vendredi 30 décembre 2011

Le goût des autres



Raoul emmène Simone pour la première fois chez Maurice, son grand-oncle, et sa femme Sylviane. Après avoir sonné plusieurs fois, personne ne répond. Ils attendent leur retour.

- Ils arrivent à quelle heure ? C'est un peu long là, non ?

- On a vingt minutes d'avance Simone, tu n'as qu'à en profiter pour te refaire une beauté, regarde les vitres des voitures, de véritables miroirs...

- On a sept minutes d'avance, pas vingt ! Et puis quand tu reçois, c'est bien d'être là quand les gens arrivent, y'a un minimum quand même. Et il n'y a rien à refaire dans ma beauté. Peut-être cette mèche là... et encore...

- Ils ont dû partir deux minutes faire une course. Tu vas nous faire ton numéro de jamais contente pour le repas de Noël ou c'est une impression ?

- J'ai faim Raoul ! J'ai la dalle ! Tu peux comprendre ça ?

- Oh ça va, c'est pas la faim dans le monde non plus...

- On dit la fin du monde.

- Pardon chère patronne des érudites ! Et le premier degré tu connais ? Où t'es trop gelée pour monter en température ? Je sais qu'on dit la fin du monde ! J'aime bien jouer avec les expressions, tu veux un mot d'excuse ? Dans notre famille, on joue toujours avec les expressions, on leur donne un autre sens, mais c'est volontaire alors je te préviens, ne va pas corriger tout le monde sinon tu vas passer pour une rabat-joie !

- Raoul, tu vas me parler sur un autre ton sinon tu vas rejoindre les deux derniers qui m'ont parlé comme tu viens de le faire, et ils sont pas beaux à voir.

- Tiens donc. Et que leur est-il arrivé à ses braves gens ?

- Ils sont borgnes.

- Et on peut les voir quelque part ?

- Au royaume des aveugles.

- Et pourquoi devrais-je rejoindre tes deux amis ?

- Parce qu'au royaume des aveugles, les borgnes sont trois ! Et il se trouve que tu as parfaitement le profil depuis cinq minutes. Humour mon chéri, humour...

- Alors là, je m'incline. Tiens, je crois que c'est eux !

Maurice se gare au bout de la rue, aide sa femme à descendre, et tout en pressant le pas, commence à crier :

- Excusez-nous ! Nous étions partis chercher Lydie à la gare, notre cousine de Charente, mais elle a raté son train, du coup, nous avons attendu pratiquement une heure pour rien... Ajoutez la circulation... bref. Vous devez avoir une faim de loup mes pauvres enfants !

Simone :

- C'est pas la faim dans le monde non plus...

Maurice :

- On dit la fin du monde très chère...

- Ah excusez-moi mais c'est exactement ce que je disais à votre petit-neveu il y a un instant. Puis il a ajouté que vous étiez très joueurs avec les expressions françaises dans la famille, alors j'ai voulu entrer dans le cercle en beauté. C'est raté...

- Oh pardonnez-moi Simone ! La faim dans le monde ! Bien sûr, vous avez raison, ce n'est pas non plus la faim dans le monde d'attendre un peu plus que prévu... Vous êtes ravissante. Allez, entrez, Sylviane va nous servir l'apéritif, je retournerai à la gare en début d'après-midi.

- Je suis quand même très curieuse de vos petits calembours là... Faites-moi plaisir, partagez vos trouvailles.

- Simone, ne lance pas Maurice là-dessus, il peut tenir une nuit entière.

- Et bien par exemple, chez nous, pour quelque chose de très compliqué on dit "autant chercher une aiguille dans une botte deux fois". Parce que c'est forcément encore plus compliqué qu'une seule. Quelque chose qui coûte cher, on dit que ça coûte les vieux de la fête, parce que les vieux, dans une fête, sont toujours les plus lourdement armés, en bijoux, billets, fringues... et alcool !

- Très amusant Maurice. Mais vous n'avez rien d'autre à faire ?

- Heu... non.

- Continuez. J'ai la folie des glandeurs...

- Saviez-vous par exemple que le naufrage du Titanic avait donné naissance à une expression qui signifie aujourd'hui "j'ai envie de vomir" ?

- C'est fou... Non, je ne savais pas.

- Et bien le Capitaine du Titanic, en plein naufrage, voyant l'horreur qui se dessinait, a commencé à avoir des nausées, lui qui avait plus de trente ans de mer sans mal de mer ! Son fidèle moussaillon lui demande ce qu'il a et vous savez ce qu'il répond ?

- Faites-moi rêver...

- J'ai les gens du fond qui baignent !

- Vous me faites rêver Maurice ! Encore !

Raoul souffle alors à l'oreille de Simone :

- Doucement quand même chérie... Si tu te paies sa tronche, il va finir par le sentir...

- Mais non, il adore ça... Et puis il vient de vider sa troisième coupe de champagne, il ne pourra bientôt plus sentir grand chose...

- J'en ai une autre Simone ! Par exemple, quand vous êtes trop agressive, toutes griffes dehors, chez nous, on dit qu'il faut savoir arrondir les ongles. Et encore une autre ! Vous savez que votre mari, avant de vous épouser, a connu beaucoup de jeunes femmes...

Raoul :

- Oui, bon Tonton, ça va maintenant, on peut passer à autre chose là, ça va...

- Mais non Raoul, attends ! Je suis très intéressée... Beaucoup de jeunes femmes donc... Et ?

- Et elles sont toutes venues ici, elles dormaient ici, elles mangeaient ici. Elles adoraient notre table.

- Et ?

- Et bien je me souviens de chacune sans exception ! Je les connaissais toutes sur le goût des doigts !

Un grand silence s'installe. Une espèce de froid polaire, seulement réchauffé par le rire gras de Maurice. Sylviane recrachait son bretzel quand Simone enchaîna :

- Non mais ça va pas bien là ?

- Quoi ?

Maurice comprend alors avec effroi le double sens :

- Oh mais non ! Je parlais seulement de leurs goûts culinaires ! Et puis c'était pour le plaisir du jeu de mots, de l'expression !

- Tu crois pas que tu pousses le bouffon un peu loin Maurice là ?

- Simone, arrête.

- Quoi arrête ? Ne me cherche pas Raoul, parce que toi aussi tu vas me connaître sur le goût des doigts ! Mais pas pour les mêmes raisons !

Maurice se balance alors en arrière sur sa chaise, met ses bras derrière sa tête, et laisse apparaître deux énormes auréoles de sueur sous ses bras :

- Simone, je ne voulais pas vous blesser... Vous n'allez quand même pas croire que je manque d'élégance... C'était un jeu !

- Je vais vous présenter le garagiste de ma belle-mère, je suis sûr que vous allez parfaitement vous entendre, vous aurez de profonds arômes crochus !

- Simone, tu vas trop loin.

- Pourquoi Raoul ? Tu ne veux pas qu'on parle du temps où tu courais deux lèvres à la fois ?

- Simone, ça suffit !

- Maurice, je vous sers une septième coupe ? Vous serez tellement beurré que vous allez dormir comme une masse jusqu'à demain midi ! Vous allez inventer une nouvelle expression : faire la masse gratinée !!!

- Simone arrête !!!

- Oh ça va Raoul, ça casse pas trois pattes à un connard non plus, tu n'aimes plus jouer avec les mots ? Je croyais que c'était votre truc !

Simone finit sa coupe d'un trait, se lève, se sert directement dans le plat pour finir le fraisier, envoie le reste du gigot sur le tapis après avoir sifflé le chien et lance, juste avant de claquer la porte :

- ...et ne vous compliquez pas la journée jusqu'au bout, c'est pas la peine d'aller chercher Lydie à quatorze heures...



Franck Pelé - décembre 2011

lundi 19 décembre 2011

Le temps et rien d'autre



Simone et Raoul roulaient vers Paris, ils étaient attendus pour prendre le thé chez la grand-mère de Simone. Ils partaient de Barbizon, un délicieux village de Seine-et-Marne où ils adoraient passer le dimanche matin, entre les peintres et les couleurs, les auberges et les saveurs.

Sur la route du retour, à la sortie du village, Simone passe machinalement son doigt sur son visage en regardant dehors. Puis elle fronce les sourcils et repasse lentement son doigt sous son œil. Elle baisse alors son pare-soleil dans un geste soudain, se regarde dans le petit miroir et pousse un cri strident qui pétrifie Raoul :

- Quoi ???

- J'ai une ride...

- Mais t'es folle de crier comme ça, je croyais que j'avais écrasé un chien !

- J'ai une ride Raoul ! Je suis vieille, ça y est...

- Mais non tu n'es pas vieille Simone, et puis c'est beau les premières rides, si tu en étais aux dernières je dis pas, mais tu es dans la force de ta beauté ma chérie. Tu m'as fait peur avec ton cri...

- Ah voilà ! La force de ma beauté... C'est comme la force de l'âge, c'est ça ? En général, on dit ça pour trouver des excuses à l'appétit de l'âge justement. Plus il avale les années, plus on le trouve fort. Sauf qu'à force de se goinfrer, l'âge d'or devient un sommeil de plomb, et à force d'ouvrir des paupières de plus en plus lourdes, on creuse les sillons qui craquellent la beauté originelle.

- Simone... Tu es belle comme le jour... L'écrin de ta splendeur vieillira sans doute un peu, mais l'éclat de ces diamants qui me regardent tous les matins ne souffrira jamais du temps qui passe... Jamais.

- Arrête-toi Raoul.

- Ah non, on est déjà en retard, pourquoi tu veux t'arrêter ?

- Arrête-toi !!!

Raoul se gare sur le côté, sur l'herbe rase qui longe la route départementale, à proximité d'un océan de dégradés champêtres. Simone ouvre la porte, descend de la voiture et marche au milieu des couleurs, vers la forêt. Après quelques pas dans cette campagne qu'elle aime tant, elle cueille quelques fleurs, s'allonge sur le dos, et prend le temps de les respirer, doucement, amoureusement, de façon presque vitale...

- Tu vois Raoul, ce qu'on vient de faire, plus personne ne prend le temps de le faire. S'arrêter. Et prendre le temps. Prendre le temps de se faire un de ces petits plaisirs pour lequel on pense ne plus avoir le temps. C'est pourtant ce petit plaisir qui fera un grand souvenir, bien plus que tout ce qui nous fait courir.

Raoul s'agenouille à côté de sa beauté, lui passe la main dans les cheveux et lui répond :

- Ma chérie... Qu'est-ce que c'est que ce petit coup de blues... Tu as trente-cinq ans, tu es absolument splendide, pourquoi une petite ride aurait-elle raison d'une beauté qui ne vieillira jamais dans mes yeux ? Ton sourire, ta voix, ton regard, la douceur de tes mains, comme celle de tes intentions, jamais ne souffriront du moindre trait que le temps jaloux gravera sur ton écorce.

- Tu es mon amour toi... J'ai seulement peur de perdre la qualité de mes émotions face à l'impossible combat que le temps me propose. Je ne veux pas que mon visage devienne un désert à rides...

