lundi 30 décembre 2013

Les draps froissés




« Onze heures plus tôt, les draps étaient parfaitement bordés, lissés, vierges du moindre choix coupable, de la plus petite défaite de la raison. Onze heures plus tôt, je crevais d'envie de cet homme promis à une autre ...mais il était hors de question de m'offrir à lui. Ce n'était donc ni ma conscience, ni mon éducation qui avaient changé les draps la veille, comme ça, au cas où, comme une capitulation programmée devant un destin évident. Quand la sonnette a résonné dans l’entrée, c’est comme si on avait appuyé sur un bouton qui avait électrisé tous mes sens. Il est arrivé le regard franc et brillant, son sourire semblait un peu plus retenu, comme s'il était son propre juge. Il s'attendait au tournant. Il ne pouvait refuser d'aimer cette femme faite pour lui comme lui pour elle, mais si il cédait, il allait se tomber dessus pour un bout de temps, se détestant bec et ongles. »


Elle l'accueille avec une douceur magnifique. Elle lui demande ce qu'il veut boire, il ne sait pas, il n’a déjà plus soif tellement il a bu ses premiers mots. Il regarde discrètement ses courbes, il en est déjà fou, depuis le premier jour. Elle s’est habillée pour qu’il les regarde, pour qu’il les désire, mais leurs intentions doivent rester secrètes, c’est la règle, c’est ce qui sépare l’élégance de la vulgarité. Quand la complicité sera définitive, officialisée par des gestes adoubés par l’autre, quand la confiance sera totale, les extrêmes s’épouseront, la discrétion comme l’excès, la retenue comme l’interdit. La vulgarité sera d’une élégance folle. Le charme sera nu, fiévreux, retombant comme une vapeur d’Ô sur les délices de ce qu’il cache.


« Il pensait à l’autre, il ne pensait probablement qu’à elle autant qu’il pensait à moi. Je ne pensais aussi qu’à cette femme qui nous faisait coupables. Pourtant, quand il rentrera, quand il retrouvera sa vie près d’elle, c’est à moi qu’il pensera, dans le confort de sa raison. C’est avec moi qu’il sera tous les jours au jardin pendant que sa routine patinera les murs de son appartement. Il continuera d’aimer sans faille le plus beau choix de son cœur, sans comprendre que c’était le plus beau choix au moment où il l’a fait, sans comprendre que toutes les failles qui se creusaient depuis, toutes ces failles qu’il colmatait avec ses envies de moi, étaient les fruits du temps qui passe, comme des envies qui vieillissent parfois plus vite que ceux qui les ressentent. Ces failles étaient l’expression d’un vide grandissant, profond à donner le vertige, et moi j’étais son plein. Comme il était le mien. J’étais aussi la promesse faite à un autre. Validée. Définitive. Noble comme un serment. J’avais construit et pour un regard étranger, j’allais détruire. Pourquoi céder devant un regard étranger… Dans le mien, j’allais peindre mon chef d’œuvre, dessiner mon autre en repassant sur chacun de ses traits. Et il faudrait que je m’en prive parce que la vie m’a mise au bord de son chemin plus tard que d’autres ? Cette injustice est aussi cruelle que les lois qui la protègent. »




Il n’avait jamais autant nourri son émotion amoureuse qu’en regardant cette femme. Il la regardait sourire, parler, bouger, vivre et son éternité était palpable. Il était prêt à renoncer à chaque fois qu’une once de culpabilité venait alourdir ses ailes. Puis il prenait conscience du chemin parcouru, de celui qui l’avait mené jusqu’ici, à cet instant précis. Il savait qu’il ne blessait personne, il avait toujours protégé les siens. Il était en train d’aimer, il s’offrait le sentiment le plus entier, le plus profond, le plus grisant, parce qu’il ne pouvait se résoudre à l’ignorer, comme il n’ignorait pas que certains passent une vie entière à chercher cet or dans les yeux. Quand il l’a accompagnée dans la cuisine trop étroite pour que deux corps ne se frôlent pas, il ne savait pas encore ce qu’elle avait prévu au dessert. C’est au moment où elle s’est retournée, le regard profondément ancré dans le sien, qu’elle a posé délicatement ses lèvres sur les siennes. Le dessert était absolument divin. D’une douceur inouïe, exhalant les parfums les plus enivrants. Plus il l’embrassait, plus il découvrait les secrets de tous les jardins du monde.



« Il m’embrassait comme je ne pensais plus que ce soit possible. Embrasser un homme c’est épouser ses lèvres, sa vie, pendant qu’un ange quelque part arrête le temps pour vous. Ou était-ce le diable ? Ce qui m’attendait après la fin des temps, ou au moins la fin du mien, ne m’intéressait absolument pas si je pouvais être au paradis le temps de sa bouche. Je me souviens de l’incroyable sensation de sa main sur mon sein. Je suis une femme assez sensible et j’ai connu quelques hommes dans ma vie mais quand sa main est entrée dans mon décolleté pour en caresser l’intérieur, j’avais l’impression d’être un diamant dans la main de celui qui l’avait taillé. J’étais à lui, comment pouvait-il en être autrement ? »


Onze heures plus tard, les draps respiraient encore. Chacun des plis était une ligne écrite par un couple magnifique. Ils racontaient un baiser, un désir, un élan, une alchimie, ils chuchotaient ses cheveux, son ventre, ses cuisses, ils murmuraient son dos, ses fesses, sa peau. Ils gardaient les empreintes d’une nuit extatique et douce, délicate et magique, pleine d’attentions, de patience et d’abandons jusqu’à l’ivresse. Quand elle a mis les draps dans la machine, elle hésitait entre la honte et le bonheur. Elle était là, assise devant le tambour qui tournait. Et plus il tournait, plus il effaçait les traces d’une histoire qui ne ferait aucun pli. Et plus il les effaçait, plus les empreintes de ce moment extraordinaire se gravaient au plus profond de sa mémoire, de son corps, de son cœur. 




 En embrassant son mari qui rentrait de son travail le soir venu, en voyant ses enfants qui jouaient sereinement dans ce cadre qu’elle avait mis tant de temps à rendre agréable, Simone a su qu’elle n’avait pas honte. Elle avait vécu. Un de ces moments qui restent au crépuscule d’une vie, bien après les larmes, les trahisons, les déceptions, les regrets ou les remords. De l’autre côté du fleuve qui coupe la ville en deux, Raoul avait un peu plus de mal à ne pas s’en vouloir devant l’amour magnifiquement pur de son épouse. Quelques jours plus tard, après quelques nuits trop froides, orphelines d’une flamme à laquelle on ne peut renoncer si elle vous donne toutes les énergies du monde, il s’endormit en serrant le drap dans son poing, la tête pleine de la vie qu’il ne vivrait pas. Le lendemain, en fin d’après-midi, sa femme allait changer les draps, et personne ne sut jamais pourquoi.


 Franck Pelé - textes déposés à la SACD - Décembre 2013

vendredi 27 décembre 2013

Simone connaît la musique




C'est un de ces matins dont la lumière solaire invite immédiatement à la bonne humeur. Simone s'étire les bras en l'air devant la fenêtre, le ciel est bleu azur, la cuisine sent bon le pain grillé, Raoul a dû se lever depuis quelques heures déjà. Si on n'était pas un 24 décembre, on jurerait une atmosphère estivale. Puis elle s'avance vers sa collection de 33 tours, elle choisit les Beach Boys et écoute "Surfer Girl", elle adore les Beach Boys. Elle prépare les titres d'après, dans l'ordre, Françoise Hardy, les Beatles, Bill Withers et Roberta Flack. Entre deux albums, elle a l'idée d'appeler sa sœur pour savoir si elle a fini ses courses de Noël. Elle décroche le vieux téléphone marron du salon et entend alors une conversation. C'était Raoul, il téléphonait du bureau et n'avait pas prêté attention au léger écho qu'on entend lorsque deux téléphones d'une même ligne sont décrochés en même temps. Elle allait s'excuser quand elle entendit un dialogue surréaliste :


- Vous êtes prête ?

- Oui, je ne suis pas très à l'aise, c'est la première fois que je fais ça, mais je suis prête...

- Maintenant vous enfoncez doucement vos doigts...

- Jusqu'au fond ?

- Le plus loin possible.

- Vous êtes sûr que ce sera bon ?

- Certain. Commencez avec deux doigts si vous avez peur de ne pas y arriver.

- C'est étrange cette sensation...


Simone porta sa main à sa bouche, le regard saisi par l'effroi, elle venait de reconnaître la voix de sa mère... Raoul la trompait avec sa propre mère ! Elle ne put s'empêcher d'intervenir :

- Dis donc Raoul, quand tu auras fini de faire l'éducation de ma mère, tu viendras en bas, j'ai deux mots à te dire... Quant à toi maman, avec tes jolis principes et des attitudes outrées au premier décolleté de l'année, tu me dégoûtes...

- Mais ce n'est pas ce que tu crois ma chérie, c'est Raoul qui...

- ...qui quoi ? C'est Raoul qui t'a forcée ? Je te surprends les doigts dans le pot de confiture et tu vas dire que c'est Raoul qui te tient la main par téléphone ??? Je savais qu'il aimait la confiture maison et artisanale mais pas à ce point !!!

- Non mais ça va pas non ? Tu sais ce qu'il te dit le pot de confiture ??? Puisque c'est comme ça vous le ferez sans moi le repas de Noël !

- Ah ça je te le confirme oui ! Tu crois que je vais manger sereinement à côté d'un pervers qui téléguide les doigts d'une vicieuse prête à tout pour retrouver sa jeunesse ? Une vicieuse qui se trouve être ma mère ??? Tu es jalouse de mon bonheur c'est ça ? Respecte ton âge maman ! Et si tu as une libido sur le retour, tu fais comme les copines, tu t'achètes des jouets sur ton catalogue des Trois Suisses mais tu n'appelles pas mon mari pour qu'il t'apprenne à faire tes gammes !

- J'appelais Raoul pour ses conseils culinaires espèce de cruche ! Je voulais te faire la surprise et t'amener une dinde aux marrons faite maison ! Il était juste en train de me dire comment fourrer la dinde ! Il s'est isolé pour ne pas que tu entendes sinon ce n'était plus une surprise !

- Et tu crois que je vais avaler un truc pareil ???

- Et pourquoi pas ? Je l'ai parfaitement fourrée sur les conseils de ton mari, et maintenant je voudrais savoir comment la recoudre alors si tu pouvais nous laisser finir, que je puisse au moins profiter de cette dinde si ma fille parano n'en veut pas, ce serait très aimable !

- Je pensais que tu avais cicatrisé depuis longtemps moi ! Comme quoi, on se trompe sur les gens !

- Simone, raccroche immédiatement !


