lundi 30 juin 2014

Un seul être vous manque




- C'est bizarre je n'entends pas un bruit... Tu permets que j'ouvre le rideau ?

- Bien sûr... Mais arrête de stresser Simone, on est quand même en avance là...

- Je ne stresse pas, j'ai besoin de l'énergie du public... Il sent moyen ce rideau dis donc... ça ne se lave jamais un rideau ?...


 Elle ouvre à peine le rideau, assez pour apercevoir la salle sans être vue


 - Alors ? Ils sont combien ?

- Ils sont un.

- Pardon ?

- Ils sont un ! Il y a UN homme dans la salle, au quatrième rang. Tout le reste est vide !

- C'est pas beaucoup pour une première... Tu es sûre que c'est ce soir ?

- Tu te fous de moi Pierre ? Evidemment que je suis sûre !

- Qu'est-ce qu'on fait ? On annule ?

- Oui, on annule.

- Et l'homme dans la salle ?

- Je vais aller lui parler.


 Simone ouvre le rideau et s'avance sur scène sous les applaudissements de l'homme absolument seul à l'orchestre. Le vide du théâtre autour de lui renforce une résonnance aussi étrange que particulière.


- Je suis désolé Monsieur mais je ne vais pas pouvoir jouer ce soir.

- Oh non... Mais pourquoi, vous êtes souffrante ?

- Non, non... je vais très bien. C'est juste que... vous êtes seul et la salle devait être pleine. Je ne comprends pas...

- C'est moi qui ne comprends pas... Vous jouez en fonction de l'assistance ? Vous donnez votre talent au pro rata du nombre d'entrées ? Une comédienne peut donc devenir une espèce de contrôleur de gestion ?

- Je ne vous permets pas Monsieur. Vous ne me connaissez pas, vous ne pouvez pas me juger comme ça.

- Si je me permets Madame ! Parce que vous venez de donner une énorme indication sur votre nature, si je ne vous connaissais pas jusqu'à maintenant, j'aurais une bonne raison de ne pas avoir envie de vous connaître. Vous devez donner autant de vous qu'on soit un ou mille, qu'on soit dans un petit festival de province ou à l'Opéra ! Si vous agissez de la sorte, c'est que vous vous aimez plus que vous n'aimez l'autre, que ce soit votre public ou tout être qui vous aimerait !

- Vous vous prenez pour qui Monsieur-de-la-morale ? Vous avez du mal à comprendre que pour une première, c'est normal de s'attendre à une salle pleine ? ça vous défrise de sortir de vos pompes funèbres pour vous mettre dans les miennes et de prendre conscience que ça ressemble plus à une dernière qu'à une première ?

- Pourtant, jouer devant une seule âme ce doit être une première non ?

- Oh putain, un drôle...

- Madame, ne gâchez pas votre élégance et votre sensualité avec une colère qui habille très mal les mots...

- Je fais ce que je veux avec mes cheveux ! Prenez ma place puisque vous êtes si fort ! Vous verrez comme c'est formidable de jouer devant une seule personne dans un théâtre aussi grand !

- D'accord mais vous prenez ma place.

- Très bien. Et si je vous trouve mauvais, je siffle, si je pense que vous ne donnez pas assez, je crie, je hue.

- Faites-vous plaisir.

L'homme se lève et rejoint la scène que Simone quitte sans un regard pour celui qu'elle aurait presque envie de gifler. Elle prend place dans le même fauteuil que son détracteur et le regarde en croisant les bras, l'œil noir.

- Allez Molière, balance ta prose.

- Je ne vais pas être long. Je vous demanderai juste de ne pas m'interrompre. Simone, je vous connais depuis... toujours je crois. Tout en vous me parle, m'appelle, m'inspire. En fait la situation de ce soir me séduisait énormément parce que j'ai toujours eu l'impression que votre jeu était pour moi. Mieux encore, que votre être tout entier m’était destiné. Je voulais savoir comment vous réagiriez si vous deviez jouer pour moi seul. Et je m'attendais à tout sauf à ça, l'annulation pure et simple du spectacle de vous-même parce qu'il n'y avait pas assez de monde pour faire briller votre ego. Ma présence, même au milieu du vide, surtout au milieu du vide, aurait dû être respectée, remerciée, reconnue. Vous auriez dû vous servir de votre colère et de votre déception pour jouer comme jamais auparavant, pour moi qui représentais les gens qui vous aiment. Vous avez préféré ignorer l'élan de quelqu'un venu jusqu'à vous, parce qu’il était bien trop seul pour mériter votre attention, votre don de vous-même, votre envie d’émouvoir. 