- Mais c'est impossible chérie, arrête de chercher sans cesse des raisons de mettre du gris dans ton bleu ! Tu n'es qu'émotions multiples, rien ni personne n'aura jamais raison de tes émotions. Elle s'éteindront avec toi, mais toi vivante, tu ne vieilliras jamais.

- C'est fou Raoul... Quand on a dix ans, on ne sait pas encore la chance qu'on a d'avoir tout ce temps devant nous. A vingt ans, on sait. On sait qu'on a tellement de temps qu'on a l'impression de pouvoir vivre trois vies et mille rêves. On a une énergie folle, un appétit de vie extraordinaire, l'amour irrigue nos sens et nos idéaux. A trente ans, on commence à mesurer la rapidité du temps qui s'envole, mais on ne s'inquiète pas, on a encore vingt ans dans nos têtes, on se dit qu'on a encore le temps. Même si on sait dorénavant qu'on ne l'aura pas toujours. A quarante, on en est sûr, on sait qu'on n'aura plus le temps d'avoir le temps, et on sait que ça arrivera vite. Parce qu'on se souvient des quarante ans de cet ami sexagénaire qui ont fondu neige au soleil, c'était hier. Alors on profite, on prend le temps, avec infiniment plus de précaution et de mesure qu'à l'époque de cette jeunesse qui le brûlait sans savoir. A cinquante ans, vous parlez d'un temps que les moins de vingt ans ne connaîtront jamais, vous êtes encore dans une belle forme, mais vous savez déjà que vous ne vivrez pas autant de temps que ce qu'a déjà consommé votre cœur. Alors on prends du bon temps, pendant qu'il est encore temps. A soixante ans, on trouve du temps pour faire des choses d'un autre temps. On voyage, on apprend, on gagne sagesse et humilité, et on retrouve une jolie jeunesse en se nourrissant de celle de ses petits-enfants. Et puis le temps devient insaisissable, on n'arrive plus à le suspendre. Le temps file de plus en plus vite, au point de vous laisser en route, il part s'occuper de tous ces jeunes qui n'ont pas le temps, alors que vous, vous l'aimez tant. Plus il passe, plus vous trouvez le temps long. Probablement pour ne pas le regretter au moment d'avoir définitivement fait son temps.


Raoul s'allonge à côté de Simone, l'embrasse délicatement et lui dit :

- Donne-moi quelques fleurs...



Franck Pelé - décembre 2011

Un menu de rêve



Beverly Hills. Noël 1958. Simone et Raoul ont été invités au somptueux dîner privé donné par Simon Petrossian pour les fêtes de fin d'année. Amant de l'actrice Jayne Mansfield, Petrossian est aussi l'heureux propriétaire du restaurant "Romanoff", l'endroit où le tout-Hollywood aime se montrer. Simone avait choisi une robe splendide, qui dessinait parfaitement ses courbes. Elle l'avait mise pour Raoul, bien sûr, mais aussi pour faire baver de frustration son hôte du soir, elle savait en effet le secret amour que Simon avait pour elle. Surtout, le fait que la pulpeuse Mansfield soit la Madame Petrossian du moment n'avait pas convaincu Simone d'édulcorer ses charmes. Loin de là...

Pourtant, dès l'arrivée de Simone, la nuée de photographes qui n'avait d'objectifs que pour la blonde ballonnée était une raison largement suffisante pour lui gâcher sa soirée. Assis tous les quatre à la même table, Simon demandait conseil à Simone pour le menu du repas de Noël qu'il comptait proposer à sa belle-mère le samedi suivant. Simone répondait dans un anglais parfait, Raoul écoutait à moitié, un œil sur l'incroyable parterre de stars réunies sous le même toit, l'autre sur le fabuleux décolleté de sa voisine de droite. A chaque proposition de Simone, Simon demandait à Jayne ce qu'elle en pensait, et la Jayne ne se faisait pas prier pour descendre en flamme la proposition culinaire de sa rivale française. Simon, aussi courageux qu'une huître, ponctuait inlassablement les réparties de son amante platine d'un "oh oui Jayne, c'est vrai, tu as raison..."

Simone ne bronche pas, jusqu'à ce qu'un photographe la reconnaisse et demande à lui tirer le portrait. Simone autorise le cliché, propose son plus beau sourire et met son buste légèrement en avant. Au même moment, Jayne gonfle ses obus jusqu'à les imposer dans le champ prévu pour la photo de Simone. Les missiles ainsi agités sous le nez de l'ennemie allait mettre fin à la guerre froide et lancer le début des hostilités.

Pour tromper l'adversaire, Simone enchaîne en français :

- Dis donc la Marilyn en bois, t'en as pas marre d'avoir deux arguments pour exister ?

Jayne se tourne vers Simon, qui comprenait parfaitement la langue de Molière :

- What did she say ?

- Nothing honey, nothing... She says that you're a great actress.

- Si j'étais toi, j'enlèverais carrément mon soutien-gorge et je mettrais mes seins dans mon assiette. Comme ça, tu es sûre d'avoir tous les yeux du monde braqués sur toi. C'est bien ça non ?

- What did she say ?

- I say that you are a grosse chaudasse, I say I can help you for your fame if you want, what about splashing your gros seins refaits in your plate to seduce all the men as décérébrés as you are ?

- I'm sorry... I don't understand... Simon... What did she say ?

- Simone, qu'est-ce qui te prend ? Tu dépasses un peu les bornes là quand même !

- Oooooh regardez-le le beau chevalier blanc... Je dépasse les bornes ? Tu veux dire que je vais un peu loin ? Aussi loin que lorsque tu m'envoies des invitations pour tes soirées libertines où nous ne serions que tous les deux ?

Jayne :

- What did she say Simon ?

Raoul, serrant le manche de sa fourchette :

- Simon... Raconte un peu tes petits secrets...

- What did he say ?

Raoul :

- He says comme sa femme. I'm listening to your fiancé about his little secrets. So, range tes ballons and pay attention...

- What little secrets ? Simon ? Whad did they say ???

Raoul :

- Toi Jayne, moi Tarzan, lui banane bientôt flambée. Toi partir chercher autre banane parce que Tarzan va éplucher celle-là.

- I'm sorry... I can't understand...

Simon :

- Mais... mais... Raoul... enfin... tu ne vas pas... mais ta femme raconte n'importe quoi ! Raoul, tu ne vas pas croire une femme jalouse quand même ?

- Un peu plus qu'un homme humide, si... C'est terrible l'incontinence à ton âge Simon... A moins que ce ne soit la peur ?

- Je vais appeler la Police, vous m'entendez ? Je vais appeler la Police !!! Vous ne remettrez plus jamais les pieds dans mon restaurant ! Et si je vous revois dans les parages, avec mes relations, vous avez du mouron à vous faire !

Jayne :

- Did you say "Police" ?

Simone :

- Ah tu vas appeler la Police ? On va les attendre ensemble tiens, j'ai quelques photos à leur montrer...

Simon finit son verre de vin d'un trait, évite le regard de Jayne, sent déjà la baffe que Raoul lui mettra dans quelques instants, et reprend, en anglais :

- Bon, mes amis, je crois que l'alcool nous est un peu monté à la tête... Reprenons où nous en étions, l'idée de Simone pour l'entrée me paraît très bien finalement... Jayne, je sais que tu en as gros sur le coeur, mais pour une fois, écoute ta raison, une femme comme Simone ne peut avoir que d'élégantes propositions pour une table réussie.

Simone, en français :

- Voilà Jayne, écoute ta raison, écoute ce courant d'air qui rebondit dans le vide de ton crâne...

- What is "courant d'air" ? What is "vide" ?

- "Courant d'air" and "vide" are your best friends. In France too, men like Simon love women with courants d'air and vide, that's why Simon is in love with you. Because you are the most "courantd'aired" woman that I have ever seen... Do you understand my dear grosse cruche ?

Pendant que Jayne souriait à ce qu'elle pensait être un sublime compliment d'une femme française, Simone continuait :

- Alors Simon, pour ton repas de Noël chez ta belle-mère, déjà, je t'annonce qu'on va venir avec Raoul.

- Mais... pour quoi faire ?

- Parce qu'on n'a rien de prévu et parce qu'on va se faire un gros plaisir, d'abord avec la table et ensuite avec toi. On va te fêter tout entier mon bon, devant ta légende mammaire, un Saint parmi les seins !

- Sauf si tu préfères toujours appeler la police, évidemment..

Petrossian avale difficilement sa salive :

- Que désirez-vous comme menu ?

- Alors écoute, on va faire simple, déjà, on parlera anglais, pour que personne ne rate une miette du festin, puis ce sera Simon fumé pour tout le monde...

- Simon fumé ?

Raoul :

- Ah oui, excellent pour le teint tu verras ! On va tellement te fumer avec nos jolies vérités que tu vas changer de couleur. Et de ta belle-mère ou de ta fiancée gonflable, je ne sais pas qui va se faire le plus de mouron, mais à mon avis, et malgré le poids qu'elle a sur la face Nord, il se peut que ta chérie en tombe à la renverse ! Une fois que ta dinde sera fourrée au mouron, on la remet à table, et Simone la termine avec la crème de ses vannes, dans la langue de Shakespeare évidemment, que personne n'en perde une goutte...

- What did they say ?

- We ask your fiancé if his dinde is a fan of crème anglaise ?

- What is "dinde" ?

- It's you Jayne ! It's like a beautiful bird we fill with compliments de la maison !

- Oh thank you ! Oh yes, I love crème anglaise ! I was wrong about you Simone, you are very kind... Do you want to come and eat the turkey with us, and my mother, at home on saturday ? Maybe you can bring some "crème anglaise"... ?

Simone, masquant difficilement sa satisfaction répond à Jayne après avoir jeté un regard terrible à Simon :

- Thank you Jayne ! It would be so nice to share this moment with you guys ! Ok for the crème anglaise ma biche... Your husband will remember this dessert forever and ever ! Entre la grosse dinde fourrée au mouron et la biche de Noël, on aura vraiment fait les choses bien ! Hein mon Simon ?

- What did she say ?



Franck Pelé - décembre 2011

Edition spéciale !


- Alors les éditeurs aussi connaissent l'angoisse de la page blanche ?

- Mais... qu'est-ce que vous... qui êtes-vous ???

- Calmez-vous Monsieur... Je vous attendais derrière la page de garde. J'attendais de vous voir écrire vos premiers mots pour que vous puissiez me découvrir après l'avoir tournée mais devant le blocage de votre plume, j'ai choisi de venir vous aider. Pardon d'avoir déchiré votre projet.

- M'aider ? Mais à quoi faire ?

- A vendre des livres. Vous alliez écrire une préface, n'est-ce pas ?

- Oui. La préface d'un roman, mais il ne m'inspire absolument pas.

- Et je peux vous dire que ça se sent à des kilomètres que ça ne vous inspire pas... Vous n'en avez pas marre des romans ? Pourquoi ne pas consacrer un peu de ce temps que vous perdez à préfacer des romans qui ne vous inspirent pas à la découverte d'autres genres ? C'est peut-être justement le moment de tourner la page plutôt que de continuer à la noircir sans envie, vous ne croyez pas ?