Simone raccrocha dans un geste de rage qui brisa net le combiné en deux, elle prit son manteau, sauta sur son vélo et pédala comme une forcenée jusqu'au bout de la rue. A droite, puis deuxième à droite, sa mère habitait là, au numéro 39 de la rue du Général Leclerc. Elle ouvrit la porte sans frapper, et se rua vers la cuisine. Là, elle vit sa mère sangloter le front sur la table et la main encore complètement enfoncée dans la dinde, et comprit sa terrible erreur d'interprétation. Elle caressa les cheveux de sa mère :

- Je suis désolée maman... excuse-moi... mais c'était tellement...

- Je sais... ce n'est pas pour ça que je pleure, ça me grattait l'œil et quand j'ai voulu me gratter, j'ai oublié que j'avais la dinde au bout du bras, je me suis défoncé le visage avec la bête... Regarde...


C'est au moment où Odette a relevé la tête, dégoulinante des marrons de la dinde et l'œil un peu noir, autant à cause du beurre du même nom que du regard qu'elle lançait à sa fille qui avait osé croire à l'indicible que Simone serra les dents pour ne pas laisser sortir cette immense énergie qu'elle sentait monter. Ses mâchoires se crispaient, elle voyait dans les yeux de sa mère le même tsunami arriver. Elles se regardèrent comme ça quelques secondes qui semblaient une éternité... et elles explosèrent de rire jusqu'à pleurer toutes les larmes de leurs corps, y compris celles qui avaient encore le sel des minutes précédentes...

Le repas de Noël qui suivit le soir venu fût un des plus drôles de tous, même si Raoul l'avait un peu mauvaise après la réaction de sa femme. Ce n'est qu'une fois au lit que Simone trouva les moyens de séduire à nouveau son mari en surfant sur les métaphores culinaires qui avaient failli leur gâcher le réveillon...



Franck Pelé - textes déposés SACD - décembre 2013

lundi 16 décembre 2013

Une belle rencontre c'est aimer deux fois




- Je veux te remercier Raoul.

- Me remercier ?

- Oui, te remercier de m'avoir offert mon plus beau visage, d'être celui pour qui j'ai le cœur plein.

- Tu as toujours eu ce visage, je ne suis que l'homme le plus chanceux du monde, celui qui voit s'endormir ce charme tous les soirs, qui reçoit le cadeau de ta beauté tous les matins. Quiconque se réveillerait une seule fois près de toi aurait réussi sa vie. Imagine la magie de mon destin, une vie près de ta peau qui dort...

- Si les rencontres faites dans une vie disent quelque chose de nous au moment d'une de ces rencontres, le recul permet de savoir celles que nous méritions et celles que nous ne méritions pas. Si nous sommes bons, un visage inoubliable est offert, soyons seulement beaux et les feux d'artifice brûleront notre horizon.

- Les plus belles rencontres arrivent au moment de nos vérités les plus bouleversantes. De celles qui font mûrir, grandir, comprendre. Je me souviens de toutes les rencontres qui m'ont fait devenir meilleur, de toutes les rencontres qui m'ont été offertes pour que je donne le meilleur, et pour vivre le plaisir unique d'être élu par la grâce d'un idéal. Je n'ai pas oublié les rencontres qui m'ont fait souffrir, ni celles que j'ai gâchées, elles ont donné naissance à de magnifiques morceaux de vie, des fruits savoureux qui ont poussé sur des terres aux cicatrices profondes dans lesquelles on jurait que plus rien ne pousserait.

- Chaque rencontre de ma vie était une heure précise, un rendez-vous pris ou manqué. Pour quelques minutes ou quelques années, trop tôt ou trop tard, j'ai bouleversé le décor, ou j'ai gardé l'ancien, celui qui faisait bien pour l'époque.

- Si les rencontres faites dans une vie disent quelque chose de nous au moment de l'une d'elles, je me souviens avoir été timide, trop jeune, trahi, sans voix, sans mots, sans faim, généreux, tendre, gourmand, envié, envieux, jaloux, peureux. Je me souviens surtout avoir été formidablement heureux, incroyablement chanceux, éperdument amoureux. Et quand ces sentiments me caressent, je ne me souviens que d'une seule femme. Tu es ma seule empreinte Simone.

- C'est exactement la raison pour laquelle je suis ici. Si on a les miroirs qu'on mérite, je veux remercier celui qui a eu les yeux assez brillants pour refléter mon sourire, celui qui m'a renvoyé une image imparfaite pour que je la corrige, celui qui m'a donné tout son amour sans réfléchir. Celui-là m'a fait fléchir. A genoux devant l'amour, je regardais ses yeux, tes yeux. Ils absorbaient tous mes artifices et renvoyaient l'être le plus entier que je n'avais jamais été. Je voulais charmer un homme de plus, j'étais hypnotisée par l'homme de ma vie. Telle éprise qui croyait prendre...

- Mes yeux étaient pour toi parce qu'ils ont reconnu ton âme, ta force, ton sourire dans les tiens. Et plus encore, cette formidable capacité à me lire. Une magie exceptionnelle, unique, comme si j'avais été créé par toi et que je te retrouvais, plusieurs vies après. Une belle rencontre c'est quelqu'un qui sait vous lire. Comme personne. Tu es la plus belle rencontre de toutes mes vies. Ta beauté n'a laissé que des miettes à toutes les autres.

- Je ne suis belle que depuis toi. Une belle rencontre c'est aimer deux fois. L'autre pour la première fois, et soi-même quand on n'y croyait plus.




Franck Pelé - textes déposés à la SACD - Décembre 2013

dimanche 15 décembre 2013

Rage dedans



Simone et Raoul étaient en vacances chez des amis communs depuis une dizaine de jours. Ils ne s'étaient jamais croisés avant ce séjour réunissant une dizaine de très bons amis. La veille, ils avaient refait le monde jusque tard dans la soirée. Les constats étaient durs, sombres, mais la conversation avait fini dans les rires chaleureux et les regards complices.

Il est un peu plus de trois heures du matin quand Raoul descend dans la cuisine. Au moment de se servir un verre d'eau, il aperçoit Simone, debout près de la fenêtre du salon.


- Qu'est-ce que tu fais debout à cette heure-là Simone ?

- Je n'arrive pas à dormir...

- Tu es malade ?

- De ce monde oui... J'ai tellement de stress qui s'accumule que je suis pleine de rage.

- Alors toi aussi...

- Quoi moi aussi ?

- Je me suis levé parce que j'ai la même rage. Quand je pense à la tristesse de ce siècle... je ne veux pas faire de politique ni céder à des désirs d'anarchiste révolutionnaire mais... j'ai la bave aux lèvres, je ressens comme une explosion imminente.

- Pareil. J'ai envie de défoncer les portes fermées depuis trop longtemps, secouer ceux qui nous ignorent ostensiblement et leur demander de regarder au fond de nos yeux comme on regarderait la vérité qui dérange...

- ...monter sur le bureau d'un seigneur du système et chanter jusqu'au bout sa musique intérieure, pisser dans les violons de ceux qui nous endorment, leur mettre le nez dedans jusqu'à ce qu'ils se réveillent...

- C'est ça Raoul ! Interdire ceux qui interdisent le rêve !

- Cracher sur la tombe de Boris Vian pour lui rendre hommage, brûler un billet de 500 en écoutant le requiem pour un con, mettre une claque au politiquement correct, une bonne grosse baffe dans sa gueule bien lisse. Faire des vagues sur un lac, gueuler sur un arbitre, secouer le cocotier !

- Corriger ceux qui font des fautes, ne pas supporter qu'on maltraite la lettre, dire à la jeunesse que le respect de la grammaire n'est pas l'apanage du grand-père !

- Saucer son assiette, rouler à 128 sans avoir la sensation qu'un hélico peut surgir à tout moment pour vous enlever le droit de conduire, de voyager, de rêver. Voter pour quelqu'un qui aurait un programme, planter des arbres, suivre quelqu'un qui vient de vider son cendrier ou de jeter son sac Mc Do par la fenêtre de sa voiture et inviter tous les gens de la ville à vider leur poubelle dans sa chambre !

- Faire réviser leurs leçons à ceux qui en donnent, aider tous ceux qui ne sourient plus à retrouver leur sourire, écouter et respecter les anciens, surtout les bons, parce qu'un con qui vieillit à statistiquement beaucoup plus de chance de devenir un vieux con.

- Aider cette dame à traverser la route, aider cet enfoiré à traverser un mur, ne pas avoir peur d'avoir du talent, savoir choisir ceux qui connaissent votre humilité quand vous parlez de vous, emmerder ceux qui vous collent des étiquettes, ne plus perdre de temps à chercher à leur plaire. Plaire à cette femme qui vous attire...

- Plaire à cet homme qui vous emporte. Lui dire qu'on l'aime, sans passer par les années censées valider les sentiments...

- L'amour n'a jamais eu besoin de temps pour naître. Il n'en a besoin que pour durer...

- Mais alors cette vague immense qui nous empêche de dormir...

- Ce n'est pas exactement de la rage...




Franck Pelé - textes déposés à la SACD - Décembre 2013

mercredi 4 décembre 2013

L'amour vache




J'allais monter dans ma voiture au moment où je l'ai vue. Je suis sûr que certains signaux précèdent les rencontres essentielles. Comme si des éclaireurs du destin avaient le pouvoir de vous faire lever le regard sur votre évidence. Elle était belle... à tomber, à croquer, à ne plus croire qu'en une seule étoile, une seule direction possible. Le moindre trait de son visage conduisait au charme le plus subtil, à la classe la plus naturelle, ses cheveux, ses yeux, ses mains, ses jambes, son allure et tout ce qu'elle laissait deviner d'idéal me faisaient perdre toute notion du temps et de l'espace. Oui, c'est ça, j'étais en train de goûter à l'éternité, ces moments uniques et rares où le temps de votre vie se suspend à une émotion exceptionnelle.

Elle met les courses dans son coffre, si je ne fais rien, je ne la verrai plus jamais. Je vais lui demander si je peux l'embrasser, un truc du genre "excusez-moi, je peux vous embrasser ? On ne pose jamais cette question en 2013 parce qu'on trouve ça con mais finalement on n'essaie jamais...", non, complètement fou… elle va me regarder avec un air désolé en soufflant, les yeux au ciel et je me sentirai ridicule comme jamais... Je vais l'embrasser, directement, mes lèvres lui parleront et la surprise laissera place à la certitude… et je me faire gazer sur un parking ou je me retrouverai en garde à vue...   Mais elle va partir là ! J'y vais...
 
- Excusez-moi... je crois que vous êtes la femme de ma vie.

- Pardon ?

- Non, j'en suis sûr en fait. Pardonnez ces phrases creuses, elles sont beaucoup plus riches d'habitude mais devant votre beauté, je suis nu, pauvre, spectateur hypnotisé...