(Simone sent que sa colère se transforme en culpabilité, en une lucidité du cœur allumée par le cœur d'un autre)

Rassurez-vous Simone, les gens qui vous aiment seront nombreux dès demain, tous les soirs, prêts à vous applaudir à tout rompre. J’ai acheté toutes les places ce soir, parce que je voulais être seul avec vous, un rêve absolu. Si je ne pouvais le vivre, j’en aurais eu le goût. C’est avec un goût amer que je vais vous laisser la scène et quitter votre horizon, vous étiez la femme de ma vie, la plus belle, la plus extraordinaire femme possible, et j’ai l’impression détestable que vous venez de la faire voler en éclats. Reprenez votre lumière Simone, je vous laisse siffler, huer ou même ignorer celui dont vous avez éclairé les nuits comme les jours, et vous savez ce qui est fou ? Je vous trouve profondément belle et émouvante jusque dans votre noirceur, dans ces vernis qui vous emprisonnent. 

(Les traits de Simone se figent, elle déglutit difficilement)

Je vous aime Simone, et j’aurais adoré que l’écho de mes applaudissements vous transperce le cœur à la fin de votre pièce, jouée pour moi, pendant deux heures votre regard dans le mien, créant un lien dont on ne connaîtra jamais le fruit. Je ne savais pas que la qualité de l’attention se mesurait à la quantité des attentifs. Je m’appelle Raoul, je vous salue, je vous souhaite le meilleur, et je vous en prie, laissez-moi partir en silence…

Simone avait les yeux embués, la bouchée entrouverte, comme choquée de l’intérieur, elle était sonnée, hébétée. Le lendemain, la salle était pleine, sauf un fauteuil, vide, au quatrième rang. Elle a joué pour ce fauteuil vide ce soir-là. Elle a été extraordinaire. Elle ne jouait pas, elle était. 

La salle était debout, acclamant une femme amoureuse d’un homme absent. Il sera son manque tous les soirs. Et chaque matin entre eux. Pendant trois semaines, ce fauteuil restera vide, renversant un peu plus un cœur déjà chaviré. Elle lui avait écrit, dix fois, trente fois, après avoir retrouvé son nom grâce à la billetterie. 

 Le soir de la dernière, elle n’avait pas envie de jouer, elle n’avait plus envie. Les gens la réclamaient, tapant des mains, certains tapaient des pieds. Elle jeta un œil dans le public à travers l’ouverture du rideau, et son visage se figea. 

Il était là, debout devant le fauteuil vide, son fauteuil, il était à sa place. Il applaudissait aussi fort qu’il souriait, ému dans chacun de ses traits. Simone sentit une énergie formidable monter en elle, de celles qui font les performances inoubliables. 

Jamais le rideau n’avait senti aussi bon.




 Franck Pelé – textes déposés – juin 2014

mardi 17 juin 2014

Le jour où elle a marché sur l'eau

 
 

Mon chemin était fait de cailloux semés dans une autre vie, d'ornières creusées par les orages et le poids de consciences obscures, certains endroits étaient secs et toujours éclairés d'une lumière sereine, d'autres gardaient l'eau du ciel dans de petites nappes brillantes et grises, consentant à offrir le reflet des nuages résistant à tous les optimismes. J'avais aimé une fois, il y a longtemps.
On ne m'y reprendrait plus.

J'avais connu le frisson, reconnu l'écusson de cette armée de sentiments fleuris, j'avais déposé les armes et m'étais constitué prisonnier avec un plaisir immense. Cet amour avait en lui de splendides couleurs, elles auraient gardé tout leur éclat dans la conjugaison de deux cœurs généreux, mais l'égoïsme et la jalousie finissent toujours par délaver les teintes d'origine. Celle que je pensais choisie par mon cœur avant que ma raison me rappelle le goût de son pouvoir castrateur avait mis beaucoup d'azur dans mon horizon, ses bleus à l'âme avaient fini par noircir mon ciel, les vents dépressionnaires finissent toujours par coucher les tiges les plus fières. Et le printemps ne revient pas jamais aussi vite que celui qui se proclame saison nouvelle.

J'avais été dramatiquement droit et furieusement libre, ou le contraire, mais elle était de ces moitiés qui vous bouffent en entier si vous la laissez multiplier les tentatives de vous soustraire à votre propre nature. Et l'addition était déjà très salée au moment de calculer l'intérêt de ma relation. Je n'étais pas de ceux qui renvoyaient le buffet en cuisine parce que mes goûts avaient changé aussi vite que mes envies. Je savais qu'elle continuerait d'être un dessert idéal pour un autre gourmand, mais je n'avais plus faim d'elle. Ce qui ne m'inquiétait plus, il fallait accepter que l'amour comme les choses de la vie ne soit pas une science exacte dont la qualité se calcule la durée.