- Tourner la page ? Mais pour aller où ? De quel genre parlez-vous ? Pour découvrir quoi ? Qui ?

- Une femme dans mon genre justement.

- C'est quoi votre genre.

- C'est assez spécial, on me catalogue dans les nouvelles, mais je suis plutôt inclassable.

- Vous avez pourtant une classe folle Madame...

- Merci. Je m'appelle Simone. Mon auteur raconte ma vie par épisodes, des instantanés de vie, des voyages sensuels, des plats épicés, des sauces piquantes. Ce qui est étonnant c'est que ma vie EST un roman, mais à la différence des autres, il ne raconte pas qu'une seule histoire. Le roman de ma vie est bien plus riche que tous ceux qui ne vous inspirent rien, parce que ma vie c'est la vôtre, ce que je raconte, c'est tout ce que vous gardez pour vous, tout ce que vous n'exprimez pas, volontairement ou pas. C'est un roman introduit par des photos savamment choisies qui installent un univers, parfument une ambiance, invitent à la précision d'un moment que la plume fait vivre avec tous les ingrédients qui font une émotion. L'émotion vraie, de celles qu'on a vécues.

- Un roman-photo ?

- Et voilà, le raccourci à la noix... J'ai une tête de France Dimanche ? Non, rien à voir avec un roman photo, ce sont des nouvelles, comme des fleurs qui poussent au hasard des souvenirs semés par mon auteur. Et le lecteur, en les cueillant, retrouve le parfum des siens.

- Mais les gens ne lisent pas de nouvelles ma pauvre dame...

- Mais parce que vous ne leur proposez pas les bonnes ! Vous aimez les mauvaises nouvelles vous ? Non ? Mais vous adorez les bonnes nouvelles ! Comme tout le monde ! Alors arrêtez de snober les femmes dans mon genre, arrêtez d'être le pantin d'un système injuste et osez plutôt le roman désarticulé de ma vie, multipliez les plaisirs du nouveau genre que je propose !

- Vous avez un titre ?

- "En voiture Simone"

- Un peu convenu mais pourquoi pas... Et vous dites que les gens la suivraient votre voiture ? Même si ce n'est pas un roman ?

- Publiez-moi Monsieur, vous m'en direz des nouvelles...



Franck Pelé - décembre 2011

mardi 6 décembre 2011

Raoul aime les femmes, avec ou sans accent.



- Qu'est-ce que tu fais Raoul ?

- Je teste ton amour.

- Tu testes mon amour...

- Oui, on dit souvent d'un homme irrésistible qu'il ne dormirait pas dans la baignoire, alors je viens d'y faire mon lit, et j'attends de savoir si tu vas m'y laisser...

- Mais qu'il est bête...

- Ça commence mal... C'est le problème quand on se connaît trop, ce qu'on trouve délicieux chez un nouveau venu, on trouve ça bête chez un compagnon de la routine.

- Allez viens te coucher mon tombeur...

- Pourquoi tombeur ?

- Parce que tu aimes tellement séduire...

- Mais je n'aime que toi Simone !

- Je sais que tu n'aimes que moi mais si tu avais d'autres vies, tu ne me les consacrerais pas toutes... n'est-ce pas ?

- Mais... je ne sais pas ! Et toi, tu n'aimes pas séduire ? Tu n'aimes pas quand les hommes te regardent ou te désirent ? Vous êtes vraiment fortes pour nous culpabiliser, à vous entendre, nous ne serions que les lanceurs de flèches et vous les transpercées involontaires. Mais je connais énormément de femmes qui auraient mis Robin des bois à l'amende moi ! Vous avez juste peur d'avoir donné votre liberté à quelqu'un qui pourrait être séduit par une inconnue un beau jour de printemps alors que vous êtes les premières à sourire aux compliments du jeune quadragénaire qui vient vous apporter une autre coupe de champagne en vous disant combien vous êtes ravissantes !

- Et vous alors ?

- Mais nous pareil ! Ce qui fait que ce soit l'époux ou l'épouse qui craque en premier n'a rien à voir avec le fait que ce soit un homme ou une femme, ça dépend juste de la confiance qu'on a envie d'avoir en l'autre ou pas. Certains ont cette confiance, et même s'ils savent l'existence du désir naissant dans quelque dimension instantanée, comme une soirée pétillante ou un regard qui en reconnaît un autre, ils connaissent la force et la vérité de ce que leur offre leur moitié. D'autres, par contre, anticipent sur les faiblesses de leur partenaire, et jouissent d'une flamme avant qu'on vienne souffler sur la leur.

- Il est drôle lui ! Mais vas-y si tu as tellement envie de jouir de toutes les flammes du monde ! Va te brûler les ailes mon ami ! Mais tu ne pourras plus jamais voler jusqu'à moi après, réfléchis bien ! Et si tu penses que j'éteins ta flamme, t'as qu'à souffler un peu sur mes braises parce que si tu attends trop, t'auras beau aller au charbon, je te promets que tu vas manger froid !

- Mais pourquoi dès qu'on parle de ce sujet en se mettant en dehors du débat, il faut absolument que tu en fasses un cas particulier et que tu te sentes visée ?

- Bien sûr... Prends-moi pour une idiote Raoul... C'est pour rêver tranquillement aux bas de ta secrétaire que tu as fait ton lit dans la baignoire oui ! Tu as de la chance que je ne mette pas l'accent sur ta nature de prédateur que tu essaies tant de cacher...

- Mais vas-y, mets l'accent ma chérie !

- Tu es un affamé Raoul, tu aimes tellement les femmes, les belles femmes, dès qu'une de ces dames te plaît, ta façon de sourire, ta façon de renouer ton nœud de cravate, d'être aux petits soins, de rire avec cette fossette que je ne vois jamais quand tu ris avec moi, ta façon de rester cette longue seconde supplémentaire dans les yeux de celle qui te plaît après un avoir échangé un jeu de mots complice, tout dans ton comportement hurle que tu es un homme affamé...

- Et bien dites-moi... Qu'est-ce que ça aurait été sans accent !

- Un homme à femmes.



Franck Pelé - décembre 2011

Simone, une femme universelle


- Simone, tu as gagné ! Tu es Miss Univers !!!

- Simone, relève-toi, c'est ton heure de gloire ! Ils sont tous debout !

- Laissez-la respirer, c'est l'émotion, vous imaginez ? Elle vient d'être élue, c'est la plus belle femme du monde !

- Relève-toi Simone, les gens sont debout, ils hurlent leur bonheur, tu as séduit le monde entier !

La première Dauphine ajoute :

- C'est quand même fou de ressentir autant d'émotion, jusqu'à tomber dans les pommes...

Simone ouvre alors un œil et dit :

- Et toi, t'en connais un rayon en pomme, pas vrai la dauphine ? Mais vous êtes vraiment naïves les filles... Parce que vous croyez qu'ils m'ont élue parce que je suis la plus belle femme de l'univers ?

- Pourquoi ils t'ont élue alors ?

- Mais parce que j'ai craqué mon short pendant la démonstration de gymnastique au moment du grand écart ! Tu n'as pas vu ? La fenêtre grande ouverte ! Y'avait vue panoramique sur la baie des anges ! Et le premier rang a peut-être même vu les dunes à travers les roseaux !

- Mais alors tu as triché ?

- Écoute-la la jalouse ! T'aurais dû faire l'Eurovision, t'aurais eu plus de points ! J'avais jamais vu la Suisse avec aussi peu de relief ! J'ai triché rien du tout, y'a des accidents qui font des heureux, d'autres des traumatisés !

- Ça veut dire quoi ça ?

- Ça veut dire que si t'avais craqué ton short, c'était la ruée vers les sorties de secours, la panique dans les gradins, y'a certaines terres inconnues qu'il vaut mieux ne jamais découvrir !

- Mais comment tu as réagi quand tu t'en es rendue compte Simone ?

- A partir de là, j'ai tout fait pour éviter les regards et les caméras, je me suis cachée tout le défilé, alors quand tous les yeux et tous les objectifs se sont braqués sur moi à l'annonce du nom de la gagnante, c'est la honte qui m'a couchée, pas l'émotion ! Mais je me suis couchée assez vite pour que personne ne puisse voir mon visage, en dehors de quelques personnes dans la salle que je ne reverrai jamais.

- Mais personne n'a rien vu Simone... Et puis tu es tellement belle, c'est vraiment mérité... Allez, lève-toi... Viens...

- Restez là ! Ne bougez pas... Et je fais quoi comme discours ? Je remercie mon esthéticienne, sans laquelle je n'aurais jamais séduit le jury ? Et qu'est-ce que je fais de tous les regards bizarres qui vont me tomber dessus toute l'année ? Vous imaginez la tête de ma boulangère quand je vais aller chercher le pain ? Et Raoul ? Je vais lui dire quoi à Raoul ? Souris mon chéri, tu es le mari de Miss Univers, c'est quand même génial non ? Toute la galaxie connaît l'intimité de ta femme ! Et puis, je vais vous dire, si y'en a un seul qui ose me dire que j'ai gagné parce que j'ai eu de la chance, en utilisant un autre mot, un peu plus vulgaire que chance, juste pour le plaisir du bon mot, je vais forcément faire de la prison. Parce que je vais l'étrangler avec son intestin grêle... Non, appelez un médecin, dites que j'ai perdu connaissance, ils m'évacueront avec un masque à oxygène et je disparaîtrai de la scène publique pour toujours. De toutes façons, on ne me retrouvera jamais, je m'étais inscrite sous un faux nom. On ne saura jamais qui était la Miss qui a ébloui l'univers...

- Tu n'es pas la vraie Miss France ?

- Ah non Mademoiselle, la vraie Miss France, elle pionce dans un placard à balai à l'heure qu'il est, et quand j'ai vu le filet garni qui allait représenter mon pays, je me suis dit qu'il fallait faire quelque chose ! Elle avait le même prénom que moi, c'était parfait. Vous savez, en France, les belles femmes ne cherchent pas la couronne dans les concours, elles la cherchent dans les regards.




Franck Pelé - décembre 2011

Simone a de l'avenir


- Qu'est-ce que c'est que ce déguisement Simone ?

- C'est à une amie voyante...

- Une quoi ?

- Une voyante ! Une femme qui voit l'avenir dans une boule de cristal.

- Pfff... Et tu crois à ces sornettes ?

- Ces sornettes ! Ça faisait bien dix ans que je n'avais pas entendu ce mot !

- T'occupe pas du vocabulaire du Monsieur, ça te dépassera toujours...

- Et ça va sinon au niveau de tes chevilles ?

- Alors tu vois quelque chose dans ta boule ? Tu sais que moi, j'ai beau regarder dans des boules de gomme, je ne vois que des mystères.

- Hilarant ! Allez crache ton venin... De toutes façons, tu ne crois en rien, tu n'es bon qu'à balancer des critiques... Un vrai serpent à sornettes !

- Mais je ne demande qu'à croire très chère, je ne demande qu'à croire...

- Là, par exemple, je vois que tu vas me gonfler jusqu'à lundi minimum.

