mardi 26 novembre 2019

L'ivresse de la chute



En bas de l'escalier, un homme regarde dans le vide, assis sur la première marche, sa tête posée sur ses mains, ses coudes sur ses cuisses, il n'a pas entendu cette femme arriver.

- Monsieur ? Tout va bien ?

- (silence)

- Monsieur ? (Elle lui pose la main sur l'épaule)

- Oui pardon ! Pardon je... j'étais ailleurs... Vous me disiez ?

- Je vous demandais si tout allait bien.

- Je ne sais pas... Je croyais que tout allait mieux mais après l'ivresse de la descente, la chute semble difficile... C'est.. c'est ma décision. Je l'assume.

- Quelle descente ? Quelle décision ?

- La décision de redescendre toute une vie à cheval sur la rampe... là je lève les yeux et je mesure le nombre de marches patiemment construites qui ont défilé... et je me dis que je n'aurai jamais la force d'en reconstruire un aussi long... J'aurais peut-être dû rester là-haut et faire semblant d'aimer, d'avoir du désir pour une femme devenue une autre à force d'être le buvard de toutes les influences les plus toxiques...

- Vous venez de quitter votre femme ?

- Oui. J'ai choisi l'honnêteté de lui dire que je ne l'aimais plus, que nos chemins ne se ressemblaient plus, il paraît que les hommes trompent et que les femmes ont le courage de quitter, j'ai voulu remonter les statistiques... Le prix à payer est très cher Madame. Je n'ai plus de mère, elle a choisi de défendre la pauvre petite victime parce qu'elle revit son divorce à travers le mien, je pensais qu'une mère devait être un soutien inconditionnel...

- Elle devrait oui. Envers et contre tout.

- Elle fait pourtant tout à l'envers et contre moi. Et ma femme a osé mentir, elle a voulu me faire passer pour quelqu'un de violent, vous imaginez ? Avec ce qu'on entend partout à ce sujet ? C'est abject...

- Ne restez pas comme ça... Et puis vous allez attraper la mort ici dans ce froid, allez prenez ma main.

- La mort... Et si on l'attrapait parce qu'on descend trop vite tout ce qu'on a monté ?

- Ne dites pas de bêtises... J'ai quitté un homme il y a six mois, j'étais avec lui depuis douze ans. Pendant douze ans j'étais sûre que c'était lui. Et je pense vraiment que pendant ces douze ans, c'était lui. Mais je suis une autre aujourd'hui, et lui est resté celui qui aurait dû changer. Je suis seule, je ne sais rien de l'avenir, j'ai un appartement trois fois plus petit que le précédent, je ne sais pas comment je vais payer mon loyer, mes parents ne me parlent plus, ils l'adoraient le gendre idéal... Moi aussi j'ai connu l'ivresse de la chute, on peut attraper froid oui, grelotter de peur devant le vide, mais croyez-moi, c'est la vie qu'on attrape, pas la mort.

- Mais regardez le nombre de marches, ces marches ciselées une par une, le temps qu'il a fallu pour que l'œuvre soit belle ! Ici, tomber à genoux pour demander sa main, ici l'annonce d'un enfant à venir, là le ventre rond, la poussette, les biberons, là un travail qui va avec la situation, là un voyage, et les vacances, chaque marche est une année de souvenirs, un projet réalisé, rêvé, et on redescend tout sans se retourner... Et puis on se retourne. Et on se dit qu'on aurait peut-être dû continuer de plaire à tout le monde et de...

- ... de s'oublier ? C'est ça ? Vous regrettez d'avoir quitté cette vie qui n'avait pas de place pour vous ? Cette vie où il fallait plaire à tout le monde, votre femme, votre mère et tous les autres ? Et peu importe si le cœur ne battait plus chez vous ? Non Monsieur ! Pardon mais non ! Vous savez ce qu'on va faire ?

- Non...

- Vous allez remonter cet escalier, vous allez le reprendre marche par marche en prenant le temps de repenser à chaque étape, vous aurez de la fierté pour ce que vous avez accompli, vous ne regretterez rien, vous arriverez au sommet gonflé à bloc, ravi du monde que vous avez construit. Puis vous lui direz au revoir, verbalisez cet au revoir, dites distinctement "au revoir", avec le sourire, des larmes si vous voulez, ajoutez "merci" si c'est mieux, enfourchez la rampe et descendez avec la certitude d'aller vers votre route, vers votre liberté d'être !

- Mais... qui êtes-vous Madame ?  Vous vivez ici ?

- Je vais revivre ici. Je m'appelle Simone.

- Enchanté Simone, Raoul... Vous allez revivre ici ? Parce que vous avez déjà vécu ici ?

- Non. Mais je sais maintenant pourquoi je suis là. Je suis rentrée par hasard par cette cour et je vous ai vu la tête dans les mains. En vous disant ma dernière phrase à l'instant, j'ai senti que chaque mot était évident, comme lorsqu'on sait... vous allez remonter votre temps, votre vie d'avant, et vous allez redescendre, si vite que vous effacerez tous les vents mauvais...

- Mais pour aller où ? Je l'ai fait une fois et le vertige est terrible passée l'ivresse !

- Cette fois je serai en bas. Pour vous attendre. Et je vous promets d'autres vertiges, des ivresses aux sourires indélébiles, remontez Raoul, je vous attends. Vous n'imaginez pas comme votre chute sera douce. Je suis ici. Et avec vous, je vais revivre. C'est précisément ici que je vais revivre...


Franck Pelé - Novembre 2019 - Textes déposés

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