la mode ? Et puis quand tu te balades à la plage l'été et que tu veux mettre tes clés dans ton maillot ça tient mieux, t'as remarqué ? Bon moi je vais prendre une salade composée, une frisée aux lardons tiens c'est bien..."

Simone les regarde, puis cherche le regard de Raoul comme pour prendre la température de son propre étonnement en espérant ne pas être seule à avoir des hallucinations concernant ce qu'elle entend et surtout, concernant la précision avec laquelle on entend. C'est alors plus fort qu'elle et elle interpelle sa voisine :

"- Excusez-moi de vous interrompre en plein panier garni mais je voulais juste vous dire qu'on entend tout... Du coup j'ai un peu l'impression d'avoir vos lardons dans mon assiette et vous comprendrez que ça me coupe un poil l'appétit, pardon... "un peu" l'appétit voulais-je dire...

- Pardon mais nous parlons vraiment doucement...

- Oui et c'est bien ce qui m'inquiète... Vous voulez donc dire que vous, chère amie qui déjeunez à côté de nous chaque jeudi depuis des années, vous entendez tout ce dont nous parlons avec mon mari ?

- Oui... effectivement on entend tout...

- Vous entendez toutes les semaines les détails les plus intimes de notre vie et vous ne dites rien ???

- Bah non qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ?

- Mais je ne sais pas ! Que vous entendez tout par exemple !

- Mais tout le monde entend tout partout au restaurant, ce n'est pas inhérent à cette seule table enfin ! Ce n'est pas parce qu'il y a un espace de vingt centimètres entre deux tables de brasserie que la voix s'arrête là où commence la liberté de l'autre ! Vous n'avez qu'à attendre d'être dans un endroit intime si vous voulez parlez de la sensibilité de vos seins, de la couleur de votre string ou de la dextérité de Monsieur à l'heure de vous faire grimper au rideau !

- Mais vous savez très bien que ne pas dire c'est participer à une forme de voyeurisme ! Vous écoutez en douce !

- Je vous interdis !

- Et tu sais quoi d'autres sur ma vie ??! Tu écoutes tous nos secrets depuis des années et tu es là comme un petit rat silencieux qui n'entend rien et ne voit rien, et un jour je vais peut-être retrouver dans un livre que Raoul a des problèmes de prostate, qu'il ronfle après l'amour et qu'il adore quand je le...

- Simone !!! Stop maintenant ça suffit !

- Mais elle sait tout Raoul ! De quoi tu t'offusques là ?

- Elle entend mais elle n'écoute pas, ce n'est pas parce q'u'on entend tout qu'on prête attention à tout !

- Mais elle est toute seule tous les jours à quoi tu veux qu'elle prête attention ? Entre la conversation de la salière et la nôtre à mon avis elle a choisi son camp !

- Oui je vous entends toutes les semaines ! Et oui je retiens tout ! Parce que c'est très intéressant ! Parce que votre couple me fait rêver ! Vous étiez presque devenus mes héros de la vraie vie ! Oui je sais tout de toi Simone puisque tu me tutoies allons-y ! Je sais que tu passes deux heures à te coiffer, que tu as un sextoy caché derrière la pile de Psychologie Magazine, que tu cries très fort quand tu es en haut des rideaux, que tu conduis comme une furieuse et que tu as insulté ton patron plusieurs fois. Mais je sais aussi que tu as le coeur honnête et généreux, que tu as toujours été là pour ta mère, que tes amis t'adorent et que tes idées de cadeaux ou de dîner sont toujours formidables ! Je rêvais d'être toi ! Jusqu'à maintenant ! Parce que moi je n'ai rien à raconter, je m'emmerde ! Je suis plutôt pauvre, pas très belle et on ne regarde pas mon cul pour ce qu'il provoque d'excitation mais pour ce qu'il évoque de compassion ! En revanche jamais je ne vais agresser les gens parce qu'ils parlent à côté de moi, même s'ils parlent trop fort ce qui n'est pas notre cas ! Alors maintenant on va finir notre déjeuner et on ne viendra plus jamais dans ce restaurant pour que vous puissiez raconter votre vie en pensant que personne ne vous entend !!!

- Excusez-la Madame... Elle est très sensible et généreuse Simone vous savez... Elle était juste gênée de savoir que vous saviez autant de choses sur nous...