- Impressionnant...

- Bon. Tu veux tomber de ta chaise ? D'accord, on y va... Tiens-toi bien... Tiens-toi mieux ! Voilà...

- Si tu as l'arrivée du tiercé de demain, je suis preneur au fait.

- Raoul, tu me coupes la parole encore une fois et je t'incruste la boule dans le front.

- Pardon. Je t'écoute.

- Tu vois là, par exemple, je suis en 2012. Et bien les Mayas avaient vu juste...

- Quoi, la fin du monde ? Mais non, il paraît qu'ils ont fait une erreur dans les calendriers lunaires, et que finalement, ce sera beaucoup plus tard.

- Ce n'est pas tout à fait ça. C'est juste que depuis les Mayas, on se repasse cette prédiction de génération en génération mais oralement, et à force, on a changé la vérité. En fait, la crise de 2012 sera trois fois plus forte que celle de 1929, la crise américaine où les gens se nourrissaient à l'aide de tickets de rationnement, et encore, quand il restait quelque chose au moment où leur tour arrivait... En 2012, il n'y aura plus rien dans les magasins, tous les supermarchés auront été pris d'assaut en quelques jours à peine, parce que les gens seront au chômage, les salaires suspendus, les allocations, les remboursements, toutes les sortes d'aide financière, tout sera gelé, les crédits ne pourront plus être payés, les logements saisis, les voitures ne seront plus conduites que par les très riches, mais dans des tunnels spéciaux, parce que les gens les prendront pour cible dès qu'elles montreront le bout de leur pare-choc, ce sera comme ça partout, dans toute l'Europe d'abord, puis dans le monde entier. Les Mayas avaient raison Raoul, on a juste changé le sens de leur prédiction avec le temps et l'habitude de répéter sans chercher à comprendre... 2012, ce sera la faim du monde.

- Dis donc, c'est flippant ton truc là...

- Où tu vas Raoul ?

- Je vais acheter des réserves, des pâtes, du riz, des conserves, de l'eau, au cas où...

Devant la blancheur du visage de Raoul, Simone redevient aimante et protectrice, elle lui passe la main dans les cheveux, le regarde dans les yeux et lui dit doucement :

- Chéri, tout va bien, la guerre est finie, les gens ont des maisons, du travail, de l'argent, des voitures, des potagers, des frigidaires, des résidences secondaires, la vie est belle, la croissance économique est fantastique et ça va durer longtemps. Il faudrait être sacrément con pour gâcher tout ça... Et puis tu sais, même si je sais que ton amour est éternel, pardonne-moi de te rappeler qu'en 2012, on ne sera plus là...

- Alors, s'il y a encore des gens en 2012, ils auront survécu à la vraie fin du monde. Le nôtre.



Franck Pelé - décembre 2011

mercredi 30 novembre 2011

Quand Raoul perd la boule


- Simone !

(pas de réponse)

- Simooooooooone !!!!!!

- Rrrrooo... arrête de hurler... quoi ?

- T'as téléphoné dans le jardin...

- Oui, et alors ?

- Et tu as téléphoné longtemps...

- J'ai un peu papoté avec Paulette oui, pourquoi ?

- Parce que quand tu téléphones, il faut toujours que tu émiettes quelque chose...

- Et alors ?

- Alors tu n'étais pas dans la cuisine, avec un morceau de pain à portée de main mais dans le jardin...

- ET ALORS ??? Tu me le dis ton problème ou j'ai le temps de prendre un bain pendant que tu additionnes les indices ?

- Alors tu m'as défoncé l'arbre du milieu !!! Tu lui as explosé la boule !!! Ce n'est plus un jardin, c'est un cimetière !

- Ah parce que toi quand toutes les boules étaient bien rondes, tu trouvais que c'était la fête de l'année ton jardin ? Tu ne vas quand même pas me faire acte II scène 3 parce que j'ai UN PEU touché ta boule en téléphonant alors que c'est la seule occupation possible dans ce trou paumé à 2000 mètres d'altitude ! Le monastère du Nom de la Rose, c'est le Carlton de la Croisette à côté !

- Tu ne connais rien à l'art topiaire...

- L'art topiaire ?

- C'est l'art de tailler les arbres et les arbustes dans un but décoratif, leur donner des formes précises, comme ces boules, qui étaient absolument parfaites avant que tu viennes t'en occuper.

- Je sais très bien ce qu'est l'art topiaire. Comme si je ne connaissais rien à l'art de tailler moi...

- Oh je t'en prie hein, n'en rajoute pas ! Tu as déjà rendu mon jardin vulgaire, ça suffit largement.

- Je parlais de tailler des costards ! Parce que pour le reste, il va se passer quelques automnes avant que tu aies l'occasion d'évaluer mon art ! Il n'y a pas que les boules de ton jardin qui vont connaître une ambiance de cimetière, et encore j'exagère, dans un cimetière, y'a des visiteurs... Alors que moi, même à la Toussaint, je laisserai ton jardin reposer en paix, ne compte pas sur moi pour venir le fleurir ! Je suis vulgaire là ? Tant mieux ! Ça te donne une idée de la vulgarité de me faire vivre dans un endroit pareil ! Tu as cru que je voulais me retirer du monde ou quoi ? Oh ! Frère Tuck, Tu pourrais me regarder quand je te parle !

Le téléphone sonne. Raoul décroche.

- Oui ? Ne quitte pas, je te la passe... C'est Paulette, elle veut savoir ce qu'on fait dimanche.

- Allô ! Excuse-moi ma chérie mais je ne vais pas pouvoir te parler là parce que sinon je pourrais me mettre à émietter Raoul... vu que je n'ai plus le droit de toucher à ses boules...

- Jamais il ne t'interdirait une chose pareille. Vous me faites marcher...

- Ah non, non, je te promets, je n'ai plus le droit. Remarque, vu que je ne connais rien au fait de tailler quoi que ce soit, elles ne vont pas s'en plaindre...

- Mais pourquoi tu n'as plus le droit ?

- Parce que je lui en ai défoncé une... Celle du milieu en plus, celle qui se voit le plus...

- Du milieu ??? Mais... comment c'est arrivé ?

- Tout à l'heure là, pendant que je te téléphonais.

- Il a dû souffrir horriblement... non ?

- Bien sûr qu'il a eu mal, ça fait une heure qu'il hurle ! Mais moi quand je téléphone, tu sais ce que c'est, j'ai besoin de m'occuper...

- Oui enfin quand même, lui émietter sa fierté pour occuper tes mains, t'aurais pu trouver autre chose.

- Paulette, tu ne vas pas t'y mettre toi aussi !

- Excuse-moi Simone mais c'est quand même assez grave, tu ne crois pas ?

- Non, ce n'est pas grave ! On peut vivre avec une boule abîmée au milieu du jardin, je ne vois pas ce qu'il y a de dramatique ! Surtout qu'il n'y a jamais personne qui vient les voir...

- Parce que tu aimerais qu'il y ait du monde qui vienne les voir ?

- Mais oui. Ça me ferait très plaisir qu'il y ait du monde dans son jardin, il met tellement de cœur à rendre ses boules bien lisses. Mais faut quand même pas pousser, je n'ai abîmé qu'une petite surface sur la boule, je n'ai pas touché au tronc, y'a plus qu'à attendre que ça bourgeonne et le trou sera comblé comme avant.

- Bon. J'imagine que pour Dimanche, vous allez rester au chaud... Tu l'emmènes consulter ?

- Quelle idée ! C'est pas une maladie non plus l'art topiaire ! Tu veux qu'on vienne à quelle heure ?

- Non, non Simone, vraiment... Je préfère que vous veniez quand tout ira mieux. Et puis j'ai acheté des rognons, il pourrait mal le prendre.



Franck Pelé - novembre 2011

Le jour où Raoul a failli se viander



Raoul avait pris rendez-vous à la mairie pour s'inscrire sur les listes électorales et pour satisfaire à la question annuelle du recensement. Deux jolies fonctionnaires, qui le connaissent de vue depuis longtemps, l'invitent à les rejoindre dans la salle du fond. Après quelques minutes, l'entretien commence à devenir plus précis que prévu.

- Vous devez être un homme exceptionnel pour séduire une femme aussi exigeante que Simone...

- Oh non, non... Je suis... (Raoul sent le pied de sa voisine de droite lui caresser doucement la jambe...)... je suis tout à fait normal vous savez...

Sa voisine de gauche commence elle aussi à prendre son pied en silence pour toucher du doigt la sensuelle réalité de son voisin :

- Arrêtez votre modestie... Vous êtes une bombe d'amour... Vous avez beaucoup trop à donner pour une seule femme... Vous l'aimez à quel point votre femme ?

Raoul déglutit :

- On ne peut aimer davantage.

- Bien sûr, mais vous pourriez vous détendre un peu dans votre jardin sans forcément que ça mette le bazar à la maison non ? Si vous adorez le gigot et que vous goûtez un bon tournedos, votre amour pour le gigot reste le même... vous comprenez ?

- Peut-être, mais si j'ai épousé le gigot, et que je goûte un tournedos, je le trompe jusqu'à l'os mon gigot !

- Non... Votre morale judéo-chrétienne vous étouffe... Ma collègue a raison, d'ailleurs, si votre femme était témoin de cette scène, elle verrait bien que vous êtes sage, que nous sommes les seules à vous inviter au plaisir, et si vous étiez le héros d'un film, elle voudrait probablement que vous lâchiez un peu de lest... D'ailleurs, pourquoi un sentiment naturel devrait-il être frustré ?

- Mais parce que nous avons signé un contrat ! Physique et moral ! Et qu'un contrat avec des dessous de table n'est pas moral ! Et je ne suis pas le héros d'un film mais le héros de sa vie ! Et dans ces cas-là, une femme n'attend pas la même chose des deux figurez-vous !

- Les meilleurs contrats sont pourtant ceux qui ont eu les meilleurs dessous de table vous savez... Voire les meilleurs dessous tout court...

- Raoul, si vous n'arrivez pas à le dire, prenez cette feuille blanche, et écrivez votre réponse à notre question : "Voudriez-vous venir avec nous dans le jardin étudier les différentes positions que nous savons prendre face à la crise qui secoue notre société ? " Ma collègue se penchera sur votre dossier pendant que vous me proposerez tous les arguments susceptibles de me séduire...

Raoul regarde chacune de ses voisines dans les yeux, sans aucune expression, puis il saisit la feuille blanche, prend le stylo et réfléchit :

- Écoutez Raoul, vous pouvez écrire toutes vos doléances, nous ferons tout pour vous rendre ce séjour très agréable...

Raoul commence à écrire sa réponse quand soudain, Simone surgit dans la pièce ! Raoul fait une boule avec la feuille de papier et la range dans sa poche. Les deux femmes retirent immédiatement leur pied, mais trop tard pour que ce soit discret :

- Dites donc les poufs podologues, c'est comme ça que vous inscrivez les citoyens sur les listes électorales ? Alors moi j'ai confiance, je vous laisse cinq minutes et quand je reviens, je me rends compte que vous êtes en cheville avec mon mari ?

