jeudi 7 novembre 2013

Paradis pour tous




Simone et Raoul ont connu la fin la plus heureuse qui soit. A plus de quatre-vingts ans, les cœurs ont cédé au plus fort d’un dernier baiser. Après l’extinction des feux et le long tunnel d’usage, ils se réveillent ensemble devant un grand pont suspendu.

- On est où là ?

- Bah je crois qu’on y est ma chérie…

- C’est-à-dire ?

- On est après la mort…

- Oui d’accord, je me doute bien qu’on n’a pas fait tout ce trajet en trois secondes mais on est où exactement ?

Un des hommes marchant sur la structure haute du pont leur crie alors :

- Vous êtes à la porte du Paradis !

- On a réussi Simone ! Au Paradis ensemble !!! Malgré toutes tes folies, tes cuisses brûlantes et ton langage fleuri !

- Parce que tu te crois à l’abri du blasphème et du jugement dernier Saint-Maclou ?

- Pourquoi tu m’appelles Saint-Maclou ?

-  T’as quand même méchamment tâté de la moquette mon chéri avant de me connaître ! Et je ne veux même pas savoir pendant…

Raoul souffle à un des hommes présents en toute discrétion :

- Excusez-moi Monsieur… Y’a une espèce de bilan qui est consultable a posteriori ou l’intimité reste-t-elle inviolable ?

Simone :

- En attendant on est devant un pont détruit, ce qui n’a rien de paradisiaque, quelqu’un peut nous expliquer la situation ?

- Oui, c’est l’entrée du Paradis mais le pont est impraticable comme vous pouvez le constater.

- Et alors qu’est-ce qu’on fait, on rentre chez nous ? On prévient nos familles ? « Désolé mais le pont du Paradis est défoncé du coup on reste un peu… Vous nous emmenez voir nos tombes ?»

- On n’a pas le budget pour le réparer. Il a été emprunté à maintes reprises comme vous pouvez l’imaginer et il a cédé sous le poids des bonnes âmes…

- Pas le budget pour le réparer ? Mais vous plaisantez ou quoi ?

- Malheureusement non. Il faut que vous preniez en compte la surpopulation des lieux, l’entretien de la pelouse, la sécurité, et une inflation constante conjuguée à une baisse irréversible du pouvoir d’achat.

- Ah parce qu’au Paradis on doit acheter des choses ?

- Rien n’est gratuit Madame.

- Même pas la foi ?

- Si, la mauvaise foi est gratuite, mais elle ne permet pas de s’installer dans notre résidence.

- Votre résidence ? C’est quoi votre Paradis là ? C’est les Hespérides avec abonnement à vie à Paris-Match et Jours de France ? Je suis sûre qu’il y a un héliport pour Drucker ! Dites donc mon ange, j’ai cotisé des années en priant, en croyant, en aimant mon prochain…

- … ah oui, t’as souvent aimé ton prochain, souvent avant même de le connaître…

- Raoul, museau, merci ! Je disais donc que j’ai cotisé pendant des années pour avoir droit à une retraite top niveau à la Mecque de l’éternité…

- Simone c’est un peu déplacé ici…

- Raoul, merde !  … et vous nous dites que le pont est mort et que vous n’avez pas le BUDGET pour le réparer ??? Mais alors c’est quoi votre promesse du coup ? A quoi elle ressemble ? Il se passe quoi à partir de maintenant ? Tous les gentils qui vont arriver vous allez leur dire d’oublier l’existence du Paradis parce que le pont est défoncé et que vous n’avez pas l’argent pour leur offrir la quiétude tant méritée et tant espérée ? Qu’est-ce qu’on fait mon ange ? On saute et on prie pour s’en sortir ? Et ça servirait à quoi ? Au mieux, on reviendrait à notre point de départ !

- Ne vous énervez pas Madame…

- Ah non ! Bien sûr… Je reste calme. Je m’emmerde à croire toute ma vie en quelque chose qui n’était quand même pas gagné gagné pour mon esprit agnostique, j’arrive à convaincre toute réticence intellectuelle en moi, je fais le pari de la foi cher à Pascal, et on m’annonce que j’ai gagné le gros lot mais que le coffre est inaccessible !!! J’exige de parler à un fifre !

- Un fifre ?

- Oui, vous êtes manifestement un sous-fifre, je veux parler à votre supérieur !

- Ils ne sont pas tous disponibles Madame…

- Y’en a combien ?

- Je ne sais pas… dites un fifre au hasard ?

- Dis donc l’angélus à son papus, tu ne serais pas en train de te payer ma tête des fois ?

- Heu… non…

- Tu sais ce que je crois moi ? Je crois que vous faites tout pour barrer l’accès à la terre promise parce que le lobby financier du coin a dû prendre le pouvoir, ils veulent diviser le Paradis en parcelles cotées en Bourse et vous ont demandé de faire sauter le pont pour pouvoir gérer tranquillement leur business…

- Sécurité, on a un problème porte F …

- Alors mon mari et moi, on va passer par la structure, comme vous, histoire de voir ce que vous voulez nous cacher… Raoul, fais-moi la courte échelle…

- Simone, on va attendre un peu c’est pas grave…

- Raoul ! Je te jure que si tu ne me fais pas la courte échelle, je te fais vivre l’enfer pendant la nuit des temps !!!

- Sécurité, Porte F, vite !!! Code rouge !!!




Franck Pelé- novembre 2013 - textes déposés à la SACD

1 commentaire:

  1. Les bonnets rouges ont fait en même temps sauter les portiques des écot-taxes et le pont du Paradis!

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