- Votre regard...

- Quoi mon regard ?

- Vous avez raison... Embrassez-moi...
 
- Vous plaisantez ?

- Je n'ai jamais été aussi sérieuse, embrassez-moi, je veux vos mains sur moi... oui, comme ça… N’ayez pas peur de me pincer un peu...

- Vraiment ?

- Aïe !!! Mais aïe euuuuuh !!! Mais t'es complètement malade qu'est-ce qui t'arrive ?


J'entendais ce qu'elle me disait mais je continuais, jusqu'au moment où une énorme baffe me réveillait. Je vis alors le visage rouge de colère de ma femme :

- T'es complètement malade de me pincer le sein comme ça à trois heures du matin ???

- Pardon, je rêvais !

- Tu rêvais ? Et tu rêvais de quoi, raconte un peu...

- Un truc complètement banal… J'étais à la ferme de mes grands-parents et j'essayais de traire une vache...

- Foutue comment la vache ? Du genre la vache de ta vie non ?

- De quoi tu parles ?

- De ce que tu racontes à haute voix depuis une heure ! Je me fous que tu rêves d’une nana sur un parking, mais si tu commences à rêver de ses seins et que tu joins le geste au rêve pendant que tu dors ça veut dire que tu es prêt à passer l’acte !

- Mais je… ça va… c’était juste un rêve… c’était peut-être toi je ne sais pas…

- Si c’était moi, tu m’aurais laissée toute seule galérer à mettre mes courses dans le coffre et tu serais resté planqué dans ta bagnole ! Ou tu aurais peut-être rêvé d’une vraie vache va savoir… Le quotidien grossit tellement les caricatures…

- Mais arrête ton cinéma Simone ça va ! Tu es toujours aussi belle et j’adore toujours autant tes pis… tes seins !!!

- Dis donc Papy Brossard, tu veux qu’on parle boudoir ? Au niveau du pis, y’a concours ! Et je te signale que si moi je n’ai plus l’âge de donner du lait, je… je vais m’arrêter là je vais devenir vulgaire…

- Tu ne vas quand même pas me faire une crise parce que je t’ai pincé le sein alors que j’étais complètement inconscient ???

- Mais si Raoul ! Si ! Parce que moi j’étais tout à fait consciente de ton inconscient au bout de vingt minutes de monologue clairement exprimé ! Et tu ne m’as pas pincé le sein, tu m’as défoncé le sein alors que j’étais en plein sommeil, que je suis crevée par mes journées de malade, et que tu le pinçais en rêvant que c’était celui d’une autre !!!

- Qui te dit que ça ne se passait pas en 1992 ??? Arrête un peu avec ta jalousie, j’ai une vie aussi moi, tu ne vas pas me condamner pour des rêves maintenant !

- Ecoute-moi bien Raoul, demain je vais m'offrir un petit rêve nocturne où je serai toute seule dans mon foin avec un jeune taureau plein de fougue, ne t'inquiète surtout pas si je prends les commandes pendant que tu dors et que je ne t'appelle pas par ton prénom. Par contre, si tu me réveilles parce que je te fais mal, je te jure que je t'enfonce les ongles dans le joystick jusqu'à ce que tu t'éjectes de l'appareil ! Maintenant, tu te rendors, tu retournes sur ton parking, tu mets ton jeton dans ton caddie, tu le remplis de tes envies de consommateur compulsif et tu me lâches le téton !

- Voilà, tu es vulgaire…

- Et si tu cherches la carte de fidélité c’est moi qui l’ai. J’en ai besoin pour demain, j’ai un invité à dîner…






Franck Pelé – textes déposés SACD – Décembre 2013

mardi 3 décembre 2013

Les épines sont sourdes





- Si tu dis ce que tu penses, tu es trop franc, si tu penses ce que tu dis, tu es inconscient, si tu ne dis pas ce que tu penses, tu es hypocrite, si tu ne penses pas ce que tu dis, tu es un menteur manipulateur...

- Alors que reste-t-il ? On ne parle plus ? On attend que ça se passe ?

- Si, on parle, mais si nous voulons que nos mots soient entendus plutôt que jugés, il faut privilégier la qualité d'écoute, pas l'image ou l'importance du récepteur.

- C'est à dire ?

- La bêtise est la surdité des âmes piquantes. Il ne faut pas changer parce qu'une épine donne un conseil sur des mots qu'elle n'aura pas su entendre, il ne faut jamais arrêter d'être soi-même. Nous devons échanger avec les regards qui ont de l'oreille, ce sont ceux qui parlent le mieux.




Franck Pelé - décembre 2013 - textes déposés SACD

dimanche 1 décembre 2013

L'aile ou la cuisse




Alors que le Commandant de bord et son copilote se sont éclipsés quelques minutes pour se restaurer, Simone et sa sœur se sont discrètement introduites dans le cockpit, légèrement allumées par le champagne qui a coulé à flot en première classe...

- Regarde-moi cette vue Paulette...

- Viens Simone, ça craint là... Allez viens on retourne s'asseoir, on pourrait nous expulser pour un truc pareil...

- Tu crois qu'ils vont ouvrir la fenêtre avec ce temps ? Respire chouchou, ça fait combien d'années qu'on n'a pas ri ensemble comme on riait il y a 20 ans ? On ne rit plus depuis des années ! Stop à la sinistrose en perfusion, stop aux règlements qui tuent la spontanéité, stop à la rigidité qui étouffe la moindre liberté, on se fait plaisir bordel !

- Simone, tu es un peu vulgaire là...

- Oui pardon... J'ai un peu bu je crois...

- C'est quoi ça ?

- C'est le micro ! Donne !

- Ah non !!! Simone !!!

- Ferme la porte à clé...

- Mais tu es folle !!!

- Mesdames et Messieurs les passagers, c'est la maîtresse de votre commandant de bord qui vous parle, je m'appelle Simone et je vous emmène au pays des illusions perdues, la température est délicieuse et le temps est clair. Pour ceux qui ont mangé les petits sandwiches au saumon à midi, sachez qu'ils sont faits avec les restes des assiettes de la première classe. Je voudrais dire aux femmes qui voyagent avec leur mari que la longueur du vol est idéale pour leur dire tout ce qu'elles ont envie de leur dire depuis longtemps, leur dire qu'elles aimeraient être regardées comme un rêve qu'on met au pied du sapin plutôt qu'ignorées comme un vieux jouet qui fait partie du décor. Messieurs, il est souvent plus intéressant de changer les piles de son jouet préféré que d'opter pour un nouveau jouet plus récent qui se démodera tout aussi vite... Il est aussi temps pour vous Messieurs de dire à votre femme tout ce qui tue votre désir et toutes les petites choses qui sont devenues insupportables chez elle... Et les ados, c'est le moment d'avouer que vous fumez des pétards ou que vous couchez avec votre coloc depuis des mois.

- Simone arrête !

- Oh mais c'est toi arrête Paulette ! Arrête avec tes peurs maladives de ton éducation judéo-chrétienne ! Sois folle un peu ! Mets du piment dans ta vie ! Mets-toi sur les genoux, mange à toute heure, bois de la vodka, hurle au balcon, n'aie pas peur de tes seins dans le miroir, arrête de croire que le bouton de la radio est le seul à donner du plaisir, dis des mots interdits à Pierre ! (Elle approche sa bouche du micro) Pierre, Messieurs dames, est le mari de Paulette, un type sympa mais aussi coincé que sa femme, alors vous imaginez l'ambiance dans le lit de ma sœur, c'est pas vraiment Saturday Night Fever mais plutôt un documentaire sur le pèlerinage de fidèles en fin de vie à Lourdes en novembre, juste après les inondations, au moment où on leur annonce qu'on ne pourra pas leur trouver de chambre de substitution...

- N'importe quoi, je ne suis pas coincée ! Je suis réservée, nuance !

- Paulette, tu es aussi coincée qu'un doigt de bonne sœur dans la Bible ! Et tu sais à quel point j'aimerais que les femmes aient une vision de la divinité des plus larges...

- On peut très bien faire l'amour sur le dos sans être coincée.

- Ah oui, comme on peut très bien aller tous les étés à Mantes la Jolie sans s'ennuyer, regarder tous les jours Questions pour un Champion et l'intégrale de Julie Lescaut en VHS sans savoir qu'on rate des films magnifiques au cinéma, ou manger sa petite salade composée et son fromage blanc sans avoir jamais goûté un tournedos Rossini ou une sole meunière à se damner, c'est vrai...

Le commandant tambourine à la porte en hurlant aux occupantes du cockpit d'ouvrir immédiatement.

- Bon, le commandant a envie de reprendre les commandes, ce qui est normal pour un commandant... Je vais devoir vous laisser. Je voudrais dire à la passagère du siège 17b que son mari m'a chauffée toute la matinée à l'aéroport, au mari que vu son profil, c'est d'une vanité rare de prétendre à plus que ce qui vous a déjà été offert par la vie, je voudrais aussi vous dire que là, on est pieds nus sur le tableau de bord avec Paulette et qu'on a tellement tout déréglé que je ne sais pas du tout où on va, mais je suis sûr que vous serez ravis, tout le monde rêve d'être invité à "Rendez-vous en Terre Inconnue", et bah voilà, je vous invite tous, c'est pour moi ! Je vous embrasse, on retourne en première, si vous voulez du saumon, je veux bien donner mes restes, je vous laisse parce qu'on a une aile en feu à l'instant et ça sent pas très bon cette histoire... Inutile de hurler hein, on va tous y passer à un moment ou un autre, autant qu'on se fasse plaisir non ? Ah oui ça crame sérieusement quand même... tuuuuuuuuut....

Le commandant force enfin la porte et immobilise Simone pendant que son copilote maîtrise Paulette.

- Mais vous êtes complètement malade ! Tout le monde hurle dans l'avion !

- Mais c'est bien... ça vit un peu... c'était terne ce voyage non ? Il vous va super cet uniforme...

- Qu'est-ce qui vous a pris de dire que l'aile était en feu ? Vous êtes complètement irresponsable !

- Je me suis trompée... c'est ma cuisse qui est en feu...  ça vous embêterait de sortir votre train d'atterrissage pour que je me pose en catastrophe ?

- Excusez-la mon commandant, elle est un peu pompette...

- Mon commandant !!! Paulette à l'armée ! Tu ne veux pas faire dix pompes pour t'excuser ma chérie??? Aaaaaaaaaaaaahahahahahaaaaa Mon commandant !!! Chef oui chef !!! Le chef qu'est assis là, il veut du à l'ail !!! Vous avez du à l'ail ??? Et puis pompette... franchement Paulette... tu ne peux pas dire bourrée une fois dans ta vie ?