- Simone, je n'ai rien fait ! Je te promets...

- T'as bien fait de mettre des chaussettes quand même, sinon t'aurais pu sentir deux femmes te caresser les jambes sous la table...

- Madame, ce n'est pas ce que vous croyez...

- Ah bon ? C'était quoi ? Vous avez des problèmes de vue et vous avez besoin de lire en braille les poils du tibia de mon mari pour bien comprendre ses réponses ?

- Mais non nous ne sommes pas aveugles mais...

- Et bien moi non plus ! Alors vous allez me faire un petit chèque et je ne dirai rien à Monsieur le Maire !

- Mais enfin... vous ne pouvez pas nous proposer une chose pareille !

- Ah non ? Je croyais que vous étiez maîtresses ès dessous de tables ! Je laisse à votre bon sens le choix du montant, sinon j'en réfère à votre chef, et croyez-moi, une mairie trompée peut être bien plus violente qu'une femme bafouée !

- Simone...

- Raoul, va m'attendre dans la voiture s'il te plaît.

Raoul se lève, salue l'assistance, gêné, puis descend les escaliers de la mairie en se demandant encore ce qu'il venait de lui arriver. Simone regarde par la fenêtre, elle voit Raoul sortir du bâtiment et s'engouffrer dans la voiture. Elle se tourne alors vers les deux femmes :

- Alors ?

- Alors tu peux être tranquille Simone, comme tous les ans, il n'a pas craqué.

- Il est incroyable ton mari... Par contre, évite "les poufs podologues" la prochaine fois, c'était moyen...

- Oui, pardon, j'ai dit ce qui me venait sur le moment, j'ai hésité avec les poufs pédicures, mais j'ai trouvé que ça sonnait mieux podologue, y'a un côté scientifique qui vous rendaient encore plus détestables.

- Il faudrait que tu trouves autre chose pour l'année prochaine parce qu'au bout d'un moment il va se douter de quelque chose...

- D'accord, merci les filles, à bientôt.

- Bonne journée Simone...

Deux semaines plus tard, Simone demande à Raoul où il a mis la liste des courses. Il lui répond, Simone part au marché, et quand Raoul revient du garage, sa femme lui a préparé une magnifique table dans le jardin avec de superbes pièces du boucher et des pommes dauphine bien dorées... Raoul semble surpris :

- Tu ne m'avais pas parlé de lotte à l'armoricaine ?

- Ah moi j'ai suivi ta liste, elle était là où tu m'as dit, dans la poche de ta veste, un peu en boule mais bon... et c'était bien écrit "...d'accord pour deux tournedos dans le jardin, et j'espère que les pommes seront bien rondes..."



Franck Pelé - novembre 2011

samedi 26 novembre 2011

Les 400 coups

Je m'invite exceptionnellement dans ce petit prologue pour vous remercier, d'aimer Simone, Raoul, et les mots qui les font vivre. Merci d'être là, fidèles, généreux et partageurs, j'espère ne jamais vous décevoir et porter Simone vers les plus hauts sommets ! L'épisode qui suit est le numéro 400. Le premier a été écrit en mai 2010.

Que vos routes soient fleuries !

Franck Pelé



- Tu sens bon ma chérie...

- Arrête Raoul, j'ai vraiment pas le temps là... Je dois retaper toutes les corrections des cours de géographie de mes élèves à la machine, et ça prend un temps fou...

- Ils sont doués ?

- A part quelques-uns qui me mettent la pointe bretonne dans l'estuaire de la Gironde, ils sont plutôt bons oui.

- Que j'en chope un essayer de te mettre la pointe bretonne dans l'estuaire de la Gironde tiens...

- Raoul...

- Tu ne veux pas réviser ta géo avec moi ? Allez viens... J'ai envie de te mettre le Cap Ferret dans le bassin d'Arcachon... Le pic du Midi dans le Golfe de Gascogne... Le Jura dans le Creuse !

- Mmmmm... Vous ne perdez pas le Nord mon jeune ami... Mais avez-vous assez d'atouts dans votre Manche ?

- Je vois que Madame est joueuse... Oh oui maîtresse, largement assez pour avoir la Mayenne !

Simone ne peut empêcher un sourire plein d'envie.

- Il vous faut être sûr jeune homme, parce que si vous réveillez le Bas-Rhin, je vous conseille d'être prêt dans l'Eure...

- Je vous promets de vous emmener au sommet de mon Puy-de-Dôme et de réveiller tous vos volcans.

- Ne prenez pas de tels risques... Si mes volcans venaient à entrer en éruption, il vous faudrait bien plus que la Seine et Marne et la Loire réunies pour m'apaiser... alors dans le Doubs, abstenez-vous...

- Je suis sûr de moi ! J'irai à votre rythme... Vous préférez la Nièvre ou la tortue ?

- Bon, allez, stop ! Ouste ! Je ne vais jamais pouvoir finir là, allez, va prendre ta douche !

- Mais j'en sors !

- Prends-en une autre ! Ça va te calmer...

Raoul embrasse longuement Simone dans le cou, puis regarde par-dessus son épaule pour lire une correction de copie.

- C'est qui cette Audrey ? Elle a une jolie écriture... Mignonne ?

- Raoul dégage !

- Rrrrroooo... allez... Détendez-vous de l'Aisne ma Sœur...

- Elle a vingt ans, elle est adorable et très douée en géographie si tu veux savoir... et elle sort avec un beau petit mec de la classe. Bon, lui est peu moins doué, mais il la fait rire avec ses fautes... Et tu sais ce qu'on dit des hommes qui font rire les femmes... Hier, je leur ai demandé de se mettre par deux et de placer certaines villes françaises dans plusieurs départements. Il a mis Aurillac près de Marseille, et ça l'a fait fondre. Elle est comme ça Audrey, très simple, hyper nature...

Raoul éclate alors de rire en partant vers la salle de bains :

- Quoi ?

Raoul s'appuie contre le mur et hurle de rire, le front plaqué contre son avant-bras. Il aurait préféré ne pas penser à cette répartie qui lui est venue immédiatement, mais parfois, que voulez-vous, on ne peut rien faire face à l'humour aussi douteux qu'efficace.

- Raoul ! Dis-moi !!!

- Ah non, désolé ma chérie mais je ne peux vraiment pas te dire... Ouhhhhhhouuuuuhhouuuuhouuu
u.... Oh put... j'en pleure...

- Attends, ça va Raoul, je n'ai plus quinze ans... Allez...

- Ton Audrey là... Elle a des goûts douteux quand même non ?

- Pourquoi tu dis ça ?

- Non... Je peux pas...

- Bon Raoul, t'es énervant là...

- Je pensais juste que... (il souffle doucement pour reprendre ses esprits) ... Je pensais juste à la prise de risque de ces jeunes filles naïves qui veulent absolument connaître l'amour sans penser aux conséquences de certains mauvais choix... Certains choix adulescents peuvent te traumatiser une vie sexuelle future tu sais...

- Mais encore ?

Raoul sent alors monter la deuxième salve nerveuse de cette formidable crise de rire qui ne veut plus le lâcher. Et juste avant de partir, avec la voix aiguë de ceux qui peinent à sortir quelques mots entre deux larmes joyeuses, il lance :

- Elle est quand même amoureuse d'un mec qui lui met le Cantal dans les Bouches-du-Rhône ! Tu parles d'un côté nature toi !

- Raoul !!! Tu es immonde !!!

- Il lui aurait mis la Somme dans les Deux-Sèvres encore... mais le Cantal dans les Bouches-du-Rhône ! Oh malheur... Il a pas peur le môme !

Et Raoul explosa de plus belle...

- Ouuuuuh... attends... il faut vraiment que je prenne une douche immédiatement là...

Pendant que Raoul était emporté par l'extraordinaire fou rire que son esprit lui proposait, un esprit qu'il trouvait aussi fin que d'autres, comme sa femme à l'instant, trouvaient tordu, Simone relisait la copie et ne pouvait s'empêcher de sourire en pensant à l'interprétation de son mari, dans le contexte de leur petit jeu érotico-géographique... Elle se leva alors doucement, se déshabilla complètement, et son corps de rêve rejoignit son mari sous la douche... Il se pinça les lèvres pour ne plus rire et lui demanda pardon. Puis, devant la beauté de sa femme, le fou rire laissa la place à un sourire fou d'amour... Simone lui glissa alors à l'oreille :

- Raoul... Fais rugir l'Yonne qui est en moi...

- Vous avez eu chaud Mademoiselle... Le train allait partir...

- Faites-le entrer en Gard...
 
 
 
Franck Pelé - novembre 2011 - tous les textes sont déposés à la SACD

jeudi 24 novembre 2011

Un goût de Paradis


- Pourquoi tu me regardes comme ça Raoul ?

- Parce que je t'aime comme au premier jour... Tes jambes mon amour... Tes jambes...

- Qu'est-ce qu'elles ont mes jambes ?

- Je les regarde et je me dis que j'ai épousé les plus belles jambes du monde... Les jambes d'une femme semblent donner l'élan de leur beauté. Plus elles sont belles, plus l'ascension sera inoubliable. Tu as les mêmes jambes qu'à dix-sept ans...

- Tu te souviens de nos dix-sept ans ?

- C'était hier ! C'est fou parce que le temps passe, mais les instants suspendus restent éternels, ils ne vieillissent pas. C'est probablement la raison pour laquelle, un matin, on n'arrive pas à croire à la différence entre l'image qu'un miroir nous propose et aux éternités qui dansent dans notre mémoire.

- C'est vrai... Mais on a encore le temps, t'es gonflé ! Tu veux me saper le moral avec ta mélancolie là ? Laisse-toi plutôt porter par l'élan de mes jambes tiens...

- Je me souviens très précisément de notre premier regard... Quand on est adolescent, on amplifie tout, un regard posé sur vous c'est comme une décharge d'adrénaline, une énorme boule d'énergie qui vous bouleverse le rythme cardiaque, la première fois que tu m'as regardé, c'était comme si je comprenais le sens de la vie...

- C'était exactement pareil pour moi. Ton regard, c'était une invitation à entrer au Paradis.

- Puis on quitte l'adolescence, on fait des choix, ou on les subit. Il y aura ceux qui ne trouveront finalement jamais le Paradis, et ceux qui ne l'auront jamais quitté.

- Je lui trouve comme un goût de pomme à notre Paradis subitement...

- Y'en a...

- On en croque un bout ?


Franck Pelé - novembre 2011

Simone montre les dents



- Bonjour Docteur, je viens vous voir pour un problème très délicat et on m'a dit que vous étiez le meilleur dentiste de la région pour ce problème...

- Je vous en prie Madame, entrez, installez-vous. Que vous arrive-t-il ?

- Voilà, je suis très amoureuse de mon mari mais j'ai beaucoup de mal à être exclusive, psychologiquement je veux dire, parce que je suis une femme fidèle. Ma liberté d'expression, je parle de l'expression de mes sentiments là, et même de mes sens, est telle que les hommes ressentent ma féminité généreuse sous mon élégance classieuse, et si l'un d'eux parvient à me séduire, avec un regard, une allure, un esprit, une voix, je ne peux me résoudre à l'ignorer. J'ai même envie de courir avec lui sur une plage et de l'embrasser pendant des heures, sans jamais le faire évidemment, ni même lui avouer.

