- Qu’est-ce que vous faites là vous deux, tout le monde vous
cherche depuis une heure !
- Simone veut me quitter…
- Pas du tout. C’est toi qui interprètes ça à ta sauce comme
d’habitude…
- Tu ne m’as pas dit que si tu me quittais je serais plus
heureux ?
- Bon, bah je vous laisse, quand vous aurez fini, on vous
attend en bas.
- Ah oui, ça je te l’ai dit. Enfin pas tout à fait non, je t’ai
raconté ce qu’une amie de Paulette avait dit à Paulette à propos de son mariage
et j’ai trouvé ça très intelligent. J’ai hésité à te le dire parce que je
savais que, comme d’habitude, ton orgueil battrait ton intelligence à plate
couture mais je n’ai pas pu m’empêcher d’être optimiste. Et je te l’ai dit… Et
j’ai été TRES optimiste !
- Comment veux-tu que j’interprète le fait que ma femme me
dise que je serais plus heureux si elle me quittait ?
- Comme une preuve d’amour.
- Donc si tu me quittais tu me donnerais une preuve d’amour ?
- Oui.
- Et c’est impossible d’imaginer un bonheur simple comme une
femme qui me donnerait une preuve d’amour en m’aimant tous les jours ? En
vivant chacun de ces jours ensemble ?
- Ah si tu peux l’imaginer si… je parlais juste de quelque
chose d’un petit peu plus profond que ton nombril.
- Plus profond que mon nombril ? Mais tu ne vas quand
même pas me dire que je suis égoïste parce que j’ai envie que la femme de ma vie
me prouve qu’elle m’aime en restant plutôt qu’en partant ?
- Non, mais je trouve insupportable l’idée que je puisse
avoir l’honnêteté de penser que je pourrais être égoïste en restant et que
cette honnêteté me soit reprochée et mal interprétée ! Il vaut mieux
mentir et dire ce que l’autre veut entendre pour que l’amour soit sauf !
Sauf que l’amour dans ces cas-là, excuse-moi mais c’est une espèce de petit feu
gentillet qu’on regarde en tricotant ou en lisant son journal !
- … de petit feu gentillet ?
- Oui, ça crépite de temps en temps, ça fait joli, ça réchauffe
quand il fait froid, on pourrait même y allumer un cierge sans se brûler
tellement sa danse est monotone. Et si tu ne remets pas de bûche, tu passes ta
vie à souffler doucement sur les braises pour entretenir quelques flammes…
- Parce que je mets pas de bûche moi peut-être ?
- Mais là n’est pas le problème Raoul… Le problème n’est pas
de mettre du bois ou d’avoir envie d’en mettre, le problème est dans ce que dit
le feu.
- Je ne comprends pas.
- Excuse-moi mais notre feu n’a pas tout à fait l’énergie d’un
feu d’artifice depuis quelques mois, tu ne crois pas ?
- Mais tous les couples du monde vivent ces moments de calme
et ce n’est pas pour ça qu’ils explosent ! Un couple n’explose pas parce
que la bûche n’a pas fait assez d’étincelles dans le foyer !
- Et ben moi j’aimerais bien que la bûche fasse des
étincelles dans le mien !
- Mais c’est toi qui es toujours fatiguée !
- Pas toujours non, tu as aussi une petite collection d’excuses,
mais c’est vrai que je suis souvent fatiguée en ce moment. Surtout quand tu
veux allumer ce feu que je connais trop. Ce feu qui ne nous ressemble plus.
- Mais je devrais faire quoi ???
- Mais rien, justement ! Pourquoi toujours vouloir être
coupable ? Ou victime ? Je sens bien que mon regard sur toi s’est
usé, et pourtant je t’aime comme au premier jour ! Et quand je vois toutes
ces femmes qui te regardent avec une flamme immense dans les yeux, je me dis
que je n’ai pas le droit de te laisser te dessécher par ma faute, tu comprends ?
Tu vas te dessécher avec moi, et moi je t’aime, et je n’ai pas le droit de t’enlever
la possibilité d’être heureux comme tu le mérites avec une femme qui te
rallumera la flamme comme je l’ai moi-même allumée. C’est mal de penser une
chose pareille ? C’est mal d’oser la vérité ?
- Et tu crois que mon regard sur toi ne s’est jamais usé ?
Tu crois que je n’ai jamais vu d’allumettes qui ne demandaient qu’à craquer ?