Simone saisit le micro à nouveau :

- Mesdames et Messieurs, veuillez m'excuser, c'est ma cuisse qui est en feu, mais le commandant s'en occupe et la situation est sous contrôle. Comme me l'a fait gentiment remarquer Paulette, je suis un peu pompette. Reprenez une respiration normale et regardez le film qui vous est proposé avec Bruce Willis, un excellent suspense psychologique, Sixième sens. En fait à la fin vous comprendrez qu'il est mort depuis le début, il voit les morts parce qu'il est mort lui-même, un truc de dingue, c'est vraiment bien foutu. Je vous laisse parce que c'est moi qui appelle ça va me coûter un bras... D'ailleurs c'est dingue qu'on ait autant de réseau ici, on est dans les nuages et on capte super bien alors que chez moi, il faut limite que je grimpe sur le toit pour avoir une petite barre à la noix...

- Veuillez sortir Madame et regagner votre place. Vous vous expliquerez avec les autorités locales en arrivant...

- Et si je grimpe sur toi, j'aurai combien de barres ? Tu sais que c'est ça le secret du point G ? C'est la mesure de la connexion idéale. On s'en fout de le trouver le point G, il vibre tout seul dès que l'appel entrant est parfaitement connecté. Je suis sûre que je capterai en 4G une fois connectée avec vous Mon Commandant...

- Attachez cette femme à son siège jusqu'à destination !

- Tu as vu Paulette comment il faut faire avec les commandants ? Il a compris quelle genre de femme j'étais...

Elle arrache le micro des mains du commandant et hurle une dernière fois :

- Mesdames et Messieurs, attachez vos ceintures, je vais faire décoller le commandant dans quelques instants, ça va secouer comme jamais ! Message perso pour la passagère du 17b, si vous voulez venir voir la route du septième ciel pour y emmener votre mari, je vous invite à mon petit atelier, ça va vous changer la vie !

- On est où là ? Vous nous avez déroutés ! Vous avez rentré quoi dans l'ordinateur de bord ?

- Votre GPS là ? On a rentré Buenos Aires, on avait envie d'Argentine...

- Mais on allait à Barcelone ! Vous êtes complètement folles ! On n'aura jamais assez de carburant, on est au-dessus de l'Atlantique là !

- Et avec le nombre d'avions qui traversent l'océan par jour, il n'y a pas une seule station-service sur le trajet ? Ah bah bravo les mecs... Champions du monde... Bon, vas-y c'est bon, je vais conduire... c'est où la marche arrière dans ce truc ?




Franck Pelé - décembre 2013 - textes déposés à la SACD

samedi 30 novembre 2013

Les amants du Lutetia

(Note de l'auteur : cet épisode de Simone est inspiré de ce que les médias ont appelé "Les amants du Lutetia" ces personnes âgées qui ont choisi de mourir ensemble dans une suite du célèbre palace parisien parce que l'une des deux était gravement malade. J'ai hésité à m'inspirer de cette histoire, qui parle de mort, d'euthanasie, d'une noirceur très éloignée de l'univers de Simone, plutôt piquante, amoureuse, drôle, élégante et légère. Mais j'ai finalement pensé que l'amour pouvait se révéler encore plus dans une telle situation, être magnifié par la grandeur dramatique d'un tel symbole. Et Simone étant la plus grande amoureuse qui soit, je crois que cet épisode est légitime dans sa longue histoire. Franck Pelé.)
 
 
 
 



- Tu peux m'expliquer ce qu'on fait là Raoul ?

- Mes grands-parents ont pris cette suite alors qu'ils n'ont pas d'argent, et dimanche dernier, à table, ils ont parlé du droit de partir ensemble avant que la maladie n'emporte mon grand-père et leur vie commune.

- Ton grand-père est malade ?

- Il a un cancer.

- Mais pourquoi tu ne m'as pas dit la vérité plus tôt ??? On vient assister à la mort de tes grands-parents là ?

- Bien sûr que non ! On vient prévenir un éventuel drame.

- Mais tu n'as pas le droit ! S'ils veulent mourir ensemble c'est leur droit, leur choix, pas le tien !

- Malheureusement non, c'est toi qui n'as pas le droit de les laisser faire. Tu es pour l'euthanasie chérie ?

- Moi je suis pour la thalassothérapie, c'est le maximum que je puisse cautionner niveau détente du corps... Mais je suis pour que chacun puisse avoir le droit de mourir dans la dignité.

- Je comprends, moi aussi je suis pour cette liberté.

- Alors ne te mets pas en travers de leur décision.

- Tu les vois ? Et le micro, il fonctionne ?

- Oui... Ton grand-père demande à ta grand-mère si elle est prête... Il lui tend plusieurs cachets...

- Tu vois ? J'en étais sûr ! J'y vais.

- Raoul tu restes là !!! Raoul, je te jure que si tu bouges de cette pièce pour les empêcher d'écrire la fin de leur histoire, tu me décevras comme jamais. Et tu sais ce que je pense de la déception.

- Non, je ne sais pas.

- C'est le contraire de l'amour. L'amour c'est quand l'ordinaire devient exceptionnel, la déception c'est quand l'exceptionnel redevient ordinaire. Si tu faisais ça, tu redeviendrais ordinaire à mes yeux.

- Tu es tellement lucide sur les erreurs des autres Simone et tellement irresponsable au moment des tiennes, comme si tu promenais ton imperfection prétentieuse jusqu'aux lumières les plus sages.

- Je ne suis pas irresponsable, je suis responsable de mon irresponsabilité, et consciente qu'elle puisse être définie comme telle. Mais permets-moi d'y voir plutôt l'expression d'un libre-arbitre, d'un choix de pensée, de philosophie, et de vie. Et tu as raison, je promène mon imperfection jusqu'aux lumières les plus sages, parce qu'elle sera bien là-bas, elle sera parfaite.

- Tu donnes la leçon à ceux qui posent des pierres dans les jardins et tu empiles les tiennes sur des fleurs qui ne se cueillent pas.

- Que veux-tu dire par là mon beau poète ?

- Je veux dire que tu es douée pour me faire la leçon sur l'honnêteté qu'on doit avoir face à l'amour qui unit un couple mais ça ne t'a pas empêchée d'écrire ou même d'offrir de l'amour à d'autres que moi, des hommes parfois mariés, d'où les fleurs qui ne se cueillent pas.

- C'est quoi cette diversion là ? C'est le moment de parler de ça tu crois ?

- Oui, je crois.

- Oui, j'ai offert de l'amour, comme on m'en a offert, j'ai offert un bouquet de rêves à des âmes emmurées. Mais la seule fleur que j'ai cueillie pour accrocher à ma vie, c'est celle qui se tient devant moi, celle qui voudrait empêcher ses racines de s'aimer jusqu'à la mort ! Jusqu'à ce que la mort les sépare... c'est ce qu'on dit n'est-ce pas ? Et cette fleur-là, si j'étais malade et qu'elle ne supportait pas l'idée de devoir vivre sans moi, une idée aussi insupportable pour mon cœur, ma vie, mon âme, si elle me demandait de réserver une suite pour mourir avec moi, ma main dans la sienne, j'aurais peut-être une légère angoisse devant l'interdiction divine d'accéder au Paradis, mais je connaîtrais le bonheur d'y mourir.

- Tu prendrais le risque de ne pas laisser faire Celui dont c'est le rôle ?

- Je te le dis encore, mon Paradis, c'est toi, et entre la certitude de mourir dans ses bras, et la possibilité d'y renaître sans toi, je n'ai pas l'ombre d'un doute.

- Quelle chance a mon grand-père d'avoir rencontré une femme qui te ressemble... Allez, arrête de regarder on s'en va.

- Il n'y a plus rien à voir, tout est éteint.

- Tu veux dire... TOUT est éteint ? C'est noir comme un silence définitif ?

- Non... C'est lumineux comme un amour éternel.




Franck Pelé - novembre 2013 - textes déposés SACD

jeudi 28 novembre 2013

Dernier arrêt avant l'ivresse




Je n'avais jamais été aussi vivante. J'étais tornade, incendie, cascade, incandescence et foudre. Chaque grain de ma peau chantait à l'autre le bonheur de son extase. J'aimais la moindre de ses intentions, j'adorais ces petites pauses qui précédaient la précision de son talent parce qu'elles me donnaient le temps de savourer ce plaisir si rare, si difficile à dompter. Ce plaisir n'existe que dans les livres qui racontent l'histoire d'une autre et c'est à moi qu'il était offert. Il sait me toucher, au plus profond de l'âme, là où dort la source de tous les frissons. Avec un regard, une voix, l'esquisse d'un contact, je suis déjà au bord du vide. Je vais tomber... amoureuse...

Je devrais me l'interdire mais la chute est tellement belle. On peut tomber de haut et se briser en mille illusions c'est vrai, mais uniquement si c'est l'amour qui vous pousse dans le dos. Il regarde votre défaite du haut de sa lâcheté sans savoir l'éternité de la sienne. Je suis tombée de haut parce que l'amour m'a attirée, et c'est toute la différence entre l'obscurité et la lumière, entre une erreur de parcours et un voyage de rêve vers une île idéale. Je suis de celles qu'un seul peut attirer plus que mille autres, avec la seule évidence pour contrat de confiance, je ne laisse aucune chance au pousse-au-crime.

Raoul m'embrassait, m'embrassait, m'embrassait encore, cette sensation de ne faire qu'un avec lui était absolument indicible et pourtant tellement universelle. Deux vies, deux histoires qui se croisent et se fondent en une seule sous la douceur exquise d'une alchimie parfaite. Il sait tout de mes chemins, sans les avoir jamais pris, il sait mon rythme, mes attentes, mes limites, il a toutes les clés des portes les plus barricadées, il souffle sur mes cicatrices et elles s'effacent, il me touche au cœur, il me touche au corps et j'en veux encore, je veux qu'il me cueille, je suis prête, je suis le fruit de son jardin, je vais tomber... amoureuse.

Dernier arrêt avant l'ivresse.




Franck Pelé - novembre 2013 - textes déposés à la SACD

lundi 18 novembre 2013

Comme une lumineuse empreinte




- Tu viens te coucher Raoul ?

- J'arrive chérie. Mais... Tu veux me faire plaisir ?

- Toujours oui.

- Peux-tu essayer d'être un peu moins belle ? Au moins la nuit... Si je cumule toutes ces heures passées à te regarder briller dans mes nuits, j'ai des années de sommeil en retard...

- Comme quoi on peut vivre avec une femme fatigante !

- Peut-on se fatiguer en regardant une étoile...

- Je suis heureuse parce que c'est toi qui me regardes. Même si un jour je devais m'éteindre, je sais que je brillerai encore dans tes yeux.