- Je comprends bien mais... en quoi cela me concerne-t-il ?

- Et bien Raoul, mon mari, doit se douter de quelque chose parce que le mois dernier, après qu'il m'ait vu poser mes yeux sur le charme d'un ami, il m'a dit qu'il trouvait que j'avais les dents longues. Je pensais qu'il plaisantait, et ce matin, en me regardant dans la glace, j'ai trouvé que ça se voyait un peu...

- Un peu oui... Écoutez... J'ai été moi-même un homme à femmes avant d'être l'homme d'une seule femme, mes dents rayaient tellement le parquet que j'ai déposé un brevet...

- Ah bon ?

- Oui, j'ai inventé le parquet pré-découpé. C'est un peu grâce à moi si on le vend par lattes aujourd'hui...

- Chapeau Docteur. Et comment avez-vous réussi votre métamorphose ?

- Je suis allé voir un collègue dentiste, il m'a dit qu'il fallait polir les dents jusqu'à ce qu'elles atteignent un niveau raisonnable. Il ne fallait plus que je morde, il fallait que j'embrasse sans crainte...

- Il n'a pas dû s'économiser sur la fraise votre collègue...

- Il s'est même bien refait la cerise, avec l'émail qui est tombé, il s'est fabriqué un lavabo !

- Ah quand même...

- Alors voilà ce que je vous propose, je vais m'occuper de votre bouche jusqu'à ce que vous atteignez le niveau souhaité, puis ensuite, si vous êtes satisfaite, je vous invite à dîner.

- Vous m'invitez à dîner ? Pourquoi donc ?

- Pour me faire pardonner de rogner votre appétit naturel...

- Je peux voir votre bouche Docteur ?

- Ma bouche ? Pour quoi faire ?

- Pour voir l'état de vos dents, celles qui rayaient le parquet avant d'être soignées et remises à niveau.

- Mais bien sûr Madame.

Le docteur ouvre la bouche en grand, Simone regarde à l'intérieur, consciencieusement, puis recule, regarde le dentiste droit dans les yeux et lui lance :

- Et après le restaurant, vous me ramenez chez moi et je rentre seule ?

- Et bien... Pas forcément, non... Vous n'aurez plus les dents longues mais vous aurez toujours la flamme vive... Si vous souhaitez que je vous borde, je veux bien me sacrifier, et si vous aimez que la situation déborde, alors nous nagerons ensemble dans des eaux délicieusement troubles...

- Je croyais que vous étiez l'homme d'une seule femme ?

- Oui mais... bien sûr... mais... je ne comprends pas... pourquoi ne pourrait-on pas aimer sans limites ? Pourquoi brider ce sentiment naturel ?

- C'est bien ce que je pensais, pour décrypter votre identité profonde vous, pas besoin de votre ADN, il suffit de regarder vos dents...

- Que voulez-vous dire ?

- Que vous êtes trop poli pour être honnête !


Franck Pelé - novembre 2011

Surréaliste Simone


- Et il faut que je reste combien de temps comme ça ?

- Le temps qu'il faudra Mademoiselle. Si vous voulez devenir modèle pour le maître, apprendre la patience vous sera indispensable...

- Par contre, si vous continuer à écrire à cet endroit, je risque de devenir bien plus surréaliste que votre art...

- Que voulez-vous dire ?

- Que si vous continuez à faire glisser votre plume sur ce point sensible, on va finir par faire des Dalipettes !


Franck Pelé - novembre 2011

Le nœud de l'histoire


Simone et Raoul sont assis à la terrasse d'un café. Le temps est magnifique, les couleurs sont aussi éclatantes que les parfums.

- Raoul...

Il ne répond pas. La bouche légèrement entrouverte, il ne peut s'empêcher de poser ses yeux sur cette passante et d'y laisser toute sa concentration.

- Raoul !!!

Il se redresse brusquement et remonte ses lunettes de soleil sur son front :

- Quoi ?

- Tu veux que je t'aide ?

- Mais quoi ?

Simone prend un air complice dans un sourire tellement vicieux qu'on aurait pu la prendre pour un homme :

- Allez, tu peux me le dire... Tu regardais le nœud de la dame...

- Pas du tout ! Je regardais sa robe et je me disais qu'elle t'irait très bien.

- Mais pourquoi vous ne dites pas la vérité les mecs sur ce sujet ?!! Fais-moi confiance, j'ai envie de savoir moi, quel genre de femme te plaît... Allez, parle-moi comme si j'étais ton meilleur ami...

- Simone, arrête... Si tu étais mon meilleur ami, ça se saurait... Tu sais très bien que si je te dis ce que je pense tu vas me faire une crise de jalousie...

- N'importe quoi. Je suis ta femme, c'est sur moi que tu t'allonges, pas sur celles que tu regardes, ce sont elles qui devraient être jalouses ! J'ai quand même assez de psychologie pour comprendre qu'on puisse aimer regarder une belle femme, qu'on puisse être séduit par elle, voire même...

- ... excité par elle ?

- Bien sûr !

- Je ne te crois pas.

- Et bien ne me dis rien alors ! Je vais regarder le charme des hommes que le hasard me réserve...

- Oui, je la regardais...

- Et tu la regardais en pensant à quoi ?

- J'imaginais ses fesses, ses seins, la douceur de son ventre... Je regardais ses mains aussi...

Simone finit son Martini blanc d'un trait, Raoul poursuit :

- ... en fait, j'aurais adoré lui défaire son nœud...

Simone fait alors exploser le verre qu'elle avait encore en main sous la pression phénoménale de la crispation de ses doigts et hurle :

- Si jamais tu penses encore UNE SEULE FOIS à défaire le nœud d'une autre, je vais tellement faire de nœuds marins au tien que tu vas rester un bout de temps amarré au quai des désirs !!!

- Et voilà... Voilà !!! Tu vois, je te fais confiance, et bam ! Les deux pieds dedans ! Tu peux pas t'en empêcher hein... Ne me demande pas alors ! T'es nulle comme meilleur ami...

Simone se lève, part toute la journée se calmer en ville, elle se promène, elle regarde tous les hommes charmants, en imaginant leurs fesses, leur torse, leurs mains, tout en maudissant son mari d'oser faire la même chose et en se persuadant que lui, quand il fait ça, c'est pas pareil... Puis elle rentre chez elle, se fait couler un bain, se caresse doucement avec la mousse, et réveille son désir. Un désir tellement brûlant qu'on se demande quelles sont les véritables origines des vapeurs de la salle de bains... Raoul entre à ce moment précis. En voyant sa femme réviser ses courbes avec tant d'application et réciter une leçon apprise depuis si longtemps, il sait que la note sera forcément maximale. Il se déshabille en souriant. Simone le regarde, arrête ses caresses et lui dit :

- Puis-je savoir ce que tu fais ?

- Bah... je viens...

- Ah non, désolée cher Monsieur mais je m'occupe de moi toute seule...

- Mais enfin Simone...

- En fait, telle que tu me vois, je couche avec ton meilleur ami là, et contrairement à toi, je trouve que je le fais très très bien ce meilleur ami... On sent ton influence d'ailleurs, ta science du dénouement a offert un frisson unique à la fin de mon histoire d'eau... J'avais quelques nœuds dans le ventre et là, en me mettant dans la peau de ton confident, j'ai su les défaire, un par un, et maintenant, je suis apaisée, détendue comme jamais... Merci mon chéri... T'es vraiment un super pote... Tu vas me chercher une bière ?


Franck Pelé - novembre 2011

Hier encore



- Excusez-moi Mademoiselle, la viande de votre hamburger là, elle vient d'un élevage certifié ?

- D'un élevage certifié ? Je ne sais pas Madame, c'est du bœuf quoi... Du bon bœuf de nos campagnes !

- Et dans le plastique de vos flacons de mayonnaise et de ketchup, il n'y a pas de bisphénol des fois ?

- Il n'y a pas quoi ?

- D'ailleurs, vous distribuez toujours les mêmes flacons à tous les clients... sans jamais les nettoyer ?

- Pardonnez-moi mais vous venez manger ou faire une enquête ?

- Et le coca, c'est du coca light ?

- Light ?

- Oui, du coca avec moins de sucre, parce que c'est meilleur pour la santé, mais avec plus d'un autre produit qui est lui très mauvais pour la santé.

- Mais ça sert à quoi de mettre moins de sucre si c'est pour ajouter quelque chose qui n'est pas bon pour la santé ?

- Ah... ça... c'est la loi du marché ma petite...

- Mais vous venez d'où exactement ?

- Du futur ma chère, du futur...

- Ah... Et on va tous être comme vous dans le futur ?

- Pire ! Vous savez, la moindre chose que vous allez manger ou boire va être analysée, et on va trouver une bonne raison de vous dire que tout ce que vous faites, enfin ce qu'on nous a dit de faire depuis des années, est une catastrophe pour la santé des gens. Et puis on va vous donner des conseils pour mieux vivre. Qui s'avèreront alarmantes dix ans plus tard.

- Mais pourquoi est-ce qu'ils veulent tout rendre parfait ?

- Pour qu'on vive longtemps.

- Et vous êtes heureux ?

- ........

- Madame... On sera heureux à votre époque ?

- Disons que... On vivra plus longtemps qu'avant... avec plus de connaissances sur les choses...

- ...je vois... on aura trouvé plein de réponses à des questions qu'on ne se posait pas...

- Exactement. Et on rajoutera des questions à celles qui nous séparent du bonheur...

- Mais alors ce sera dangereux de vivre dans le futur ?

- Je ne veux pas vous faire peur.

- Dites-moi.

- C'est difficile pour moi de vous mettre des volets sur la jolie fenêtre que vous semblez avoir sur le monde !

- Mais je ne vivrai que dans le présent moi Madame, allez dites-moi !

- Ah bon ? Et demain alors, vous n'avez rien prévu ?

- Quand on sera demain, il sera temps d'y penser !

- Jolie philosophie...

- Allez !

- Oui, ce sera très dur !!! On vous dira de ralentir parce que vous polluez l'air avec votre voiture, et de toutes façons, vous n'aurez pas besoin de ralentir puisque vous serez bloquée, comme les millions de moutons malheureux qui se rendent à l'abattoir de leurs illusions, et vous passerez des heures à écouter la radio qui vous donnera un état du monde à rendre athée le plus fidèle des croyants, on vous donnera des leçons en tout genre, vous n'aurez plus le droit de rouler à 140, vous pourriez tuer quelqu'un, vous n'aurez plus le droit de bien gagner votre vie, vous pourriez déstabiliser l'équilibre budgétaire de votre société, vous ne saurez plus pour qui voter puisque l'homme politique ne comprendra plus lui-même les choses de la politique et sera plus occupé à choisir la robe de sa femme, voire à enlever celle d'une autre, pour nourrir la presse à scandales, vous devrez vous déshabiller aux portiques des aéroports pour pouvoir prendre l'avion, mettre des oreillettes pour téléphoner avec votre téléphone portable sous peine de griller doucement votre cervelet, vous ne pourrez plus boire un verre au stade ni fumer dans un restaurant, vous changerez votre monnaie pour pouvoir acheter moins de choses, mais plus cher, tout augmentera sauf votre salaire, on s'ennuiera dans sa famille, et on s'ennuiera en voyage, on saura plus profiter de commentaires d'inconnus sur nos photos de vacances que de nos vacances elles-mêmes avec un mari qu'on aura épousé parce qu'il ressemblait à cet acteur qu'on adore, et on aura remplacé le film du dimanche soir par des séries et de la pub !