Je n'avais plus faim d'amour non plus, et là était ma plus profonde inquiétude. Pourquoi je ne vibrais plus ? Etais-je mort avant de l'être tellement l'idée de toute fin me rongeait de l'intérieur ? J'avais pourtant conscience que toute capitulation face à l'inéluctable ruinerait les années qui devraient être les plus belles, les plus mûres, les plus savoureuses. Il n'y avait plus de frissons au plus profond de moi, plus d'espoir ni la moindre trace de cette insouciance légère qui avait tant fait pour mon être. Ma vie ressemblait à cette flaque, à ce miroir d'eau, alternant des reflets sombres et lumineux, calme, comme après une tempête, comme avant une évaporation qu'on ne sentirait pas venir.

Et puis elle est arrivée. D'un pas décidé et plein de grâce, elle a éclaboussé mon existence de toute sa classe, de toute sa certitude que j'existais pour elle. Elle s'appelait Simone.

Elle est mon chemin, ma lumière, elle est une pluie de réponses sur mes doutes les plus secs, elle a fait pousser les plus belles fleurs du monde partout dans mon désert, elle est mon jardin, mon sanctuaire. Je n'avais jamais aimé avant. J'avais essayé.




 Franck Pelé - textes déposés - juin 2014


mercredi 4 juin 2014

Renaissance




Elle était là, assise en terrasse, sa valise à ses pieds. Elle avait pris sa décision pendant la nuit. En rangeant ses affaires, doucement, sans haine ni regrets, elle associait un souvenir à chaque vêtement. Cette bretelle qui était tombée sous l'effet conjugué du fruit et de la passion, cette autre qui avait été remise d'un geste aussi sec que son jardin avant les larmes. Et cette jupe qu'elle aurait fendue elle-même si sa coupe avait été différente, le jour où son regard la faisait déjà nue.


Elle ne savait pas vraiment si elle devait habiller cette histoire des mots les plus profonds, il lui semble qu'elle avait été amoureuse, mais l'absence de certitude était probablement la preuve du contraire. Elle ne quittait pas un homme. Elle quittait le temps qui entourait sa vie et cet homme en faisait partie. Elle avait fait son temps. Elle en avait pris du bon, elle en avait perdu aussi. Et plus le temps passait, plus elle sentait qu'elle le perdait. Elle ne le vivait plus. Elle le subissait. Les grains du sablier n'étaient plus aussi fluides dans leur inexorable chute, ils grippaient la mécanique, la machine n'avançait plus vraiment. Ou pas dans le bon sens. Il lui reprochera forcément sa fuite. Ce qui justifiera la suite.


Elle ne partait pas parce qu'elle n'aimait plus, elle partait parce qu'elle voulait aimer. Pas comme le hasard en force le trait, mais comme la vie décide de faire vibrer l'intense. Le hasard fait bien les choses quand il fait s'épouser des destins évidemment jumeaux, il est plus vicieux quand il propose une rencontre que l'habitude cimente. Le ciment de l'habitude s'effrite toujours. Celui de l'évidence érige des histoires qui durent, des histoires aussi belles que celles qui sont lues en secret.


Le regard de Simone se perdait dans le vague jusqu'à ce qu'elle sente un regard sur elle. Elle ne tournait pas la tête, mais elle sentait que cet homme, à la dernière table à gauche sur la terrasse, posait un regard particulier sur elle. Il faut être une femme pour sentir ce regard-là. Pour sentir qu'il ressemble aux regards qui insistent alors qu'il a toute la retenue de celui qui invite, pour sentir qu'il violerait presque votre décolleté alors qu'il vous habille de votre plus belle peau. Ce regard qui vous fait belle comme vous ne l'êtes jamais autant dans celui d'un autre, c'est une éclipse, c'est un solstice, c'est un big bang.


Quand Simone a enfin tourné la tête, elle n'a pu voir que la fin du mouvement de tête de l'homme qui cessait de la regarder à l'instant. Il se replongeait dans les mots qu'il écrivait, pensif, semblant chercher une inspiration parfaite, idéale. Simone insistait jusqu'à ce qu'il ose la regarder à nouveau, cette fois dans les yeux. Quand son regard a croisé le sien, rien ne s'est apparemment passé. Rien qui puisse se voir. Mais dans la dimension de leur rencontre, on aurait pu entendre les coeurs exploser, les illusions perdues s'entrechoquer, on aurait pu entendre tous les verres se briser sous l'effet de l'onde de choc. Et la moindre ampoule exploser pour que l'obscurité règne, comme un hommage à la lumière rare d'un moment unique, magnifiant l'éclat d'un couple qui éclairera jusqu'aux mondes de demain.


A partir de ce moment précis, Raoul vivra continuellement dans une inspiration divine. Et Simone aimera comme la vie décide parfois de faire vibrer l'intense, comme une preuve de l'exceptionnel possible sur les longs chemins de traverse.





Franck Pelé - textes déposés SACD - Juin 2014 (photo : Gibrat)