- Et dans les yeux de tous ceux qui auront été touchés par ton éclat. La vraie beauté ne meurt jamais, elle est filante, laissant dans les cieux la même empreinte que dans les yeux qui l'ont vue passer. Oui, on l'a vue passer, elle était réelle, on n'a pas rêvé. On ne sait pas d'où elle venait ni où elle est partie, mais pendant tout son voyage elle a suspendu le temps, et les mots à ses lèvres.

- C'était à des années-lumière et pourtant si proche...

- Les années-lumière sont nées de ta beauté. C'est le temps passé à se baigner dans la clarté somptueuse de ton charme. Jamais le temps n'est passé aussi vite qu'au moment de sembler si long pendant la contemplation.

- Si la lumière d'une étoile est déjà morte à sa source au moment où elle est contemplée, c'est qu'elle n'a pas été regardée par toi. Tu es de ces amours qui interdisent le noir, tu illumines l'infini le plus sombre, tu es ma porte ouverte, mon lever du jour, le matin de ma vie.

- Offre-moi la nuit qui y conduit...




Franck Pelé


Novembre 2013- textes déposés à la SACD

vendredi 15 novembre 2013

La route



- Où tu vas comme ça ?

- Je prends la route.

- Quelle route ?

- Celle du succès ! Je vais à Paris pour la cérémonie des Golden Blog Awards.

- Des quoi ? C'est de l'américain ? Ils savent plus quoi inventer...

- C'est de l'anglais.

- Oui c'est pareil, avec le chewing-gum en moins.

- C'est une cérémonie qui me donnera peut-être un prix parce que j'ai quelque chose de particulier, ce talent que tu ne vois jamais.

- Mais arrête de rêver ma pauvre Simone, tu ferais mieux de travailler dur, et de prendre la bonne route.

- Ah oui ? Et où est-elle cette BONNE route ma très chère voix de la raison ?

- Je te le dis depuis que tu es en âge de comprendre, la route du succès ce n'est pas celle-là, c'est l'autre.

- Quelle autre, celle qui est noire de monde ? Avec tous les gens laissés sur le bas-côté ?

- Ce sont les paresseux, les paumés, les prétentieux, les camés au rêve, les faibles qui ont décroché, incapables du moindre sens de la responsabilité. Arrête avec tes passions et tes frissons, ils ne te feront pas bouffer. Le seul chemin qui vaille c'est là-bas, suis les panneaux "Prépa", "BTS", "Diplôme", "Grande école", si tu veux être considérée comme normale et qu'on soit fière de toi, suis les panneaux, sois forte, sois un modèle, fais en sorte qu'on puisse parler de toi avec fierté dans les salons ! Il faut briller Simone !

- Quels salons ? Ceux qui réunissent les amis d'hier ? Nourris au sein de l'artifice et de l'image parfaite ? Et briller pour qui ? Pour quoi ? Tu veux aveugler quand je veux éclairer, tu veux être lisse et passer dans "Jours de France" quand je veux me laisser polir par mes convictions jusqu'à briller comme le diamant que tu ne seras jamais ! J'aime ce que je fais, et ma route, elle est ici.

- Mais je me fous de savoir ce que tu aimes ! Je veux que tu sois quelqu'un ! Que tu épouses un médecin ou un avocat ! Je ne veux pas avoir honte de dire que tu n'as pas pris le chemin qu'il fallait prendre quand on me demandera de tes nouvelles. Alors arrête avec tes mots et fais du chiffre ! Prouve-moi qui tu es, non pas avec le cœur mais avec ta fiche de paie, les compliments de ton patron, une prime de fin d'année. Tu ne vois pas que je veux ton bonheur ? Tu ne vois pas que tu ne l'atteindras jamais avec tes rêves d'un autre âge ?

- Mon bonheur ? C'est mon bonheur que tu veux ? C'est marrant j'aurais juré que c'était le tien ! Tu te fous bien de mon bonheur, il faut juste que je rentre dans tes cases, et peu importe si elles sont trop petites pour moi ! Elles sont poussiéreuses tes cases ! Parce que ça fait des années que tu laisses tout fermé sans rien aérer ! Elles sont pleines des moutons de ta jeunesse. Des rêves devenus poussière parce que tu n'as jamais su leur proposer le ciel !

- Mais on est dans le siècle de la crise là ma petite ! Il faut faire du fric !

- Je me fous du fric, je veux vibrer tu m'entends ? Vibrer !

- Pfff... Une artiste... Mais arrête de rêver enfin ! Les artistes de ce siècle sont des bons à rien, comme tous ceux d'avant et ceux qui viendront ! Il n'y a qu'un art possible aujourd'hui, c'est l'art de réussir. Comment crois-tu qu'on juge une chômeuse aujourd'hui ? Même les tiens douteront de toi, de ta valeur, de tes capacités à y arriver. Prends cette route et tu seras quelqu'un. Tu n'existeras jamais ailleurs. C'est marche ou crève !

- Je crèverais de prendre ta route, autant que de rester ici à écouter tes doutes et ta façon de me prouver tous les trois mots que tu ne me connais pas. Je pars. A la rencontre de la reconnaissance, et d'un peu d'amour. Tu te souviens de ça ? L'amour ? Je te souhaite tout le bonheur du monde, surtout celui dicté par les autres évidemment, le seuil qui vaille, même s'il est impalpable...


Simone claqua violemment le coffre de sa voiture pour le fermer, s'installa au volant et partit en klaxonnant deux fois et en dérapant sur cinquante mètres. Sur sa route, une bonne heure plus tard, elle s'arrêta pour secourir un homme en panne qui faisait de grands signes.

- Bonjour Mademoiselle, je crois que c'est la courroie. Vous pourriez me déposer à la station-service la plus proche ?

- Où allez-vous  ?

- Paris.

- Montez, c'est ma route. Je vais à l'Hôtel de Ville.

- Vous allez à la cérémonie ? C'est fou moi aussi ! Je vais chercher un peu de reconnaissance.

- Dans quelle catégorie ?

- Auto. Oui, je sais, ce n'est pas un bon signe ce voyage...

- Allez savoir, il est des voyages étonnants qui vous emmènent bien plus loin que vous ne pensez...

- Pardonnez-moi, je ne me suis pas présenté, je m'appelle Raoul.

- Simone, enchantée Raoul.

- J'ai vraiment eu beaucoup de chance de tomber sur vous, très peu de gens prennent cette route. Ils prennent tous la route principale, celle qui permet de ressembler à tout le monde...

- ...mais même si notre route est plus longue et plus risquée, c'est tellement bon d'arriver au bout du chemin qui nous ressemble le plus.

- J'aurais pu dire cette phrase mot pour mot. Vous êtes mon meilleur espoir Simone.

- Si je gagne ce prix, je vous épouse...

 
 
 
Franck Pelé - textes déposés à la SACD - Novembre 2013
 

 

mardi 12 novembre 2013

Simone dans la jungle



Simone avait gagné ce voyage à la tombola du bal des pompiers le mois précédent. Elle était partie avec Raoul au bout du monde, la jungle était comme dans les films, l'endroit était somptueux, sauvage et beau. Ce matin-là, ils avaient quitté l'hôtel vers huit heures, ils s'étaient mis en route avec un autre couple de français et un guide local francophone pour une grande randonnée dans le vert luxuriant. C'est un peu après dix heures que Simone perdit le contact avec le groupe et se retrouva seule dans la jungle. Plus elle cherchait à retrouver son chemin, plus elle se perdait. Jusqu'au moment où son pied fût pris au piège dans un système de cordes et de nœuds coulants. Elle a hurlé pendant de longues minutes jusqu'à ce qu'un homme torse nu, plutôt gaulé mais avec un caleçon d'un autre âge, vienne à son secours.

- Aaaaaah !!! Ne me touchez pas !

- Vous calme...

- Quoi moi calme ? Vous parlez français ou vous n'avez que des notions ?

- Pourquoi vous toute seule ici ?

- Des notions donc. Je ne sais pas, je me suis arrêtée pour un petit besoin et j'ai perdu la trace de mes amis. Qui êtes-vous exactement ?

- Moi Tarzan.

- Bah voyons, et moi je suis Claire Chazal...

- Moi Tarzan et toi Jane.

- Mais... C'est qu'il est sérieux le strip-teaseur en peau de bête ! Non, non, moi pas Jane, moi Simone. Si-mone !

- Non toi Jane.

- Bon si vous voulez... Auriez-vous l'amabilité de me détacher jeune sauvage ?

- Toi vivre avec Tarzan.

- Ah non, moi vivre avec Raoul !

- Alors toi rester dans piège.

- Dis donc le roi de la syntaxe, tu vis en quelle époque exactement ? Tu sais que c'est la parité maintenant ? Les femmes ne sont plus obligées de se mettre à quatre pattes devant le mâle, alors tu me détaches, tu es gentil, et je te laisse jouer dans ton grand jardin. Allez, libère-moi et je ne dirai rien...

- Quatre pattes après vaisselle, pas maintenant, maintenant toi dire oui pour vivre avec Tarzan.

- Au secours ! Au secouuuuuuuurs !!! Raoul !!!

- Pas assez fort ton cri, toi crier comme ça : ooooooooaaaaoooooaaooooooaaooooaaoooooohhh !!!

- Ah quand même... T'as essayé The Voice ? T'as une vraie identité vocale...

- Moi pas TF1, moi que France Inter et Télérama.

- Oh comme moi ! Et alors, tu vas au cinéma un peu ?

- Toi vouloir m'amadouer, Jane.

- Ah non non, pas du tout, moi vouloir créer du lien social, moi bien aimer Tarzan finalement et moi vouloir voir maison Tarzan pour envisager relation sérieuse...

- Toi faire vaisselle et quatre pattes ?

- Heu la vaisselle oui pour le reste si t'as de la moquette je veux bien envisager la génuflexion... mais un truc civilisé hein, je suis fragile du dos.


Après vingt minutes de marche et de lianes, Simone resta bouche bée devant la maison de Tarzan, une villa somptueuse avec piscine, jacuzzi, au moins dix pièces, une terrasse surplombant les chutes d'eau à l'horizon, le paradis sur terre.

- Mais... c'est chez toi ici ???

- Oui, moi avoir touché droits d'auteur et droits à l'image après dessin animé sur moi

- Y'a du réseau ?

- Wifi illimité

- Moi avoir très très envie de faire la vaisselle...


A un bon kilomètre de là, Raoul entendit le cri d'une femme heureuse.

- C'était quoi ça ?

Le guide sembla gêné.

- C'était quoi ce cri ?

- Un cri de femme heureuse je crois...

- Je sais c'est celui de ma femme ! Mais pourquoi elle serait heureuse d'être perdue dans la jungle ???

- Moi pas savoir...

- Pourquoi parlez-vous comme ça subitement ?

- C'est quand je suis ému je parle comme mon frère...

- C'est qui votre frère... C'est qui votre frère ???