- Attendez ! C'est bon... ça va... je ne veux pas savoir...

- Mais si ! Je suis lancée, je finis ! Votre pays sera moins puissant que la Chine et...

- Les États-Unis d'Amérique ? Moins puissants ? Mais enfin, nous sommes les plus forts, vous plaisantez ?

- Vous étiez ! Parce qu'on vous enverra des avions dans vos buildings et des présidents à chapeau de cow-boy qui adorent tellement jouer à la guerre qu'ils dépenseront tout l'argent du pays pour avancer leurs pions sur des cartes sanglantes qui ne tâchent pas ceux qui jouent avec !

- Mais... et la télé ? La télé ne dénoncera pas toutes ses choses ? Les gens ne diront rien ?

- La télé ? Mais c'est elle qui aura appris aux uns à reproduire les pires horreurs des autres ! Vous voulez que je vous dise le sommaire du journal télévisé d'hier soir ? On a retrouvé le corps d'une jeune fille martyrisé, je vous passe les détails, par un élève de 17 ans qui avait déjà fait de la prison quelques mois plus tôt ! Ça n'arrête pas, quelqu'un disparaît, et à chaque fois, on découvre l'horreur. Et plus on en parle, plus ça arrive ! En ce moment, c'est une fois par mois ! Dès qu'une femme va courir en forêt ou une petite fille traverse la rue pour aller chez un voisin, aucune ne revient !

- Alors pourquoi on en parle ?

- Parce qu'il faut prévenir que voulez-vous ! Il faut mettre en garde ! Donner des leçons ! Le bonheur est tellement à ce prix... Je continue. vous aurez aussi un petit bilan sur la crise économique qui secoue les puissances économiques occidentales, les marchés financiers seront plus forts que les états, le chômage jamais aussi élevé, on vous dira que la canicule sera toujours plus forte l'été, et les inondations toujours plus fortes l'hiver, parce que trop de gaz à effet de serre dans l'atmosphère, il ne faudra plus boire l'eau du robinet, les légumes seront bourrés de pesticides et auront un goût aseptisé, on vous dira que le vainqueur du Tour de France est dopé, que fumer peut tuer, que les généraux et les extrémistes ont profité des révolutions arabes pour asphyxier encore un peu plus la démocratie, on vous dira qu'on n'aura plus jamais de Lino Ventura et de Romy Schneider, que vos enfants pourraient se faire racketter à 12 ans et que la grippe pourrait tuer la moitié du pays selon des études très poussées. On vous dira aussi que

- Stop !!! Arrêtez !!! Arrêtez... Je vous en supplie...

- Pardonnez-moi.

- C'est fou... Moi, je suis bien dans mon époque... Je suis heureuse de manger sans me poser de questions, de courir dans les champs en disant bonjour à ma voisine, de boire du lait et de manger de la viande sans me demander si la vache est folle, je suis heureuse d'embrasser mon amoureux sans penser qu'il pourrait me contaminer, ou même me tuer ! Vous entendez ? Je suis heureuse de voir l'herbe toujours plus verte, de laisser ma fille jouer dans la rue ! J'adore boire du coca ! Je fume pendant que je vous prépare votre hamburger, et je n'ai jamais vu un client arrêter de me sourire pour ça ! Et ma planète est belle, avec des saisons splendides ! Qu'est-ce que ça veut dire vos salades ? Que ce sont mes enfants qui vont faire ce que vous décrivez ? Et mes petits-enfants ? Alors quoi ? On n'en fait plus ? On attend tranquillement que nos rêves gorgés d'illusions sèchent et craquellent sous un soleil trompeur ?

- Non... au contraire... Faites des enfants, et transmettez-leur tout votre amour... toujours... Parce que si la société est malade, seuls les enfants pourront la soigner... Ils sauveront le monde avec de l'amour ! De l'amour !

- Mouais... Si on les laisse vivre sereinement... Votre bisphénol là, y'en aurait pas dans les tétines des biberons des fois ? Au point où on en est...

- Oubliez tout ça... La vie est belle aujourd'hui... Combien je vous dois ?

- Un dollar cinquante pour le plateau, et cinq dollars pour le carburant.

- Oh oui elle est belle... Bonne journée mon petit... Profitez de tout. Et ne vous inquiétez pas. Les couleurs resteront belles, les émotions fortes, et les parfums inoubliables, même dans un avenir incertain.

- Vous repartez quand ?

- Demain matin.

- Vous voulez venir avec nous au Drive-In ce soir ? Ils jouent "Autant en emporte le vent".

- Avec grand plaisir. Oui... J'adorerais ça...


Le lendemain matin, Simone croise Raoul sur le chemin de la salle de bains :

- Tu es rentrée ? Alors, tu as fait bon voyage ?

- Excellent...

- Tu as l'air perplexe... Tu as été déçue, c'est ça ? Je te l'avais dit, la nostalgie est un sentiment menteur, le "c'était mieux avant", ça ne veut rien dire ! Ce soir, on se fait une soirée écran plat HD ? Histoire de remettre les choses à leur place et de te faire oublier la télé noir et blanc ! Le bonheur, c'est aujourd'hui ma chérie ! Au fait, j'ai pris 100 euros sur le compte commun, j'ai fait le plein d'essence pour aller chez ta mère.

Simone souffle et marmonne :

- Mmmmm... le bonheur d'hier, c'était pas mal non plus...

- Qu'est-ce que tu dis ?

- Rien !
 
 
Franck Pelé - novembre 2011

Raoul voit clair dans le jeu de Simone


- Chéri, tu m'emmènes au restaurant ?

- Au restaurant ? Tu ne veux pas rester à la maison tranquille ? Attends, je finis un chapitre de mon roman et je te fais un somptueux dîner.

- Raoul, tu vois où je suis assise là ? Exactement à ma place. Entre ta machine à écrire, la porte de ton monde, dont je fais partie certes, et le téléphone, seul contact avec le monde extérieur, dont je fais AUSSI partie. Alors j'aimerais beaucoup sortir de tes pages et m'aérer la tête dans le monde réel UNE fois cette semaine. Et voir tes yeux me désirer dans la lumière d'une chandelle et pas dans la flamme de ta plume... Emmène-moi chez Maxim's...

- Chez Maxim's ? Mais c'est hors de prix !!!

Simone compose le numéro de Chez Maxim's :

- Bonsoir Madame, je souhaite réserver une table pour deux personnes s'il vous plaît...

Raoul, chuchotant, énervé :

- Raccroche !

Simone décroise alors ses jambes et repousse le fil du téléphone en dehors du champ de vision de Raoul avec une ouverture lente mais franche de sa cuisse droite. Puis elle lui lance, dans un sourire à rallumer la nuit des temps :

- Excusez-moi, je demande à mon mari... Chéri, 21 heures ?

Raoul, déglutit, encore hypnotisé par la magie de ce qu'il venait de voir :

- Heu... Oui...

- Parfait pour 21 heures, merci Madame, à tout à l'heure. Au revoir...

Elle se lève dans un élan soudain, prend son sac à main au vol, s'arrête net devant son homme, et lui dit, nez à nez :

- Tu vois Raoul, quand je te dis que je suis une femme moderne... C'est la première fois que je te parle avec un téléphone sans fil, et tu ne m'as jamais entendue aussi clairement...


Franck Pelé - novembre 2011

Le cadeau de Raoul


- Que tu es belle mon amour...

- Pourquoi t'arrêtes-tu maintenant ?

- Pour contempler ce moment délicieux, cette frontière sublime...

- Quelle frontière ?

- Celle entre deux mondes, le suggéré et le dévoilé. Si je remonte ta bretelle, c'est comme si je faisais demi-tour après avoir découvert le Nouveau Monde, si je la baisse complètement, je bascule déjà dans ce monde, je tue le désir, je suis déjà dans la possession, j'ai mis fin à mon plus grand bonheur, te découvrir. Mais si je la laisse comme elle est à l'instant, je cultive un plaisir inouï, je suspends la seconde qui précède la plus belle conquête de ma vie, une seconde éternelle... Tu es comme un cadeau que je ne veux pas ouvrir. Je trouverais que le temps passe trop vite... Tu te souviens quand nous étions enfants ? Nous ne pouvions attendre, on déballait tout, sans profiter, et puis on jouait, on se lassait, et on regrettait ce moment magique de l'attente...

- D'accord mais là, on n'est plus enfants, et le moment magique de l'attente ça va deux minutes ! Maintenant j'aimerais passer au moment magique d'après, alors tu vas ouvrir ton cadeau et tu vas jouer avec, sinon c'est moi qui vais me lasser !

- Tu ne veux pas nager un peu dans les eaux de la poésie romantique ?

- Raoul... Découvre-moi, bascule dans mon monde, possède-moi, je veux être ta plus belle conquête...

- Aaaaah... tu vois quand tu veux... Je cherche le lagon au trésor...

- Vous le trouverez dans la vallée, mais il vous faudra d'abord passer quelques sommets...

- C'est de la haute altitude...

- Vous verrez, une fois en haut, vous aurez l'impression d'avoir le souffle coupé... mais un peu plus tard, lorsque vous descendrez et trouverez mon trésor, c'est moi qui manquerai d'air...


Franck Pelé - novembre 2011

Les ailes du désir


Ce 17 novembre était une date insupportable pour elle. C'était le jour où Raoul avait cessé d'être. Aujourd'hui, c'est le troisième anniversaire de sa disparition. Montmartre est triste, et le Moulin ne tourne plus. Seul le visage de Simone, plein de lignes gravées par le temps, pouvait témoigner de la quasi centaine de printemps vécus. Si vous pouviez voir l'allure de son cœur, vous seriez surpris par sa jeunesse, aussi fringant que sa mémoire. Dans trois ans, Simone sera centenaire. Elle a fini par s'habituer à ce corps qui n'est plus le sien, seulement la preuve irréfutable que l'amour s'occupe des corps quand il a le temps. Lorsque la terre devient trop aride, il pénètre les cœurs, définitivement, et coule dans les veines comme autant de rivières nées d'une même source. C'est le tarissement de cette source auquel elle était incapable de s'habituer. Raoul ne s'était pas réveillé d'un sommeil qui devait être bien plus court, et depuis cette nuit infinie, tout était devenu obscur dans la vie de sa femme. A quoi bon voir le jour sans le soleil qui le magnifie ? Pourquoi sentir une fleur si elle n'a plus de parfum...