Moi aussi je pourrais me dire que si je partais tu serais plus heureuse !
Surtout toi ! Avec cette saleté d’indépendance qui met tout le monde à distance
quand ça te chante !
- Et pourquoi tu ne le fais pas ?
- Mais parce que je t’aime !
- Mais moi aussi je t’aime !
- Mais pas assez pour affronter le froid quand le feu est
mort !
- Mais t’es insupportable je te dis que je t’aime, tu m’exaspères
à la fin !
- Non c’est moi qui t’aime ! C’est toi qui es
insupportable ! Je te déteste de ne pas faire l’effort de m’aimer comme tu
avais promis de le faire !
- C’est moi qui te déteste de penser qu’on doit aimer juste
pour tenir une promesse ! Y’a pas de garantie, pas de service après-vente
dans l’amour ! Pourquoi ne pas accepter que les choses puissent avoir une belle
fin sans demander la pendaison de la personne responsable des beaux débuts ?
Pourquoi quand les choses ne vont plus comme l’un veut c’est l’autre qui doit
forcément payer ? Pourquoi quand on ose un choix de vie faut-il se taper
un tribunal des vannes lancées et des idées reçues ?
- Vas-y.
- Quoi vas-y ?
- Tu es libre de tes choix. Tu as raison. Je t’aime, plus
que tout au monde, et je n’ai aucune raison de t’empêcher de faire ce que tu
veux. J’ai le droit d’être triste, anéanti, seul, perdu, bouleversé, mais je n’ai
pas le droit de te forcer à regarder notre petit feu gentillet… Je te laisse y
aller.
- Raoul… Mon amour… Je n’ai jamais dit que je voulais
partir, j’ai dit que si je partais, tu serais peut-être plus heureux.
- Tu n’as pas dit peut-être.
- Mais peu importe, j’ai dit « si je partais… » c’était
du conditionnel, je n’ai jamais décidé une chose pareille.
- Simone, ne tourne pas autour du pot, si j’étais ton feu
sacré tu n’aurais jamais été tentée par le moindre conditionnel. Mais là, avec
tes si, tu m’as mis en bouteille. J’espère maintenant que quelqu’un trouvera le
message quand je serai arrivé à bon port. Si j’y arrive…
- Raoul…
- Quel était le fin mot de l’histoire de l’amie de Paulette ?
- Paulette s’est posé la question de quitter Pierre, et elle
a appelé cette amie pour lui demander conseil.
- Et ?
- … et bien elle lui a dit qu’elle avait trouvé les « pourquoi »
et qu’elle devait maintenant réfléchir sur les « comment »
- et donc toi tu as réfléchi sur les « pourquoi tu devais
me quitter » et tu en es arrivée à penser qu’il fallait réfléchir sur les « comment
tu devais me quitter »…
- C’est un peu réducteur…
- Simone, tu vas sortir d’ici, te promener dans la rue,
prendre l’air, le large, le temps, tu vas sonder les regards, scruter les
horizons, semer au vent, gonfler les voiles, tu vas chercher du bois, abattre
une forêt, mettre le feu au monde, et quand tu reviendras, dans trois heures,
je serai là, je n’aurai pas bougé. Et tu me diras ton choix. Je le respecterai.
Simone partit sans un mot, comprenant que le seul choix qui
ne lui était pas permis était celui de faire autrement. Quand elle revint trois
heures plus tard, il était difficile de déterminer ce qui avait le plus marqué
son visage, les traits profonds de sourires sereins ou les larmes à peine
sèches qui faisaient briller ses joues. Elle trouva Raoul à la même place, le
regard grave, presque résigné mais avec cette lueur d’espoir qui le rendait si
différent.
- Je t’écoute…
- J’ai réfléchi.
- Sur quoi ?
- Sur les pourquoi et les comment.
- Et ?
- Et après chaque regard que j’ai croisé, je me suis demandé
pourquoi je l’aimerais…
- Et ?
- Et j’ai compris comment je t’aimais.
- Et ?
- Et je suis revenue.
Franck Pelé – février 2014 – textes déposés SACD
Fin, jouissif, truculent et spirituel... tout ça pourrait être une ébauche de texte théâtral. On entend les personnages, on sourit et on veut que ça continue.
RépondreSupprimerAlors? Ca continue?...
Jean-Marie Juan