Deux jours près avoir démasqué le manège de Tarzan et de son frère qui devait laisser seule près du piège toute femme répondant à de sérieux critères de beauté, la police locale ramena Simone à l'hôtel où son mari n'en pouvait plus de l'attendre :

- Mon amour !!! Tu n'as rien ?

- Moi avoir un peu mal au dos mais ça va...

- Tu parles comme lui... Tu es traumatisée ma chérie...

- Tu m'étonnes... Je ne suis pas près de l'oublier mon bourreau...

- C'était quoi ces cris ? C'était très étrange, j'aurais juré que tu étais... heureuse... enfin tu vois...

- Tu verrais la baraque qu'il a... non c'est probablement quand j'ai vu la moquette de la pièce où j'allais passer le plus clair de ma captivité, j'étais vraiment ravie du confort... J'ai hurlé de joie, c'est ça que tu as dû entendre.

- J'ai envie de toi...

- Y'a pas un peu de vaisselle à faire plutôt ? Non parce que du coup je n'ai rien foutu niveau vaisselle là-bas alors que ça devait être une de mes tâches, et j'ai besoin psychologiquement, de me libérer de ça, tu comprends ? J'ai besoin de laver des assiettes, des fourchettes, de laver tout ce qu'il y a à laver...

- Quand tu dis "du coup", ça veut dire quoi exactement ? Tu as fait quoi à la place de la vaisselle ?

- J'ai... j'ai décollé la moquette. En fait, il voulait refaire toute la déco de sa chambre et il m'a obligée à décoller la moquette ce salaud !!! Tu te rends compte ?

- D'où ton mal de dos...

- Voilà.

- Tu sais Simone, moi pas avoir douze ans, moi comprendre les choses mais moi pas aimer être pris pour un con par toi.

- Mais quoi ? Y'a rien eu ! Et puis tu sais très bien que j'ai horreur qu'on soit derrière moi quand je m'occupe de la déco.




Franck Pelé - novembre 2013 - textes déposés SACD

Le grand méchant look




- Dis donc Simone, tu es sûre qu'on n'a pas l'air con là ?

- Mais non regarde, tous les gens sont comme nous.

- Bah oui justement c'est sur ça que je me base...





Franck Pelé - textes déposés - novembre 2013

Lettre à Raoul ou la rupture impossible





Je te déteste, je t'abhorre, je t’exècre, je ne te supporte plus, te voir me donne la nausée, je ne veux plus jamais te parler, t'entendre, te croiser, une simple pensée à ton endroit et ma journée est gâchée, tu n'es que déception, trahison, défiance, absurdité, rejet, superficialité, manipulation, perversion, calcul, avarice, égoïsme, narcissisme, tes amis sont des cafards, ta façon de tout connaître, de tout savoir mieux que les autres t’érige en symbole de l'insupportable, passer du temps avec toi c'est perdre le sien, c'est perdre confiance en l'humain, en l'amour, en la vie. Tu es une impasse dans l'obscurité, un cul-de-sac, un point noir, des travaux sur le chemin du bonheur.


Tout le monde est parti. J’ai tout perdu. Je n’ai plus rien. J’ai vécu, rencontré du monde, aimé cent fois, pleuré mille fois, ou le contraire. J’ai toujours fait le bien autour de moi, j’ai toujours fait attention aux autres, j’ai donné, souri, invité, rendu, reçu, écouté, regardé, j’ai pris du recul, des claques dans la tronche et dans l’ego, pour toujours en tirer des leçons positives, j’ai toujours fait ce qu’il fallait faire pour qu’on m’apprécie. Je ne comprends pas. J’ai dû décevoir, un regard sur moi qui se serait trompé, une mauvaise interprétation de mon être qui aurait fait foi, une mauvaise image qui aurait fait loi, un jaloux qui aurait fait de moi un insecte nuisible, une jalouse qui se serait nourrie de mon moi pour faire le sien avant de me jeter aux oubliettes. Ces cachots pleins de ces cœurs originaux copiés par des faussaires se gavant sans vergogne sur le ventre des crédules. Tout le monde est parti, ne reste que la solitude hurlant le néant du tunnel qui s’annonce. Plus personne ne me voit, ne me comprend, ne m’écoute, ne me fait confiance, plus personne ne m’aime, ne s’éprend de moi, ne me désire, ne veut me faire rire, jouir, plaisir.


On sonne. C’est toi. Il n’y a plus personne sauf toi. Tu es toujours là. Tu me l’avais dit, tu me l’avais promis. Tu serais toujours là. Tu l’as toujours été. Je le voyais plus. Je ne te voyais plus. Tu es avec moi. Les travaux sont finis sur le chemin du bonheur. On reprend la route. Tu es la lumière dans l’impasse, un trou dans le mur, un point blanc au bout du tunnel. Tu me redonnes confiance en la vie, en l’amour, en l’humain, je rattrape le temps perdu avec toi, parce que tu es là. Je ne te voyais plus. Ta façon de tout connaître, de tout voir mieux que les autres est aussi évidente que mon refus systématique de vouloir le reconnaître. Ton âme est belle, généreuse, entière, délicieusement imparfaite mais avec tellement de réponses en elle pour s’épanouir au rythme des saisons. Ta perversion n’est qu’une curiosité de plus, tes calculs ne donnent que des résultats qui font briller l’autre, je ne voulais plus le voir parce que l’autre n’était plus moi. Ta trahison était le fruit de la mienne. J’aurais pu te garder, j’aurais dû te garder. Je te garde maintenant et pour toujours. Je ne veux plus jamais me tromper, je ne veux plus jamais t’oublier, je veux t’entendre, te parler, t’embrasser, te tenir, te dessiner, te sentir, j’exulte, je t’adore, je t’aime.




Frank Pelé - textes déposés à la SACD - octobre 2013.

jeudi 7 novembre 2013

California Dreamin'


- Dis donc Simone, j'ai un collègue qui a une maison en Californie qui nous invite à passer trois semaines avec sa famille en vacances en juillet, ça te dit ?

- Hein ? C'est pas vrai... mais évidemment que ça me dit ! On n'avait rien de prévu ?

- Bah sinon on est invités au camping de ma tante à Dunkerque, elle nous offre l'emplacement. On a juste à apporter les piquets et la toile.

- Raoul, si je vais à Dunkerque c'est ta tante que je plante, tu m'entends ? Je t'avais dit plus jamais Dunkerque !

- Rrrrooo tu es dure... Elle t'adore...

- Elle m'adore ? Mais elle me bouffe la vie ! Elle réagit à tout ce que je lis, tout ce que je dis, surtout ce qui ne la concerne pas ! Et j'adore la mer mais j'aime bien quand elle détend un peu, je ne demande pas un hammam mais tu vois moi, bizarrement, quand je me baigne dans une eau en dessous de 17, ça me crispe !

- Il m'a envoyé une photo regarde...

- De sa maison ?

- Non, de sa famille...

Simone regarde la photo attentivement et lance :

- Tu sais quoi Raoul ? Tu as raison. Je crois que je n'ai pas assez pris le temps de connaître ta tante...

- Attends ça va, c'est juste une famille un peu catho mais il est très sympa lui.

- Ah lui peut-être mais t'as vu la tronche de la tribu ? Un peu catho ? Mais ils sont responsables d'une secte eux non ? Regarde les enfants ! Et elle en a combien Marie-Madeleine là ? Non mais Raoul tu plaisantes ? A chaque fois qu'elle se penche elle a un polichinelle dans le tiroir et quand tu vois la gueule de l'armoire, excuse-moi, mais t'as pas vraiment envie de mettre tes affaires dedans ! Il doit être très gentil au bureau ton ami mais là, soit c'est un psychopathe déguisé en collègue normal, soit c'est un otage qui t'appelle au secours !

- C'est quand même des vacances en Californie...

- Non mais tu imagines les vacances ? Regarde les mômes Raoul ! Ca doit hurler du matin au soir, et maman-armoire fera un grand sourire protecteur plein d'amour du petit Jésus quand un des petits diables nettoiera ses chaussures avec ma brosse à dents ! Regarde l'ado pré-pubère avec les cheveux longs là, Damien la malédiction à côté c'est Candy ! C'est quoi d'ailleurs, un garçon ? Une fille ? Et si je t'embrasse, elle nous fera un procès ? Si je lui dis que je prends la pilule elle m'attache au radiateur en me fouettant autant de fois que tu gâché la p'tite graine pour le seul plaisir ? Ah non non, et puis après réflexion, l'eau froide, c'est bon pour la circulation sanguine... Allez hop, à Dunkerque !



Franck Pelé - novembre 2013 - textes déposés

Paradis pour tous




Simone et Raoul ont connu la fin la plus heureuse qui soit. A plus de quatre-vingts ans, les cœurs ont cédé au plus fort d’un dernier baiser. Après l’extinction des feux et le long tunnel d’usage, ils se réveillent ensemble devant un grand pont suspendu.

- On est où là ?

- Bah je crois qu’on y est ma chérie…

- C’est-à-dire ?

- On est après la mort…

- Oui d’accord, je me doute bien qu’on n’a pas fait tout ce trajet en trois secondes mais on est où exactement ?

Un des hommes marchant sur la structure haute du pont leur crie alors :

- Vous êtes à la porte du Paradis !

- On a réussi Simone ! Au Paradis ensemble !!! Malgré toutes tes folies, tes cuisses brûlantes et ton langage fleuri !

- Parce que tu te crois à l’abri du blasphème et du jugement dernier Saint-Maclou ?

- Pourquoi tu m’appelles Saint-Maclou ?

-  T’as quand même méchamment tâté de la moquette mon chéri avant de me connaître ! Et je ne veux même pas savoir pendant…

Raoul souffle à un des hommes présents en toute discrétion :

- Excusez-moi Monsieur… Y’a une espèce de bilan qui est consultable a posteriori ou l’intimité reste-t-elle inviolable ?

Simone :

- En attendant on est devant un pont détruit, ce qui n’a rien de paradisiaque, quelqu’un peut nous expliquer la situation ?

- Oui, c’est l’entrée du Paradis mais le pont est impraticable comme vous pouvez le constater.

- Et alors qu’est-ce qu’on fait, on rentre chez nous ? On prévient nos familles ? « Désolé mais le pont du Paradis est défoncé du coup on reste un peu… Vous nous emmenez voir nos tombes ?»

- On n’a pas le budget pour le réparer. Il a été emprunté à maintes reprises comme vous pouvez l’imaginer et il a cédé sous le poids des bonnes âmes…

- Pas le budget pour le réparer ? Mais vous plaisantez ou quoi ?

- Malheureusement non. Il faut que vous preniez en compte la surpopulation des lieux, l’entretien de la pelouse, la sécurité, et une inflation constante conjuguée à une baisse irréversible du pouvoir d’achat.

