dimanche 13 avril 2014

Le silence du vide



- Qu'est-ce que tu fais là Raoul ?

- Je contemple ma vie... Je m'installe en son cœur... Et je me pose des questions...

- Comme quoi par exemple ?

- Je me demande si c'est moi qui ai fait partir tous ces gens qui aimaient venir me voir, si ils se sont lassés, si ils ont arrêté de m'aimer comme tellement l'ont fait. Ont-ils seulement commencé...

- Arrête... Tu sais bien que...

- Je ne sais qu'une chose. La faculté qu'ont les gens de croire eux-mêmes en ce qu'ils veulent faire croire, cette auto persuasion qui les protège de toute remise en question et qui arrange leur confort égocentré. Je sais à quel point ceux qui savent lâcher prise sont rares, ces âmes qui te suivent sur ton chemin, ou jamais loin, sans vouloir t'en détourner ou t'expliquer que le leur est meilleur... Je sais aussi, et surtout, la faiblesse du don chez ceux qui reprochent.

- Tu as raison. J'ai payé aussi pour voir. J'ai compris que les conseilleurs, non contents de ne pas être les payeurs, ne sont même pas des conseilleurs.

- Clair.

- Tu n'as fait partir personne Raoul. Les gens ont juste vieilli, ne sont pas restés ou ont oublié...

- Oublié ? Mais pourquoi ? Comment ? Comment peut-on oublier qu'on a aimé ? Comment peut-on arriver à exprimer la rareté d'une flamme qui a vécu et à ne plus en avoir le moindre souvenir ?

- Parce qu'on a mal aimé.

- Mais pourquoi aime-t-on mal bordel ???

- Tu n'as jamais mal aimé toi ?

- Si, j'ai même probablement commencé par moi. Et d'autres l'ont fait avant moi.

- C'est à dire ?

- Comment peux-tu expliquer que ceux qui t'ont fait te connaissent aussi mal ?

- Tu parles de tes parents ?

- Je parle de tous ceux qui te font. Parents, amis, amants.

- Tu connais ma vie sur ce point Raoul, tu sais à quel point ma mère n'a jamais su voir le bon en moi, ni même le beau. Elle avait tellement de distance... Comme celle qui existe entre un juge et un coupable. J'ai toujours l'impression d'être coupable avec ma mère. Je ne pouvais pas être fille, je pouvais difficilement être mère, je ne serais que la projection de sa propre rancœur à l'endroit de tout ce qui la contrarie, du temps qui passe, de ses modèles dont je suis irrémédiablement lointaine. Moi c'est ma mère qui vidait la salle de ma vie, sans arrêt, si une seule personne venait s'asseoir, séduite, elle trouvait immédiatement une dizaine d'arguments pour lui prouver mon imperfection, sans même s'en rendre compte. Et elle me parlait de paranoïa, la mienne évidemment, me reprochait cent défauts tout en caressant dans le sens du poil les mille de son nouveau mari.

- Et ton père ?

- Il n'était pas mieux. Mais au moins il écoutait. Il parlait. Ma mère n'a jamais su écouter sans penser qu'on lui chiffonnait ses qualités et son sacro-saint bien-être, sa susceptibilité et son amour-propre étaient tels que le moindre mot contraire à ce qui l'arrangeait déclenchait sa fuite.

- C'est fou... Je ne connaissais pas toute cette histoire... Ce côté de toi... Viens t'asseoir.

- Dans ta vie ou pour contempler ce qu'il en reste ?

- Viens me dire ce qu'il reste quand tu la regardes d'ici.

- Je n'ai pas besoin de m'asseoir pour savoir que s'il y avait un million de personnes autour de toi, là, tout de suite, je ne verrais que toi. Tu me feras souffrir, sans doute, mais personne ne me fera sentir aussi bien, aussi précisément ce qu'est l'amour comme je l'entends.

- J'ai toujours pensé qu'aucune âme jumelle aussi sensible à cette idée de précision ne pouvait exister...

- Toutes ces chaises comme autant d'angles possibles pour apprécier ta vie sous un angle différent...

- Et toujours, quelle que soit la scène, où que soit son trône, la reine qui me fait roi.

- Le vide te fait-il moins peur ?

- Depuis qu'il est plein de toi, j'adore le silence. Il ne m'agresse plus. Il m'enveloppe. Il me protège.

- Je t'aimais avant même de te rencontrer. C'est la raison pour laquelle tu aurais pu passer ta vie à attendre dans des salles vides. C'est la raison pour laquelle tu étais là sans trop savoir pourquoi. A ruminer tes peurs. Tu m'attendais.

- Comment peux-tu en être si sûre ?

- Je l'ai su en te voyant. On reconnaît toujours quelqu'un qui vous attend.





 Franck Pelé - textes déposés - avril 2014