Ils habitaient cet appartement depuis 1889, l'année de leur rencontre et celle de la construction du Moulin. La légende veut que lors de leur premier baiser, leur fougue fut si gourmande que le Moulin en rougit. Le lendemain matin, il avait gardé sa couleur. Et trouvé son nom historique.

C'était le début de la Belle Époque, Paris bruissait de tous les élans artistiques et novateurs qui allaient enchanter le monde et les siècles suivants. On préparait les festivités du centenaire de la Révolution et la présentation de la Tour Eiffel, majestueuse érection métallique qui rendait la Seine brûlante de fierté.

Montmartre, en ce temps-là, n'accrochait pas encore ses lilas sous ses fenêtres, mais des sourires. Le caractère délicieusement bucolique de ce petit village perché au-dessus de Paris en faisait un endroit exceptionnel. Toulouse-Lautrec se frisait les pinceaux du bonheur d'avoir rencontré le japonisme, un courant oriental qui allait connaître son apogée en cette fin du XIXème, les gens sortaient d'une grande dépression économique et les années de paix, qui n'avaient jamais été aussi longues, avaient favorisé le progrès, et surtout, le sens de la fête.

Pendant que Proust trempait ses madeleines dans un thé près du Sacré-cœur, un sacré corps ondulait sur les pavés au bras de Raoul. Simone avait une jupe très courte, elle partait pour une audition au Moulin Rouge. Le déjà célèbre cabaret travaillait sur une nouvelle revue affriolante : le French Cancan. Elle sera prise, et deviendra une des danseuses les plus connues de Paris sous le pseudonyme de Nini pattes en l'air, avec ses amies Jane Avril, la Goulue, La Môme Fromage et Grille d’égout. On viendra du monde entier pour voir Paris lever ses jambes.

Puis ils connaîtront les magnifiques années d'après-guerre, les cabarets toujours plus fous, Le Chat Noir, Le Lapin Agile, les hommes déguisés en femme, dès que Simone et Raoul entraient quelque part, c'était l'effervescence, la fête, on leur donnait la meilleure table, on leur offrait le meilleur champagne, Raoul se mettait au piano, et Simone dansait sur le bar, les gens riaient, chantaient, ils étaient tellement heureux. Ils fêtaient le bonheur contagieux de ce couple extraordinaire. Montmartre était artiste, Montmartre était bohème. Comme un village de gaulois résistants au capitalisme naissant de la grande ville qu'ils voyaient changer de leur balcon.

Plus tard, beaucoup plus tard, au siècle suivant, le XXIème, la rue Lepic avait perdu la plupart de ses moulins, ne subsistait, en bas, que le grand rouge dont les ailes ne tournaient plus, comme pour dire aux touristes qu'ils s'étaient trompés d'adresse, ou d'époque. Les peintres de la place du Tertre étaient comme des macs qui profitent de leur butte, les magasins de souvenirs avaient remplacé ces cabarets qui en avaient tellement offert, mais l'esprit était toujours là. Les vignes poussaient encore malgré une ivresse moins joyeuse et les bars jouaient toujours du jazz.

En pensant à ces jours heureux, Simone souriait. Puis très vite, elle se disait qu'une belle histoire ne devrait jamais avoir de fin. Raoul était parti, avec tous ses souvenirs. Et c'était le plus dur à accepter pour elle. Comment peut-on passer une vie à apprendre tant de choses, à aimer aussi joliment, à se connaître tellement soi-même, à découvrir les autres avec envie, à lire les plus grands auteurs, à être témoin de magnifiques naissances, comment une vie riche de tant de leçons peut-elle s'évaporer et ne laisser derrière soi que ceux qui ont su la qualité d'un être ? Jusqu'à ce qu'ils disparaissent eux aussi. Alors, qui pourra raconter les amours extraordinaires d'un couple magnifique ?

Les mots. Il faut écrire ses amours, ses larmes, ses joies, sa vie. Un jour, quelqu'un les lira. Et les fera revivre.


Franck Pelé - novembre 2011

Votez Simone !


- Mais Simone, qu'est-ce que tu fais ?

- Tu n'as pas envie de faire l'amour au bureau ? J'en rêve depuis que je travaille avec toi...

- Mais si quelqu'un arrive ?

- Ils sont tous en salle de réunion pour le vote du conseil de surveillance...

- Oui mais moi aussi je dois aller voter !

- Je sais Raoul... Je sens ton bulletin qui commence à prendre forme... Tu ne voudrais pas voter pour moi plutôt ?

- Simone enfin...

- Mets ton bulletin dans mon urne... Mon programme est sans égal... Et puis avec moi au moins, tu ne seras pas déçu, mes promesses seront tenues. Sois mon peuple, je serai ton gouvernement...

Simone commence à déboutonner doucement Raoul :

- Qu'est-ce que tu fais ?

- Je vais commencer par prendre des mesures... radicales... Puis je vais inviter le peuple à entrer au gouvernement pour instaurer une confiance nouvelle, je vais même le laisser creuser mon déficit... et quand il touchera le fond, je pousserai un triple aaaah à faire pâlir d'envie toutes les agences de notation...

C'en est trop pour Raoul, n'en pouvant plus, il saute sur Simone, et au bout de quelques minutes d'intenses tractations, après un long râle de plaisir, il s'affale sur sa belle en expirant un :

- ... a voté...

- Déjà ??? Tu aurais pu prendre le temps de réfléchir ! C'est ça le problème avec le peuple, dès qu'on lui donne un peu de pouvoir, il s'en sert n'importe comment !


Franck Pelé - Novembre 2011

Simone a le titre sur le bout de la langue


- Qu'est-ce que tu fais Simone ?

- Je prends goût à la musique vintage...

Rendez-vous en terre inconnue (3ème et dernière partie)



Alors qu'ils attaquaient leur quatrième heure d'ascension à pied pour arriver au village des Lolos noirs, perché tout en haut des magnifiques montagnes nord-vietnamiennes, Simone pestait, entre deux pauses consacrées à la difficile reprise de son souffle :

- Tu me rappelleras de ne plus jamais partir en vacances avec toi Raoul ?

- Profite un peu... C'est un cadeau exceptionnel... Tu n'auras plus jamais un cadeau pareil...

- J'espère bien ! Tu parles d'un cadeau ! La prochaine fois, c'est avion - taxi - lieu de vacances ou je reste à la maison !

- On arrive... Regarde, ils nous attendent...

- Je vais te prendre un bain moi... Et demain, tu expliqueras à tes nouveaux amis que personne ne vienne me réveiller avant midi... J'ai fait autant d'efforts que si j'avais fait une année de shopping en une seule journée...

- L'endroit est préservé de tout... Ça valait tous ces efforts non ?

- Mais ça sert à quoi d'habiter si haut franchement ? En plus c'est con, ils sont plus près du soleil et c'est dangereux pour la peau. Et aussi pour les yeux ! Après ils ont les yeux bridés et ils s'étonnent...

- Arrête de te plaindre un peu... Dis-leur bonjour avec la main, et souris, on croirait que tu vas mourir là.

- Je ne suis pas loin figure-toi ! Je viens de me taper l'Himalaya en tongs et je suis à 279 pulsations minute donc oui, c'est possible que je finisse ici, bouffée par les vers d'Orient !

Les présentations furent chaleureuses, les sourires généreux faisaient presque oublier les efforts consentis pour découvrir ce peuple dont les valeurs de cohésion et de travail représentaient une extraordinaire leçon de vie. Mais quand le chef annonça le programme du lendemain, avec lever à 4 heures pour travailler dans les champs, Simone tiqua :

- Heu... attends chef... Quand tu dis 4 heures, tu parles du goûter là...

- Ah non non, il faut se lever à 4 heures pour être à 5 heures dans les rizières, on travaille toute la journée et on rentre à 7 heures du soir. Mais l'après-midi, seules les femmes travaillent, nous les hommes, nous nous occupons des enfants. Et toute la journée suivante c'est pareil.

- Bien sûr... Bien sûr... Et les salaires suivent ?

- On partage tout pour la communauté.

- Évidemment... Vous les avez bien élevées vos femmes dites donc ! Bravo grand chef Lolo ! Et si y'a embrouille au village, une voiture qui démarre pas ou la plomberie à changer, c'est toujours les femmes qui s'en occupent pendant que vous jouez à Pandi Panda avec les petits ?

- Nous n'avons pas de voiture, pas de plomberie, tout est en bois, nous faisons tout à la main, venez, je vais vous montrer où vous allez dormir.

- Vous pouvez me montrer les toilettes avant s'il vous plaît, j'ai une envie pas possible...

- Vous voyez le haut-plateau là-bas, sous la lune ? Vous verrez, il y a une fosse près des bœufs, vous pourrez vous soulager sans problème...

- Raoul !!! Laisse-moi résumer... Donc, tu m'emmènes en vacances dans une tribu où on dort par terre au-dessus des cochons, où les femmes bossent comme des esclaves pendant que les hommes se la coulent douce, où il faut prendre un vaisseau pour se vider la vessie et où on va manger du riz pendant quinze jours ? C'est ça ?

- Arrête de voir les choses comme ça, tu t'en souviendras toute ta vie de cette expérience...

- Oui. Toi aussi je pense... Tiens, y'a la grand-mère qui veut te parler. Pourquoi elle a les dents aussi noires ? Elle est au courant que c'est pas joli ou personne ne lui dit rien ?

- Arrête Simone ! C'est une femme adorable, elle est de l'ancienne génération, depuis toute jeune, elle mastique des feuilles locales qui rendent les dents noires. Elle le sait mais elle ne peut pas s'en empêcher...

La grand-mère s'adresse à Raoul :

- Ma fille aimerait vous épouser.

- Madame, je suis très honoré mais je suis déjà marié...

- Ce n'est pas grave, vous viendrez quand vous voulez...

Simone à la grand-mère :

- Oh dis donc Ultra Brite, t'as pas l'impression d'imposer tes coutumes là ? Il est marié Raoul, à une femme formidable ! Et bien dites-moi, vous êtes chaudasses dans la région, vous n'astiquez pas que des feuilles locales hein !

- Simone, arrête un peu s'il te plaît ! Pour elle, c'est une preuve d'amour et de confiance. Elle réagit comme une mère. Tout au fond d'elle, ce n'est que plaisir et générosité. Une mère aimante. Une femme idéale, un cœur pur.

- Bah vas-y ! Allez, va au fond des choses, j'ai compris ton petit jeu ! "Rendez-vous en mère inconnue"... allez hop ! Enchaîne Raoul ! Et moi qui croyais que tu allais m'offrir du rêve... C'est même pas du tourisme culturel, c'est du tourisme sexuel !

- Mais t'es complètement dingue ma chérie...

- Voilà, je suis dingue ! Je refuse une expérience où Koh Lanta à côté c'est le Four Seasons Bora Bora, j'en suis consciente, mais je vous quitte !

- Qu'est-ce que tu racontes ?

- Je me barre !

- Mais tu vas où ?

- A Stockholm !

- Simone reviens tout de suite !

- Et fais attention aux jeux de la grand-mère ! A mon avis, le noir, ça part pas !