- Ah parce qu’au Paradis on doit acheter des choses ?

- Rien n’est gratuit Madame.

- Même pas la foi ?

- Si, la mauvaise foi est gratuite, mais elle ne permet pas de s’installer dans notre résidence.

- Votre résidence ? C’est quoi votre Paradis là ? C’est les Hespérides avec abonnement à vie à Paris-Match et Jours de France ? Je suis sûre qu’il y a un héliport pour Drucker ! Dites donc mon ange, j’ai cotisé des années en priant, en croyant, en aimant mon prochain…

- … ah oui, t’as souvent aimé ton prochain, souvent avant même de le connaître…

- Raoul, museau, merci ! Je disais donc que j’ai cotisé pendant des années pour avoir droit à une retraite top niveau à la Mecque de l’éternité…

- Simone c’est un peu déplacé ici…

- Raoul, merde !  … et vous nous dites que le pont est mort et que vous n’avez pas le BUDGET pour le réparer ??? Mais alors c’est quoi votre promesse du coup ? A quoi elle ressemble ? Il se passe quoi à partir de maintenant ? Tous les gentils qui vont arriver vous allez leur dire d’oublier l’existence du Paradis parce que le pont est défoncé et que vous n’avez pas l’argent pour leur offrir la quiétude tant méritée et tant espérée ? Qu’est-ce qu’on fait mon ange ? On saute et on prie pour s’en sortir ? Et ça servirait à quoi ? Au mieux, on reviendrait à notre point de départ !

- Ne vous énervez pas Madame…

- Ah non ! Bien sûr… Je reste calme. Je m’emmerde à croire toute ma vie en quelque chose qui n’était quand même pas gagné gagné pour mon esprit agnostique, j’arrive à convaincre toute réticence intellectuelle en moi, je fais le pari de la foi cher à Pascal, et on m’annonce que j’ai gagné le gros lot mais que le coffre est inaccessible !!! J’exige de parler à un fifre !

- Un fifre ?

- Oui, vous êtes manifestement un sous-fifre, je veux parler à votre supérieur !

- Ils ne sont pas tous disponibles Madame…

- Y’en a combien ?

- Je ne sais pas… dites un fifre au hasard ?

- Dis donc l’angélus à son papus, tu ne serais pas en train de te payer ma tête des fois ?

- Heu… non…

- Tu sais ce que je crois moi ? Je crois que vous faites tout pour barrer l’accès à la terre promise parce que le lobby financier du coin a dû prendre le pouvoir, ils veulent diviser le Paradis en parcelles cotées en Bourse et vous ont demandé de faire sauter le pont pour pouvoir gérer tranquillement leur business…

- Sécurité, on a un problème porte F …

- Alors mon mari et moi, on va passer par la structure, comme vous, histoire de voir ce que vous voulez nous cacher… Raoul, fais-moi la courte échelle…

- Simone, on va attendre un peu c’est pas grave…

- Raoul ! Je te jure que si tu ne me fais pas la courte échelle, je te fais vivre l’enfer pendant la nuit des temps !!!

- Sécurité, Porte F, vite !!! Code rouge !!!




Franck Pelé- novembre 2013 - textes déposés à la SACD

dimanche 3 novembre 2013

Stade critique





- Paris a battu Lorient 4 - 0 ! Ils ont une grosse équipe cette année...

- Oui mon chéri...

- Tu t'en fous ?

- Mais pas du tout, je suis ravie pour Paris.

- Mouais... Par contre lire que Jenifer a changé de coupe ou que Vanessa Paradis a un nouveau mec, ça, ça te met dans tous tes états...

- Chacun son truc hein, toi tu t'emballes pour des millionnaires qui tapent dans un ballon, moi je m'emballe pour celles qui dépensent leur pognon.

- Aucun rapport, Vanessa Paradis n'a jamais été mariée à un footballeur.

- Parce que les actrices ont du goût mon amour. Tu imagines qu'une femme puisse être assez intéressée par l'argent pour vivre avec Franck Ribéry ?

- Tu connais Ribéry ? Joli ma louloute !

- Arrête avec "ma louloute", ça fait macho à mort...

- Et alors ? Tu n'aimes pas qu'un homme soit viril ? C'est nouveau ça... Tu viens de lire un article sur les bobos métro-sexuels c'est ça ?

- Ecoute Raoul, il faut que tu vives avec ton époque d'accord, et puis pour être un macho accepté par la gente féminine il faut avoir des arguments, tu n'es pas Steve McQueen non plus.

- Ca veut dire quoi ça ? Je croyais que je lui ressemblais ?

- Oui tu lui ressembles mais je ne suis pas sûre que Steve McQueen laissait traîner ses chaussettes partout, qu'il remettait son slip de la veille ou qu'il rotait sa bière devant un match pourri pendant que sa femme attirait son attention avec un jeu de jambes inutile au bout du canapé ! Ah je n'ai pas le jeu de jambes de Zlatan c'est sûr, désolée !

- Mon slip je ne le remets qu'au lever avant de prendre ma douche et seulement si je l'ai mis moins de huit heures ! Je ne vais pas en mettre un nouveau que je vais devoir mettre au sale deux heures après !!!

- Arrête, tu me fais rêver là...

- Et tu y étais toi dans la maison de Steve McQueen pendant son quotidien ? Et pourquoi le mec ne roterait pas devant un match pourri en dehors des personnages léchés qui ont fait sa gloire ??? Et toi, tu crois que tu fais rêver quand tu te fais vibrer le joufflu avec des symphonies bien chargées dont tu as le secret ? Et ton jeu de jambes, tu le fais juste quand TU as envie, mais quand c'est moi qui ai envie, je peux enchaîner passements de jambes, amortis de la poitrine et frappe en lunette, le stade reste impassible !

- Tu sais ce qu'il te dit le stade ? Il en a marre de n'être jamais plein ton stade ! Il résonne du vide de ton absence ! Y'a jamais personne dans ton stade ! Et c'est pas le spectacle que tu proposes de temps en temps qui va faire vibrer la foule ! Si tu continues à le laisser à l'abandon ton stade, tu sais ce qui va se passer ?

- Oui, rien de plus que d'habitude, l'herbe va méchamment pousser.

- Un nouvel actionnaire va se porter acquéreur et le club va retrouver son lustre d'antan !

- Il aura intérêt à le lustrer longtemps !! De toutes façons, c'est même pas sûr qu'il trouve le point de penalty...

- T'inquiète pas Raoul, j'ai des années d'expérience en simulation, il le trouvera le point de penalty...




Franck Pelé - novembre 2013 - Textes déposés à la SACD

vendredi 1 novembre 2013

Raoul (Un épisode-fleuve pour fêter le 500ème épisode).


 
En mai 2010, je créais les aventures de Simone, et ce blog "En voiture Simone". Un peu plus de trois ans plus tard, j'ai l'honneur de partager avec vous le 500ème épisode. Oui, 500 déjà... Pour fêter ce joli cap, j'ai mis Raoul à l'honneur dans un épisode-fleuve. Merci à tous d'être fidèles et aimants à l'endroit de ma plume et de ses héros, je nous souhaite d'en partager encore beaucoup, sous diverses formes.

Franck Pelé.
 
 
 



Raoul. Qui est cet homme qui a su emporter Simone comme aucun autre avant lui, comme aucun autre ne l’emportera jamais ? C’est le seul qui pouvait la bouleverser à ce point avec un mot, un regard, un sourire, un silence. Elle connaissait ses défauts, sa longue vie d’avant, son amour pour le beau, et les femmes sont belles. Mais elle savait lire sa vérité, son être tout entier, elle le sentait, le ressentait dans son cœur, au plus profond de son âme, sous les pierres de ses cimetières, sous la peau un peu moins lisse de ses cicatrices, sous le vernis de ses artifices.

Raoul a grandi dans une famille aimante, couvé par des regards fiers et protecteurs, mais il a toujours su que rien ne serait facile, qu’il faudrait trouver les plus belles clés pour ouvrir les plus belles portes. Il voulait faire le plus beau métier possible, voyager le plus loin possible, aimer le plus follement possible, la plus belle femme possible. Simone était impossible, et c’est pour ça qu’il l’a fait. Il a décidé qu’il pouvait séduire cette femme dont il aurait pu avoir peur tellement elle était belle parce qu’elle était son île, cette fameuse île qui met fin aux voyages et vous fait épouser le bonheur.

Raoul était en couple la première fois qu’il a rencontré Simone. C’était au restaurant, pour un jour de l’an entre amis. Elle était accompagnée d’un type qui allait aussi bien avec elle qu’un survêtement avec un nœud papillon. Il est des plans de table qu’on tire aussi bien que ceux sur la comète puisque le dernier de l’année 1954 avait placé Simone à la gauche de Raoul. Quand elle s’est approchée, il ne regardait pas, il parlait à sa compagne, assise à sa droite. Sentant que quelqu’un tirait la chaise pour s’installer, il s’est redressé, s’est tourné vers elle avec un sourire poli déjà préparé, s’est levé en disant bonjour et s’est présenté tout en levant les yeux vers les siens. C’est à cette seconde précise que le temps s’est arrêté pour les deux pièces d’un puzzle unique. Simone a tendu sa main droite à Raoul qui s’est incliné devant elle en la frôlant des lèvres, elle était douce sa main, incroyablement douce, dessinée avec grâce, elle devait savoir écrire la plus belle histoire jamais racontée.

Dans ses yeux, il a vu la fin des errances et le début du plus beau voyage de sa vie. Elle a vu exactement la même chose dans les siens. Il s’est passé quelque chose d’indéfinissable mais que chacun aurait pu expliquer ainsi : imaginez une liste de 152.403 points essentiels à assimiler par l’autre pour pouvoir être compris, lu, reconnu, aimé, protégé, emporté, bouleversé, fantasmé, séduit, introduisez cette liste dans une machine qui vous annoncera si quelqu’un correspond au profil recherché, vous aurez alors autant de chance de voir le voyant vert clignoter que de gagner au loto deux semaines de suite. Les présentations ont duré quelques secondes mais pour Simone et Raoul, ces secondes avaient duré des siècles. Après les mains tendues et les prénoms échangés, vinrent les sourires. Ce sont ces sourires qui étaient pleins de ce vert clignotant.


C’est Paulette, la sœur de Simone, qui organisait ce réveillon. Elle connaissait Raoul et sa compagne depuis qu’ils avaient partagé un appartement en Suisse avec des amis communs l’hiver précédent. Elle n’avait pas imaginé un tel plan de table par hasard, elle sentait que cet homme pouvait être la perle que cherchait désespérément sa sœur, même si ses yeux adoraient mourir dans la naissance des décolletés alentour. Sa compagne, France, elle la trouvait un peu mièvre mais elle avait l’énorme avantage d’avoir un frère qui tenait un restaurant dans lequel on pouvait organiser un réveillon. Raoul était plus avec elle pour le dessin de sa bouche que pour ce qui en sortait mais il avait horreur de la solitude. France était de ces femmes transitoires, elle était douce comme une musique d’attente dans un ascenseur, il était agréable de monter avec elle dans les étages mais la partition devenait vite ennuyeuse.