- Mais je le sais parce que vous en parlez dans un endroit public à vingt centimètres d'une table voisine ! Et vous Raoul je sais que vous ne digérez pas très bien les fibres, que vous avez des doigts à rendre jaloux ceux de Warren Beatty, que vous avez grossi, que vous aimez chanter Eddy Mitchell dans la voiture et que Simone a de la lingerie rouge.

- (la femme en face Nathalie :) Et moi je sais aussi que vous avez embrassé la soeur de Simone le jour de votre mariage !

- Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? T'as embrassé ma soeur le jour de notre mariage ?

- Mais pas du tout enfin elle raconte n'importe quoi ! Mais comment pouvez-vous sortir un tel mensonge ? Vous vous rendez compte des conséquences ? D'où vous sortez ça ? C'est la première fois que je vous vois dans ce restaurant !

- Vous l'avez raconté à votre ami Pierre à cette même table un jeudi de juin. C'est la deuxième fois que je viens ici. Je viens de m'en souvenir en vous voyant.

- Bon... Raoul te lèves on va chez Paulette.

- Mais chérie...

- On va chez cette putain de Paulette !!! (elle hurle)


Raoul et Simone quittent le restaurant, à travers la baie vitrée on voit Simone prendre le volant et partir comme une furie, Raoul à ses côtés. Les deux amies à table poursuivent :


"- Tu l'as vraiment entendu dire ça ?

- Oui...

- Le pauvre... Il va déguster là... Je la connais la Simone...

- Dis-moi Nathalie... Il te plaît ce Raoul n'est-ce pas ?

- C'est un amour cet homme. Mais c'est elle qui me bouleverse... J'habitais en face d'elle, je la regardais tous les jours... Je suis venue volontairement ici, chaque jeudi, à cette table, pour avoir un peu de sa vie, entendre un peu de ses jours, de ses nuits aussi... Je m'étais jurée de ne jamais m'adresser à elle mais là c'était trop. Tu veux du pain Marion ?

- Attends Nathalie tu m'invites à déjeuner après des semaines de correspondance et tu m'annonces que tu aimes une autre femme ?

- Mais je n'ai jamais pensé à autre chose qu'à correspondre avec toi ! Je trouvais ça très stimulant intellectuellement, c'est Simone avec son histoire de frisée qui t'a mis le doute !

- C'est des salades tout ça, tu y pensais forcément aussi avec moi puisque tu es comme moi, et tu me plantes pour une voisine de table que tu espionnes depuis des mois !

- Mais non je ne te plante pas ! Je n'ai jamais eu l'intention de planter quoique ce soit avec toi ! ...mais c'est vrai que si je devais choisir une femme à aimer, ce serait Simone, sans adversaire possible.


Après avoir balancé sa frisée aux lardons sur les genoux de Nathalie, Marion sort du restaurant, marche d'un pas rapide jusque dans le hall d'un hôtel de luxe, là elle demande à passer un coup de téléphone à partir d'une de ces cabines à l'ancienne, prévues à cet effet.


" - Simone ? C'est Marion. Bon tu peux te détendre ce n'est pas de Raoul qu'elle est amoureuse ta célibataire du jeudi, c'est de toi...

- Tu plaisantes...

- Ah non non je te promets, elle est comme une dingue, elle a même précisé qu'aucune femme ne pourrait la séduire plus que toi.

- Alors là, grosse grosse claque... Et moi qui ai monté ça pour la faire disjoncter...

- Bon c'est la dernière fois que je fais ça pour toi hein... C'est compliqué d'être ton amie parfois Simone tu sais... Il a fallu que je devienne copine avec cette nana, ça m'a pris des semaines à travailler sa confiance, et je suis passée à deux doigts de me faire sauter dessus et de me retrouver avec ses clés dans mon maillot de bain ! La prochaine fois tu me préviens quand je dois draguer une femme qui a vu vingt fois Gazon Maudit !

- J'étais sûre qu'elle était là pour Raoul, toujours à cette table...

- Et Raoul comment tu as géré ?

- Je lui ai dit dans la voiture que je le savais incapable d'une chose pareille, tout comme Paulette. La pauvre... même avec le mec de ses rêves à ses pieds elle ne tromperait pas Pierre...

- Tu ne m'avais pas dit qu'il était hyper sérieux lui aussi ?

- Oui c'est vrai... Enfin il m'a quand même embrassée le jour de mon mariage...

- Simone !!!

- Quoi ?

- C'est vrai ?

- Marion... il ne faut pas croire tout ce qu'on entend... ;-)





Franck Pelé - janvier 2018