Simone n’était pas célibataire mais c’était tout comme. Elle ne savait pas être seule et avait le chic pour dire oui à des hommes plus perdus qu’elle. Il convient de préciser que ces hommes-là faisaient souvent le tampon entre de vraies histoires, celles qui font la peau mois lisse des cicatrices. Parce que  si elle ne savait pas dire non à la facilité qui répare, qui dorlote, qui apaise, elle était d’une extrême exigence dans ses goûts. Elle disait toujours que celui qui la ferait craquer n’était pas né. Et l’espèce d’olibrius mal léché qui l’accompagnait, un certain Edmond, semblait plutôt né pour faire briller le cou de Simone dans une ou deux grandes occasions. C’est au moment où le poisson est arrivé, un bar grillé, que Raoul s’est tourné vers sa voisine de gauche pour entamer une conversation qu’il rêvait déjà éternelle. Avant qu’il n’ait pu bouger les lèvres, Simone entrait dans le vif du sujet :


- Excusez-moi Monsieur mais j’ai absolument besoin de savoir si vous avez vu la même chose que moi.

- Oui.

- Vous savez de quoi je parle ?

- Oui.

- Et comment pouvez-vous en être si sûr ?

- J’en suis sûr à l’instant. Parce que vous me posez cette question. On dit souvent qu’à l’instant de mourir on voit sa vie défiler devant ses yeux. Moi je l’ai vue défiler dans les vôtres. Vous parliez de ce qui dansait dans nos yeux n’est-ce pas ?

- Pardonnez-moi, vous n’êtes pas seul.

- Je ne suis plus seul. Plus maintenant. Plus depuis votre regard.

- Mais cette femme à côté de vous ? Elle est très belle.

- Merci, vous m’excuserez de ne pouvoir vous rendre le compliment à l’endroit de la masse vivante qui habite le survêtement d’à côté…

Simone explose alors de rire en balançant une bouchée de bar grillé sur le nœud papillon de ce brave Edmond qui part se nettoyer aux toilettes pendant que sa chérie se confond en excuses. Après avoir expliqué à la table qu’elle avait avalé de travers, elle reprend :

- Ce n’est pas un survêtement c’est un pantalon en toile ! Bien. Vous avez connu beaucoup de femmes dans votre vie ?

- Oui.

- Comment faites-vous pour différencier une femme vraiment belle d’un petit canon aux formes parfaites ?

- Un petit canon comme vous dites a envie d’être belle, elle fait tout pour l’être, elle use et abuse de ses atouts. Une belle femme l’est immédiatement. Elle est vraiment belle parce qu’elle porte en elle, en son regard, en son sein, sur ses épaules, dans la chute d’une mèche ou de ses reins, l’élégance de toutes ses vies d’avant, le charme de tous ces moments où le temps s’est arrêté sur elle, parce que lui-même voulait en profiter. Vous êtes belle, Madame, parce que vous êtes tout cela, vous êtes la plus belle possible parce que vous répondez sans le moindre mot à tous les fantasmes, à toutes les natures, à tous les rêves de douceur et de raffinement. Vous êtes belle parce que vos yeux l’ont dit aux miens, vous préservant de toute prétention. Vous êtes belle parce que vous êtes mon île au milieu de l’océan. Vous êtes belle parce que, même aveugle, votre seule main dans la mienne me l’aurait hurlé.

- J’aurais envoyé balader n’importe quel autre homme qui m’aurait dit ces mots, à peu près sûre qu’ils étaient encore tièdes, tout juste sortis d’un plat servi à une autre. Mais aucun autre ne m’aurait dit ces mots. Et surtout, surtout, je sais à quel point vous les vivez, je le sens, je sens votre vérité et c’est là que vous m’emportez. Oui, une île au milieu de l’océan, c’est exactement cela. Je sais que vous aimez les femmes, je sais que vous êtes capables de dire mille mots de ce genre à une autre, mais pas ceux-là, pas comme ça.

- …

- A quoi pensez-vous ?

- Une femme vient d'arriver au bord de ma route, de celles qui vous font tourner la tête quand vous passez à sa hauteur, de celles qui vont font tourner la tête tout court, de celles qui vous font tourner, de celles qui vous font. Vous m'intriguez, vous m'attirez, vous m'intéressez, vous m'inspirez, vous êtes à votre place et moi à la mienne, différemment accompagnés, et je sens déjà le lien fleurir. Combien d’hommes ont ressenti et dit cela à une femme ? Probablement autant que de belles histoires ont vécu, de moins belles aussi. Ont-ils été tous aussi sûrs que je le suis à l’instant ? Aussi sûr d’être au milieu d’une histoire d'âmes qui se trouvent, se retrouvent, de chemins faits pour se croiser ? Avant vous, quelques minutes plus tôt, j’étais comme un aventurier sur un bateau, attendant de reconnaître l'horizon qui s’invitait, un bateau ivre ou solitaire, dérivant depuis longtemps. Et cette île qui s’affine et se précise au point d’éclater l’idée d’un mirage, une île tellement idéale qu'elle semble vous sourire.

- Vous avez tellement vécu… Reste-t-il de l’espace pour un nouvel étonnement ? Comment ne pas être blasé après tous ces mots, toutes ces peaux… ?

- Vous ne pensez pas cela, vous m’insulteriez. Vous me posez cette question pour vous protéger. Et pour me dire que vous connaissez ceux qui sont capables de ne plus être étonnés par l’amour.

- C’est vrai.

- Je vais quand même vous répondre. J’ai déjà été las oui. Mais pourquoi se lasse-t-on ? J’ai été las de trop de voyages identiques. Toujours les mêmes yeux vides, toujours les mêmes rêves et toujours les mêmes ports, de ceux qui ne vous donnent pas envie de vous arrêter.

- J’ai connu moi aussi des hommes au cœur vide, toujours les mêmes rêves, toujours les mêmes porcs. Mais nous ne parlons pas des mêmes… même s’ils ne vous donnent pas plus envie de vous arrêter que les vôtres.

- Je vois… Alors vous savez à quel point une route particulière qui s’ouvre à vous, un parfum nouveau, si agréable qu’il vous semble familier, une lumière faite pour la suivre, une mer d’huile pour glisser jusqu’au turquoise de desseins pacifiques après des années de guerre contre l’ennemi qui manipule, ment et se sourit à lui-même dans vos yeux, vous savez à quel point ces éléments vous réveillent, vous sortent de votre coma sentimental.

- Vous croyez donc encore en l’inexploré ? En l’inattendu ? Vous avez encore des valises pleines de certitudes prêtes à partir ?

- J'adorerais vous répondre pendant une nuit entière, sous les étoiles, au coin du feu, devant un soleil qui se couche. Et je peux vous dire que la richesse et la pertinence de ces questions ne font que confirmer la qualité de votre beauté. Quant à mes valises, elles sont un peu plus petites que celles qui gonflent sous les yeux d’Edmond, mais elles sont pleines de toutes mes vérités oui.

- Je ne vous permets pas ! Je ne vous parle pas des ballons de rugby que votre amie propose sous le nez de tous les botteurs en touche ! C’est de l’hélium dedans ? C’est dingue, on dirait qu’ils ont le téton pointé vers Saturne, prêtes à décoller les capsules !

- Simone, je veux finir cette année seul avec vous, et commencer l’autre de la même façon. Je veux que nous nous levions, que nous trouvions de jolies choses à dire pour nous faire pardonner, et je rêve que vous m’emmeniez où bon vous semble tant que je reste près de vous ces quarante prochaines années, minimum.

Simone se lève et s’adresse à son compagnon :

- Edmond, merci pour tout, j’ai vraiment apprécié ta compagnie ces derniers mois mais je dois m’en aller. Je t’avais dit que je ne te quitterais qu’à la condition d’avoir trouvé l’homme de ma vie, voilà, il est là, offert comme un cadeau, assis à côté de moi.

- Mais enfin…

- Edmond, je suis désolé mais vous ne pouvez rien y faire, ma chérie, j’ai moi aussi adoré ta compagnie mais l’ascenseur vient de s’ouvrir sur la plage de l’île de mes rêves, tu ne peux pas m’en vouloir, aimer l’autre c’est vouloir son bonheur non ? Edmond, vous aimez le cyclisme ? Faites le tour de France, elle a deux trois étapes de montagne à couper le souffle !

- Mais Raoul !!!


Heureux comme des adolescents découvrant la passion, Raoul et Simone quittèrent la table, et partirent en courant, main dans la main vers un bonheur absolu.


Dans la cuisine, derrière la baie vitrée, Paulette souriait.






Franck Pelé                          


(textes déposés à la SACD – novembre 2013)

 

 

 

dimanche 27 octobre 2013

Pump up the volume



- Avoir une voiture qui monte à 250 km/h et rouler à 110, ne jamais dépasser la 7ème graduation d'un potentiomètre réglant le volume sonore qui en comporte 50, vivre dans trois pièces d'une maison de douze pièces, mettre toujours les mêmes fringues et laver celles qui ont l'odeur du placard pour le cas improbable où on les mettrait plus tard, acheter vingt livres par an et en lire deux, avoir accès à cent radios et écouter toujours la même, avoir la possibilité de découvrir des perles du cinéma et continuer de céder à la facilité de la rediffusion ou du film facile, avoir plein d'amis et inviter toujours les mêmes, pouvoir aimer comme dans "La nuit des temps" et se contenter d'aimer pour que ça fasse joli dans le tableau... C'est triste non ?

- Pourquoi tu dis ça ? Tu ne vas pas me dire qu'il n'y a aucun sous-entendu là...

- Aime-moi, fort, mets le pied au plancher, mets du son, pleine puissance, monte sur la table, change d'angle, Ô Capitaine mon Capitaine, lâche les chevaux, donne-moi tout ! Pourquoi garder le reste ? Pour qui ? Pour quand ?

- On peut perdre des points à dépasser la limite Simone... En tout cas se mettre en danger.

- Tu as encore des dents ou tu n'es plus bon qu'à goûter le jus de pomme à la paille ? Mais croque-la, la pomme Raoul ! Dévore le fruit et ne laisse rien ! Tu n'auras jamais trop d'amour pour moi, ne t'inquiète pas, et si tu te fais flasher, fais un sourire, ce ne sera que moi immortalisant le jour où tu auras récupéré ton permis de séduire...




Franck Pelé - octobre 2013 - Textes déposés SACD